De la Maison des Morts - Janáček - ONP Bastille - 21 et 24 novembre 2017
De la Maison des Morts
Opéra en 3 actes de Leoš Janáček (1930)
Livret de Leoš Janáček d’après Dostoïevski
Avec
Alexandr Petrovič Gorjančikov : Willard
White
Aljeja : Eric Stoklossa
Filka Morozov : Štefan Margita
Le grand prisonnier : Peter Straka
Le petit prisonnier : VladimÍr Chmelo
Le commandant : JiřÍ Sulženko
Le vieux prisonnier : Graham Clark
Skuratov : Ladislav Elgr
Čekunov : Ján Galla
Le prisonnier ivre : Tomáš Krejčiřík
Le cuisinier, le forgeron : Martin
Bárta
Le pope : Vadim Artamonov
Le jeune prisonnier : Olivier Dumait
Une prostituée : Susannah Haberfeld
Le prisonnier jouant Dom Juan et le
Brahmane : Ales Jeniš
Kedril : Marian Pavlovič
Šapkin : Peter Hoare
Šiškov : Peter Mattei
Čerevin : Andreas Conrad
Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de
Paris
Direction : Esa-Pekka Salonen
Mise en scène : Patrice Chéreau, Peter
McClintock, Vincent Huguet
Collaboration artistique : Thierry
Thieû Niang
Décors : Richard Peduzzi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Chef des Chœurs : José Luis Basso
Séances des 21 et 24 novembre 2017 - Opéra Bastille.
L’opéra du compositeur tchèque Leoš Janáček
est tiré du récit écrit en 1855 par Fiodor Dostoïevski “Souvenirs de la maison
des morts” (Записки из Мёртвого дома). L’écrivain russe y décrivait sans
complaisance et sans fioritures, avec l’art inimitable du conte des auteurs
Russes et la dénonciation féroce et cruelle du système pénitentiaire des bagnes
russes et de l’arbitraire du pouvoir du tsar. Il s’agit d’un récit
autobiographique puisque Dostoïevski avait été condamné à 5 ans de bagne à Omsk
(Sibérie) pour des raisons politiques. A l’instar d’un Oscar Wilde dans son
hallucinante “ballade de la geôle de Reading”, l’écrivain laisse largement
percevoir dans ce récit de scénettes “ordinaires” de la vie quotidienne du
prisonnier, combien il a lui-même souffert des humiliations, des privations,
des punitions, de la promiscuité, de l’impossibilité d’être jamais seul...
Le roman n’a été traduit en français qu’en
1886.
Leoš Janáček en a fait l’un de ses opéras
les plus réussis sur le plan musical sans changer pour l’essentiel, la trame
écrite par l’auteur. On peut même considérer en quelque sorte qu’il a mis en
musique ce superbe texte, le tchèque comporte beaucoup de similitudes avec le
Russe et les sonorités des phrases clé sont absolument les mêmes dans les deux
langues.
Cette illustration musicale touche au génie
tant elle sculpte chaque scène, utilisant tous les instruments pour reproduire
les sentiments, les sons, les bruits, les thèmes mélodieux qui vont revenir
obstinément à chaque séquences, les contrastes et les couleurs qu’un orchestre
peut produire et le dialogue permanent avec les voix, en choeurs, en ensemble,
en soliste.
De l’arrivée du “noble”, Alexandr Petrovič
Gorjančikov, le seul qui a droit à un vrai nom complet et qui protese “je suis
un prisonnier politique” qui sera aussitôt humilié, fouetté, mis à nu, qui se
replie sur lui-même et son malheur, à l’hymne de liberté chanté par l’ensemble
final libérant l’aigle qui a retrouvé ses ailes, l’ensemble de l’opéra se
déroule de manière intensive, sans temps morts, sans respiration, juste comme
une longue descente aux enfers où l’on guette et espére les moments plus doux
et plus humains, comme la présence du doux et tout jeune Aleja ou les
représentations théatrales où les prisonniers rient de bon coeur comme des
enfants.
