La Dame de Pique - Tchaikovski - Festival de Salzbourg - 13 Août 2018

La Dame de Pique (Пиковая дама)


Piotr Ilitch Tchaïkovski
Livret de : Modeste Tchaïkovski

D’après la pièce d’Alexandre Pouchkine. 



Chef d'orchestre Mariss Jansons
Metteur en scène Hans Neuenfels
Décors Christian Schmidt
Costumes Reinhard von der Thannen
Lumières Stefan Bolliger
Dramaturge Yvonne Gebauer


Hermann : Brandon Jovanovich
Le comte Tomski : Vladislav Sulimsky
La Prince Yelezki : Igor Golovatenko
Lisa :  Evgenia Muraveva
Polina :  Oksana Volkova
La comtesse : Hanna Schwarz
Tchekalinski : Alexander Kravets  
Surin :  Stanislav Trofimov
Narumov :  Gleb Peryazev
Tchaplizki : Pavel Petrov
Gouvernante :  Margarita Nekrasova
Chloe/Pripela :  Yulia Suleimanova

Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor
Wolfgang Götz, direction du  Chœur d’enfants
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Wiener Philharmoniker

Séance du 13 Août 2018 - Festival de Salzbourg. 
La Dame de Pique a été composée par Piotr Tchaikovsky en 1890, en mois de deux mois et présentée à la fin de la même année au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Marius Petitpa était le maître de ballet. le livret avait été écrit par le frère de Piotr, Modeste, et remanié par le compositeur, le tout à partir de la nouvelle "fantastique" d'Alexandre Pouchkine.
Les thèmes du joueur, des obsessions, de l'appât du gain et du pouvoir, de la folie, sont récurrents dans la littérature russe du 19ème. L'échec total de Herman (Герман en russe), en amour comme en réussite, s'apparente également à celui de l'autre loser de Tchaikovsky, Eugène Onéguine. Ambition, cynisme, soif de gloire et de richesse, se marient mal avec amour et bonheur. Et beauté.
Tchaikovsky a écrit avec sa Dame de Pique (Pikovaïa dama en russe), une oeuvre tragique, aux accents romantiques, au souffle épique, qui comporte un peu de théâtre dans le théâtre, énormément de choeurs (masculins, féminins, choeurs d'enfants), des ballets, des grands airs et des grands duos, et des interludes orchestraux magnifiques. 

C'est un opéra d'une très grande richesse dramatique et musicale qui se montre très exigeant en qualité des interprètes tout en comme en direction musicale.
Maris Maris Jansons avait déjà démontré récemment à Amsterdam, l’incroyable subtilité et la lecture phénoménale de la partition dont il était- capable. C’est cette direction musicale qui retient d’abord l’attention : elle est d’une délicatesse d’orfèvre pour chaque mesure, et valorise les instruments et leur dialogue lors des interludes orchestraux, ou les parties vocales de chaque artiste qui apparaissent comme sculptées note après note sans jamais perdre de vue la montée intense du drame.
Dès l’ouverture il y a du souffle, de l’épique, du tragique, du romantique et du lyrisme qui se confirmera tout au long de l’œuvre. La caméra permet de temps en temps de voir le maestro au travail et ses gestes, ses mimiques, tout traduit son extrême attention à décliner cette œuvre riche et foisonnante sans perdre une note, une nuance, un effet.
La mise en scène de Hans Neuenfels porte sa signature : dominante de plateaux nus avec un fond illustratif, noir et/ou blanc en permanence, jeu des éclairages focalisés sur des personnages notamment pendant leurs solos avec un plateau plongé dans l’ombre. 
On pense à son Lohengrin (Bayreuth 2011) se cognant sur un immense mur blanc sans en trouver la porte, quand, à l’acte 3, Lisa se jette sur le même mur noir, se fendant d’un grand espace de lumière, pour y voir sa propre ombre qu’elle déchire et jette à terre avant de se jeter dans les eaux froides de la Neva. 


