De la maison des morts - Leoš Janáček - Munch, retranmission - 26 mai 2018


Z mrtvého domu (De la maison des morts)

de Leoš Janáček

Création posthume en 1930 à Brno.
Livret écrit par le compositeur à partir de "Souvenirs de la maison des morts" de Fiodor Dostoïevski, récit en partie autobiographique tiré de son expérience personnelle dans les bagnes sibériens du temps du tsar.

 Direction musicale :Simone Young
Mise en scène : Frank Castorf
Décors : Aleksandar Denić
Costumes : Adriana Braga Peretzki

Aleksandr Petrovič Gorjančikov : Peter Rose
Aljeja, ein junger Tartar : Evgeniya Sotnikova
Luka (Filka Morozov, en prison sous le nom de Luka Kuzmič) : Aleš Briscein
Skuratov : Charles Workman
Šiškov : Bo Skovhus
Forçat de grande taille et forçat avec l'aigle : Manuel Günther
Forçat de petite taille : Tim Kuypers
Commandant : Christian Rieger
Vieux forçat : Ulrich Reß
Čekunov : Johannes Kammler
Forçat ivre : Galeano Salas
Forçat cuisinier :Boris Prýgl
Forçat forgeron : Alexander Milev
Pope : Peter Lobert
La Prostituée : Niamh O’Sullivan
Don Juan (Brahmane) : Callum Thorpe
Kedril / un acteur / le jeune forçat : Matthew Grills
Šapkin / Forçat joyeux : Kevin Conners
Čerevin / la voix venue des steppes : Dean Power
Gardien : Long Long

Bayerisches Staatsorchester
Choeur du Bayerischen Staatsoper


"De la Maison des morts" est un opéra-puzzle, sur le plan du récit comme sur le plan musical. Dernier opéra de Janáček, que l'auteur-compositeur n'a jamais vu sur scène, c'est un concentré des thèmes et des formes musicales qu'il aime et qui se succèdent dans un désordre apparent qui reflète parfaitement le désordre de ce bagne perdu dans l'immensité glacée des steppes de Sibérie. Formé d'un patchwork musical fascinant et fort difficile à diriger, cet opéra déconcertant à la première écoute puis peu à peu fascinant, parle de la vie, de la souffrance, de la mort, des crimes et des châtiments des hommes, dans une Russie totalitaire où l'on peut se retrouver au bagne, dans cette prison qui n'a nul besoin de hautes murailles pour décourager les fuites. Les hommes y "vivent" ou plutôt y survivent tant bien que mal, se battant, discutant, racontant leurs crimes, nouant de bien vaines amitiés, et, parfois, les hommes s'amusent, montant avec les moyens du bord un petit "opéra" avant de retourner dans la grisaille de la violence quotidienne.


Le livret écrit par Janáček colle de très près à l'ouvrage maitre de Dostoievski, tout en redécoupant l'ordre des petits récits qui ponctuent cette histoire sans histoires. C'est sans doute l'un des opéras les plus fidèles à l'oeuvre littéraire dont il s'inspire. Tous les personnages sont des hommes (excepté la courte apparition de la prostituée) et le choix des interprètes est l'une des clés de réussite de la représentation, car il faut, pour rendre justice à cette partition, avoir autant de timbres différents et de styles appropriés à chaque rôle.
Les chefs d'orchestre qui se sont confrontés à l'oeuvre ont fait part de la difficulté à diriger une partition musicale dont le style et surtout le rythme change parfois d'une mesure à l'autre.

Après Pierre Boulez et Esa-Peka Salonen pour en citer deux parmi ceux qui se sont attachés à rendre justice à cette musique vite obsessionnelle si elle est bien interprété, Simone Young se tire avec les honneurs du challenge. Son ouverture est sans doute insuffisamment riche en contrastes harmoniques, un peu "scolaire" encore, mais dès l'acte 1, l'orchestre sous sa baguette déploie ses couleurs et rend compte de la violence de ce qui se passe sur scène dans un ensemble très heurté et musicalement très riche.

Frank Castorf, incroyable mais vrai, faisait quant à lui ses débuts à Munich comme metteur en scène d'opéra, auréolé du parfum de scandale ou de génie, selon les critiques, de son fameux Ring à Bayreuth.
On peut aimer ou ne pas aimer, mais Castorf a une lecture, des idées et un sens aigu de la mise en scène. C'est d'abord un metteur en scène de théâtre qui s'est très souvent confronté à Dostoievski (le Joueur, la Logeuse, Crime et Châtiment, les frères Karamazov) dont il connait parfaitement l'atmosphère et le style, les fantasmes et les obsessions.
Il a les siennes comme tout metteur en scène du Regietheater qui se respecte.
Sans surprise mais de manière sidérante de vérité cruelle et humaine tout à la fois, il a transposé ce De la Maison des Morts, à l'époque soviétique, faisant du bagne tsariste, un goulag du temps de Staline, sans forcer le trait d'ailleurs, et en gardant ses multiples références habituelles évoquant de diverses manières "l'enfermement". 
Il choisit délibérément l'univers russe de Dostoievski qui, malgré les incursions dans d'autres domaines du bagne et à d'autres époques, est celui qui domine. Tout en restant dans ce monde "russe" (que Janacek avait aussi respecté scrupuleusement) symbolisé par ces paroles russes du film muet de l'ouverture, ces banderoles en russe des prisonniers manifestant, la bouteille de vodka sans cesse présente, l'enseigne Pepsi Cola en lettres russes etc...), multiplie les autres évocations : la pub Pepsi (premier produit capitaliste à consommation de masse à faire son entrée en Union Soviétique en 1974), l’affiche du film Amityville (1979) et les costumes des spectacles, tout comme la longue diatribe en espagnol ou les mots écrits dans la salle à manger, renvoient à d'autres symboliques de l'enfermement, de l'horreur et/ou de la révolte. On pense aux dictatures d’Amérique Latine, aux camps de concentration (furtivement), aux emprisonnements de la société de consommation.
On ne peut pas dire que ce soit vraiment choquant, bien au contraire : on reste dans un système totalitaire, qui a ses prisonniers de droit commun et ses prisonniers politiques, en Sibérie, à "Katorga" comme l'annonce la pancarte puis le tag écrit à la craie sur le mur (c'est à dire au bagne en Russe), bref, les similitudes de situation sont évidentes.