Il fallait la sensibilité et le talent
incroyable de Patrice Chéreau pour mettre cet opéra en scène, pour en faire une
pièce de théâtre où les acteurs sont dirigés au millimètres renforçant le sens
de chaque scène pour ne rien perdre de la force de l’évocation. Les hautes
parois qui enferment la scène et comportent des panneaux coulissants qui vont
parfois se refermer encore sur les prisonniers pour s’ouvrir de temps en temps
sur un peu d’espoir de liberté, représentent les hautes palissades du récit de
Dostoïevski.
Décor unique, il est terriblement
oppressant et pèse tout au long de l’opéra rapetissant l’immense plateau de la
Bastille.
« Notre maison de force se trouvait à
l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les
fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, – on n’aperçoit qu’un
petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de
la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large ;
on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par
la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes
sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve
au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous
une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte
d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et
profondément enfoncés en terre : voilà l’enceinte extérieure de la maison
de force. D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide
et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne
s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se
trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà
de la palissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un
conte de fées : il n’en était pas de même du nôtre, – tout particulier, car
il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois
spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des
hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire » – Souvenirs
de la Maison des morts, début du récit de Alexandre Pétrovitch Goriantchikof .
Chéreau habille tous les prisonniers dans
des vêtements de récupération, usés, sans tenue, sans couleur, mais l’ensemble
donne une sorte de beau tableau sépia d’un lent ballet des corps qui se fait et
se défait sans cesse. Beaucoup de nus ou demi-nus, de corps qui souffrent, de
coeurs qui se déchirent, de souvenirs racontés avec forces de gestes théâtraux
qui laissent entendre que la vie hors de ces murs était déjà celle d’une
pauvreté morale et physique désespérante.
Et Chéreau sait ménager l’émotion au coin
de chaque scène.
Emotion intense quand le jeune Aljeja (Eric
Stoklossa lui prête sa silhouette juvénile et innocente et sa voix pure) donne
ses lunettes au “noble” Alexandr Petrovič Gorjančikov (Willard White, acteur
fabuleux mais dont la voix souffre un peu par moment hélas) réduit à une loque
humaine marchant à quatre pattes, et lui redonne alors un peu de sa dignité
perdue, émotion encore quand on repère le vieux prisonnier (Graham Clarke
infatigable qui a pris racine à Bastille pour notre plus grand bonheur) qui
serre convulsivement contre lui une forme enroulée dans un gand tapis, qui se
révèle être un aigle blessé. Il le soigne et le garde dans ses bras pendant
tout l’opéra et la scène finale de sa libération donne un final grandiose à
tout l’opéra.
Emotion aussi quand dans une explosion des
centaines de vieux papiers tombent des cintres répandant une fumée qui forme la
brume des champs froids où travaillent les prisonniers qui vont les ramasser
dans de grands sacs.
Emotion quand les prisonniers rient des
outrances de la mise en scène de “l’opéra de Kedril” puis de la pantomime de la
Belle Meunière.
Emotion lors des derniers récits poignants
de prisonniers, celui, halluciné de Šiškov (Peter Mattei fantastique).
Tout l’opéra millimétré par Chéreau est
comme un immense coup de poing qui rend superbement bien compte du long texte
de Dostoievski dénonçant l’univers carcéral, le rôle du châtiment, de la
torture, les hommes avilis rendus au rang de bête, les bourreaux dont il
analyse les motivations et les comportements sans complaisance et jusque dans
les détails.
Mais Patrice Chéreau est connu pour un
directeur d’acteurs omniprésent, qui était là dans les coulisses à veiller à la
bonne exécution du travail qu’il avait si longtemps préparé avec les chanteurs
et les comédiens.