On pense aussi à son Manon Lescaut (Munich 2015), avec son dernier acte sur un plateau aveuglant de blancheur plastifiée, sans le moindre coin d’ombre, qui voit les deux amants se trainer vers la mort. 
Les personnages des grands chœurs sont également traités avec ce mélange de réalisme et de symboles outrés de leurs fonctions : enfants en blanc, avec perruque blond platine, en cage, puis tenus en laisse par leurs nurses/gouvernantes/nourrice, elles aussi en blanc, portant les attributs de leurs fonctions. Le chœur du bal masqué, celui de l’accueil de la tsarine ou les chœurs de l’acte 3, le plus noir et dramatique, portent au contraire des costumes noirs, parfois agrémentés de chapeaux ou de crêtes dans le dos, ou encore de sortes de casques blancs de pilotes d’avion du temps jadis, avec lunettes idoines (mais cet attribut fait aussi songer à des nageurs du même temps jadis, du fait de justaucorps rayés à la manière des maillots de bain masculins d’alors.
Lisa oscille entre le tout blanc, la cape et le béret noir (comme Manon), la jupe noire avec haut blanc tandis que Pauline, symbole de l’émancipation, est plutôt en tenue masculine noire façons années 20. Sourine et Naroumov, les compagnons « joueurs » ressemblent à des moujiks, longues chevelures négligées, mais qui auraient réussi et portent de superbes pelisses de fourrure, la fameuse comtesse « dame de pique » porte une perruque rousse sur un crâne chauve et une robe verte, l’une des deux tâches de couleurs dans cet univers noir et blanc, la couleur criarde de la table de billard géante sur laquelle on joue aux cartes, avec nombre de bouteilles de vodka disséminés sur le bord. L’autre tache de couleur, est bien sûr le rouge des cartes, que représente le joueur devenu fou, Hermann, officier donc vêtu d’une veste de hussard, qu’il laisse négligemment ouverte sur une poitrine velue assez répugnante, comme l’est l’ensemble de son allure hirsute et hagarde. A l’inverse le comte Tomski et dans une moindre mesure, le prince Yeletski, portent beau.
Tous ces petits tics très Neuenfels s’adaptent fort bien au déroulé de l’opéra, sans génie particulier mais sans gêner non plus, et le dépouillement qui est le signe du metteur en scène, sert plutôt la direction d’acteurs et permet de se concentrer sur l’action fort bien jouée par les artistes.
La confrontation entre la comtesse et Hermann, à l’acte 2, se déroule par exemple dans une petite pièce, rajoutée au milieu du plateau noir et sombre, sorte de chambre d’hôpital, avec lit adéquat, mobilier sommaire et paravent. Dans l’immense miroir le visage de la comtesse observe Hermann puis les visages des infirmières, et domestiques de la suite de la comtesse observent leur « duels » derrière les fenêtres.
Pas d’affrontement violent d’ailleurs, mais plutôt une supplication de forcené de la part de Hermann, pour obtenir le secret de la vieille dame, alternant menaces et gestes tendres. Un ballet assez étrange pour une des scènes très réussies de cette Dame. D’autres scènes sont très réussies : le ciel étoilé en fond de scène lors du duo Lisa-Pauline puis des airs de Lisa et de Hermann à la fin de l’acte 1  (la tablée qui s’agrandit avec un, deux,trois enfants lors de la déclaration d’amour du Prince Yeletski à Lisa au début de l’acte 2, la scène d’intense dévotion des chœurs lors de l’arrivée d’une Grande Catherine transformée en gigantesque squelette aux bras hypertrophiés, revêtue d’un voile transparent sans parler du final, le suicide de Hermann sur la gigantesque table de billard suite à l’apparition de la comtesse…
En restant finalement dans un style très début de siècle dernier, façon opérette, Neuenfels assure une cohérence dans son propos, et se tient très près du livret, le rendant particulièrement lisible. Esthétiquement c’est, en plus, assez réussi, en tous cas en retransmission.

Côté chant, je suis restée plus circonspecte.
Brandon Jovanovitch ne manque ni d’engagement, ni de charisme dans son incarnation de l’officier rendu fou par le désir de posséder la fameuse martingale qui rend riche « les trois cartes ». Comme d’habitude, il se dépense sans compter, chante avec héroisme sans oublier toutes les nuances du rôle et sa présence sur scène est incontestable. J’aurais pourtant quelques réserves (que je n’ai pas eues pour son Serguei, de Lady Macbeth de Mzensk, entendu à Londres l’an dernier) : j’ai trouvé sa prestation globalement assez réussie mais souffrant de quelques défauts notamment du fait d’un timbre souvent rauque qui n’est pas très élégant, avec des notes pas toujours bien tenues ou aussi longtemps qu’il faudrait. Les aigus « spinto » sont assénés clairement et puissamment, mais trop brièvement, et certains passages plus lyriques manquent de legato, sont parfois « heurtés » et de temps en temps, pas tout à fait en phase avec les partenaires, russophones pour la plupart d’entre eux.
La différence avec les timbres splendides de Igor Golovatenko en Yeletsine et de Vladislav Sulimsky en Tomski est souvent en la défaveur du ténor, très brut de décoffrage, d’autant plus que sa maitrise du russe n’est pas aussi parfaite loin s’en faut. Et il est vrai que, dans le beau texte littéraire de la Dame de Pique, le caractère précis de la diction russe prend un tout autre relief que pour l’opéra de Chostakovitch. Ceci dit, pour une prise de rôle, il ne s’en sortait pas trop mal. C’est l’un de ces ténors qui prend beaucoup (trop?) de rôles différents, sans toujours, me semble-t-il, choisir ce qui convient le mieux à son tempérament. Il a du peps mais sa voix n’a pas forcément la largeur et la profondeur nécessaire au rôle. Et manque singulièrement de couleurs...(ce qui me parait de plus en plus fréquent chez nombre de ténors, hélas !).