D'une manière générale, le choix fait par Castorf, malgré quelques outrances purement visuelles qui apparentent sa mise en scène à un film expressionniste allemand, s'il est moins efficace que l'épure parfaite proposée par Chéreau, n'en est pas moins passionnante dans sa recherche et dans les suggestions faites à partir de l'oeuvre. Et souvent fascinantes.



Le décor est unique est très "ramassé", sorte d'empilage de "pièces", qui évoquent grâce au décor et aux accessoires, à peu près tout ce qui peut constituer un bagne : petit bout de palissade, mirador au sommet, grand panneau de fil de fer barbelé, intérieur d'un baraquement, cuisines, bois et hache pour le couper etc. On y voit aussi les symboles du pouvoir (petit coupole d'église orthodoxe, aigle tsariste). Le décor tourne façon "Py" et dévoile ses différentes faces selon les situations. Une caméra (comme dans la mise en scène de Hove pour les Damnés) filme les scènes qui se déroulent en coulisse (le passage à tabac de Gorjantchikov par exemple au début de l'acte 1) et les projette sur un écran situé soit au sommet de la pyramide des décors, soit descendu des cintres (puis remonté...). Procédé très bien maitrisé par Castorf puisqu'il donne à ces petites projections du "réel caché" une allure de film muet expressionniste des années 30 assez saisissante.
Cet écran sert aussi à projeter des images des forçats du Goulag cassant des cailloux.
Les forçats ont leurs cruautés et leur tendresse (pour des petits lapins élevés dans un clapier).
Le personnage d'Aleja, le jeune Tatar pour lequel Gorjantchikov se prend d'amitié, est chanté par une soprano (Chéreau avait choisi l'option "ténor") qui porte également lors de l'ouverture les plumes de "l'aigle" ou plutôt celle d'un oiseau merveilleux symbolisant l'aigles que les prisonniers vont soigner avant de lui rendre sa liberté.
"Liberté" et "Du pain" sont les slogans écrits (en russe) sur les banderoles de fortune portées par les bagnards au début de l'acte 3.

La scène du théâtre-opéra donné par des prisonniers pour leurs camarades, est l'occasion de représenter un véritable carnaval  de déguisements façons carnaval de Venise (ou de Rio) avec morts-vivants, masques grotesques et scènes érotico-pornographiques.
Je n'ai évidemment pas saisi toutes les allusions de Castorf (il faut toujours plusieurs visions...et quelques explications) mais dans l'ensemble ce côté "déjanté" tout en étant soigneusement travaillé, correspond presque au millimètre aux caractéristiques de la musique et de l'histoire.

Et surtout le tout est magnifiquement servi par une distribution de premier ordre où dominent les personnage hauts en couleur de Gorjantchikov (Peter Rose magistral), de Luka (Aleš Briscein émouvant), de Skuratov (Charles Workman à fleur de peau) et de...Šiškov (Bo Skovhus, absolument génial de A à Z, look compris).
J'ai été un peu gênée par le choix d'Aljeja ([b]Evgeniya Sotnikova[/b]) en soprano aux yeux de biche effrayée à chaque instant, mais elle finit assez rapidement par emporter l'adhésion à son personnage très féminisé et surtout à la note poétique et romantique omniprésente de son fait, dans ce tableau des horreurs quotidiennes.
Mais l'ensemble de la troupe joue et chante très bien, les choeurs sont splendides et la langue tchèque est maniée avec beaucoup de respect pour sa prosodie rendue encore plus complexe par la partition.

Bref, déconcertant au début, très différent du choix de Patrice Chéreau, cette "nouvelle" De La Maison des Morts vaut le détour et sans doute, gagne à être revue, tant le foisonnement "castorfien" est parfois difficile à saisir dans toutes ses subtilités. 
Un charme venimeux, dramatique et nostalgique emprunt de romantisme, qui ne manque pas d'atouts.



PS : un mystère pour moi (parmi d'autres) : (l'affiche du film d'horreur "Amityville", si elle se prête de par son sous-titre -la Maison du diable- à l'histoire racontée, parait cependant hors de propos sur le plan de la chronologie?)
PS2 : belles prises de vue pour cette retransmission et puis petit plaisir de voir Bachler en personne, parler intelligemment de l'oeuvre et de la production proposée en introduction à cette diffusion.


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