Les protagonistes de l’oeuvre qui n’est
composée (quasiment) que de de voix masculines, ont été judicieusement et soigneusement choisis
par lui, comme à son habitude, tant pour la variété de leurs tessitures, que
pour leurs silhouettes et leur jeu d’acteurs. La marque de Chéreau que l’on
peut retrouver notamment dans son Electra (Aix) ou dans son Lulu (Garnier).
Mais comme le fantastique homme de théâtre,
de cinéma et d’opéra, nous a quitté, qu’allait-il advenir de cette production ?
J’y suis allée une première fois mardi 21
novembre et là, j'avais surtout été impressionnée par le travail de
l'orchestre, la beauté de la musique ainsi dirigée au scalpel par un Salonen
vraiment inspiré, le chant et le jeu de Mattéi (et les choeurs). J'étais alors dans
les hauteurs du deuxième balcon et j’avais eu l'impression vu d'en haut, d'une
certaine incohérence des scènes, d'une faible interaction des personnages entre
eux et de "petites fourmis" s'agitant un peu vainement, bref j’avais
un peu de mal malgré la beauté d’ensemble de l’opéra à retrouver le choc
initial.
Après avoir vu le lendemain le
"Lulu" mis en scène par Chéreau, retransmis au studio Bastille à partir
d’une copie d’Antenne 2 captée en 1979 à l’opéra Garnier : Chéreau est un génie
de la mise en scène dont on ne peut pas remplacer la précision de la direction
d'acteur. Il n'avait pas pu adapter sa pièce à l'immense plateau de la Bastille
et cela s'en ressent.
Mais heureusement, rien de tel lors de ma deuxième
vision, vendredi 24 novembre, où j'ai profité de places au parterre, rang 9,
bradées grâce au “black Friday”.
Là, ce désordre apparent du plateau,
reprenait sa cohérence, la force dramatique et humaine des situations
s'exprimait tout à la fois musicalement et scéniquement, le génie de ce
traitement "choc" d'un opéra qui trouve le fil tragique de son propos
dans ces scénettes ordinaires de la vie désespérées de prisonniers sans espoir
dans un bagne sinistre, retrouve tout son sens.
Et j'ai été scotchée du début à la fin.
Il faut encore une fois saluer un génie
artistique qui transcende l’oeuvre et dans lequel, outre Chéreau, j’englobe ce
magnifique musicien qu’est Salonen. Jamais entendu aussi bien et de manière
aussi bouleversante ce DLMDM comme disent familièrement les habitués d’opéra.
Jamais. C’était la raison de mon deuxième essai – réécouter cette belle
partition illustrée par un chef aussi intelligent- ce fut un coup de maitre
puisque cette fois, tout était en place.
Ma seule réserve concernera les limites des voix qui ont leur
qualité mais restent trop souvent confidentielles si on excepte Peter Mattéi dont
l’exploit parait du coup, hors du commun, tant sa belle voix de baryton et son
jeu de scène littéralement “visité” ressortent du lot sans que l’oeuvre ne
prévoit une telle “différence” d’avec ses partenaires.
J'en ai quand même conclu, de ce fait, que
Bastille n'était pas le lieu le mieux adapté, nombre de chanteurs n’ayant pas
forcément une projection capable de passer le mur d’un orchestre en pleine
forme (et au complet, percussions et cloches comprises) de manière aussi
éclatante que souhaité dans une acoustique qui reste problématique.
France Musique était présent pour capter la
séance du 24. Elle sera retransmise le 17 décembre, avec des interviews
annoncées de Esa-Peka Salonen qui évoquera notamment son travail avec Patrice
Chéreau, de Peter Mattei et de Willard White.
La Matinale du vendredi 1er décembre aura
également Esa-Peka Salonen comme invité, il parlera de son travail avec Patrice
Chéreau (il dirigeait le légendaire Elektra, dernier opéra mis en scène par
Chéreau).
Le DVD issu des représentations d'Aix
comprend un making of très intéressant.
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