A l’inverse, celui qui m’a le plus impressionnée de tous les points de vue est Igor Golovatenko, dont la richesse de timbre, la majesté du ton, du style et la perfection de la diction, rendent toutes ses apparitions presque magiques. Sa déclaration d’amour à Liza (« Я bас люблю», je vous aime) est de toute beauté (et remporte d’ailleurs un énorme succès). On pourra, certes, lui reprocher d’être « trop » parfait en face d’un Jovanovitch qui risque tout pour jouer son personnage qui sombre dans la folie obsessionnelle. Mais finalement, l’opposition des deux styles, fait sens dans la mise en scène de Neuenfels. Igor Golovatenko, 37 ans, appartient à la troupe du Bolchoi où il brille régulièrement dans des rôles tels que le Conte Di Luna, Sharpless, Marcello, Rodrigo, Iokanaan. Il a été l’Eugène Onéguine du festival d’Aix l’an dernier, dans la version-concert dirigé par Sokhiev.


Le rôle de Tomski valorise n’importe quel bon baryton tant il est superbe et ce, dès les débuts de l’opéra quand le comte raconte longuement les secrets de sa grand-mère dans sa fameuse « ballade ». Et Vladislav Sulimsky, de la troupe du Mariinsky, la quarantaine, est une valeur sûre puisqu’il chante à peu près tous les rôles prestigieux de sa tessiture, de Macbeth à Rigoletto en passant par Don Carlo de la Vargas ou Simon Boccanegra.
L’un et l’autre ont fait des incursions sur les scènes internationales, ne sont pas cantonnés aux rôles « russes » mais sont évidemment particulièrement à l’aise dans ce genre comme ils l’ont prouvé à Salzbourg.

J’aurais une petite hésitation pour estimer les qualités de la prestation de Evgenia Muraveva en Lisa : je l’ai d’abord trouvée magnifique notamment dans tout l’acte 1, sa sérénade, ses duos (avec Pauline, Уж вечер, voilà le soir, puis avec Hermann), tout comme au début de l’acte 2 avec Yeletsine sont de toute beauté, voix très souple, très beau timbre… et puis patatras, elle ne « passe » pas correctement les aigus de son dernier air, le plus beau, l’arioso (Уж полночь близится... Ах! Истомилась я горем, Il est presque minuit ... Ah! Je suis épuisée par le chagrin), celui où on attend vraiment la soprano dans son registre plus héroïque, le plus dramatique. Au lieu d’être lancés avec la force qui créée des frissons face à son désespoir résigné, ils sont trop rétrécis et trop menus pour « entrer » dans l’ensemble de l’air.
Dommage. Elle est belle, émouvante, jeune, joue très bien mais…c’était peut-être la difficulté d’un soir, je l’ignore. Elle est habituée du rôle en tous cas.


Excellente Oksana Volkova en Pauline et en Daphné. Du très grand art en chant comme en jeu (émouvant « Подруги милые », « amies gentilles », une des plus belles romances de l’opéra). Et quelle allure magnifique pour le rôle. Une mezzo très brillante.

Je ne cite pas tous les rôles secondaires qui sont nombreux et tous bien à leur place : du Tchekalinski d’Alexandre Kravets (un ténor à suivre lui aussi, voix impressionnante) à la Cholé/Pripela de Yulia Suleimanova, on a là une galerie de chanteurs, russes pour la plupart, qui savent travailler à merveille en équipe et animent la représentation avec beaucoup de talent.

Reste l’héroïne involontaire du drame, la comtesse, la mezzo Anna Schwarz, dont la voix accuse quand même l’âge mais qui garde sa magnificence et son charisme sur scène dans cet improbable nuisette avec collants roses et chaussures rouges, la tête chauve, quand elle chante l'air de Laurette « Je crains de lui parler la nuit » dans un français, disons, perfectible, mais en dégageant une émotion évidente. Elle qui fut Erda et Fricka à Bayreuth dans la mise en scène de Chéreau, et que nous avons revue avec bonheur très récemment en nourrice dans Eugène Onéguine à Paris, se défend encore drôlement bien.

Enfin et dans cet opéra, c’est fondamental, les chœurs sont absolument magnifiques tous airs confondus, adultes comme enfants.

Globalement, ceux qui aiment cet opéra, apprécieront sans doute cette représentation salzbourgeoise qui ne fait pas oublier cependant, les productions mises en scène par Herheim et captées à Amsterdam sous la direction formidable du même Maris Jansons….


Les petits plus du Blog


Retransmission sur Medici TV 


Le DVD de la production Herheim à Amsterdam (2016)

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