"Clair-Obscur", récital de Jonas Kaufmann, 20 septembre 2018 à Paris

Récital Jonas Kaufmann, Liederabend  

Helmut Deutsch - piano

jeudi 20 septembre 2018

Théâtre des champs Elysées.
 

Programme
Franz Liszt 
Vergiftet sind meine Lieder S 289
Im Rhein, im schönen Strome S 272/1 (2. Fassung)
Freudvoll und leidvoll S 280 (2.Vertonung 1848)
Es war König von Thule S 278/1 (2. Fassung)
Ihr Glocken von Marling S 328
Die drei Zigeuner S 320

Gustav MahlerRückert-Lieder
Ich atmet' einen Linden Duft
Liebst du um Schönheit...
Blicke mir nicht in die Lider
Ich bin der Welt abhanden gekommen
Um Mitternacht

Hugo Wolf 
Liederstrauss (Heine-Lieder) Sieben Gedichte aus dem Buch der Lieder von Heinrich Heine
Sie haben heut Abend Gesellschaft
Ich stand in dunkeln Träumen
Das ist ein Brausen und Heulen
Aus meinen großen Schmerzen
Mir träumte von einem Königskind
Mein Liebchen wir saßen beisammen
Es blasen die blauen Husaren

Richard Strauss - Vier letzte Lieder AV 150
Frühling
September
Beim Schlafengehen
Im Abendrot



Les quatre « bis », Lieder de Richard Strauss
Heimliche Aufforderung, Op 27 No 3. – 1894-
Breit über mein Haupt dein schwarzes Haar – 1888-
Freundliche Vision – 1901
"Cäcilie", Op. 27 No. 2 – 1894 -

La leçon de chant du poète Jonas Kaufmann.

La dernière fois que j’ai vu Jonas Kaufmann et son partenaire, ami et ancien professeur, le pianiste Helmut Deutsch dans un récital de Lieder, c’était dans la merveilleuse salle du Palau de la Musica à Barcelone en juin 2016. La salle était restée subjuguée par l’incroyable charme de ces poèmes pourtant chantés pour la plupart en allemand, une langue probablement peu connue des mélomanes présents ce soir-là même si tout concert de Kaufmann a une part international dans son public. Le chanteur avait offert 6 bis soit près d’une demi-heure de plus de concert et si Helmut Deutsch ne lui avait pas fait signe d’arrêter parce qu’il était tard, j’imagine qu’il aurait encore continué pour quelques minutes, littéralement porté par la salle en délire et debout, chaises du parterre bousculées, fans se pressant au pied de la scène, Barcelone la brûlante était en liesse.
Les compte-rendus du concert de Bordeaux deux jours avant, 18 septembre 2018, rendent compte de la même atmosphère exceptionnelle que seul Kaufmann aujourd’hui sait restituer avec autant de talent : précision de la langue, de la diction et de la partition avec un soin quasi millimétré tout autant qu’expressivité et interprétation du poème qu’il chante, sont ses secrets de fabrication.
Il met entièrement son art de la coloration musicale et du style au service de magnifiques poèmes, transformant un public de 2000 personnes, attentif et littéralement fasciné en complices des découvertes des formidables ressorts dramatiques de ces petites pièces ciselées. Personne aujourd’hui ne possède à la fois l’audace du choix d’un tel programme, poésie allemande à tous les étages chantée à Paris, loin des « sentiers battus » de Schubert ou de Schumann, généralement plus connus du public mélomane, et l’art de changer les couleurs de sa voix presque sur chaque vers.

Oui, Kaufmann est un phénomène, un magicien. Il ensorcelle, il surprend, il charme, il scotche.
Bien sûr certains spectateurs, peu attirés par l’art du Lied , qui n’est pas dans la culture de tout le monde, auraient sans doute préféré qu’il donnât le concert qu’il a offert aux Moscovite il y 4 jours, Celeste Aida, Lucevan le stelle, La Fleur et Nessun Dorma, avec un puissant orchestre.
Mais Kaufmann est ainsi et c’est une de ses immenses qualités inégalée non seulement aujourd’hui mais même dans l’histoire de l’art lyrique : il ose. Il ose chanter du Wolf, les 4 derniers Lieder pour voix de soprano, des vrais « encore » puisés encore dans le Lied sans donner dans la facilité. Et c’est tellement passionnant qu’on en ressort éreinté comme après avoir couru un marathon sur la route des innovations musicales inouïes.


Ce soir, au TCE, nous commencions par les cycles déjà entendus et qui font partie de son répertoire, comme le choix de Lieder de Franz Liszt sur des poèmes d’auteurs tels que Goethe ou Heine, et  les fameux Rückert-Lieder de Gustav Mahler, composé en 1901 et 1902 sur des poèmes de Friedrich Rückert. Décidés et combatifs, ces Lieder sont des entrées en matière assez osée, où dès le début de son récital le chanteur doit montrer son sens des nuances et ses capacités à enfler ou diminuer le son, varier les couleurs, traduire le sens du Lied dans son chant.

Commencer un récital par le « Vergiftet sind meine Lieder » (« empoisonnés sont mes chants »), poème d’Heinrich Heine mis en musique par Liszt, met immédiatement dans l’ambiance. Pas de facilité, le poème est rude, le chant immédiatement contrasté, forte et piano se succèdent, la voix du ténor est royale, ses aigus claironnant, son medium riche, il colore, change de ton, de style pour exprimer la colère « n’as-tu pas versé du poison sur la fleur de ma vie ? ». J’ai beaucoup aimé ce premier cycle, exigeant et difficile et tout particulièrement ce petit Roi de Thullé, la ballade de Marguerite dans Faust, où, en allemand la musique des consonnes accompagne celle des notes et du style heurté que Kaufmann sait prendre, articulant chaque thème : trin-ken, sin-ken,stürt-zen, gin-gen, ster-ben…

Toute cette musique des mots et des notes étourdit l’auditeur dans Ihr Glocken von Marling, les consonnes gutturales martelées par la voix de Kaufmann (et l’accompagnement de piano) créent une atmosphère obsessionnelle où l’on entend les fameuses cloches comme un appel lancinant. Et puis il y a ces trois Tziganes, qui apprennent au wanderer malheureux comment se moquer de la vie, petit poème-récit d’une joyeuseté amère qui termine le premier cycle.

Encore plus difficiles sont les Rückert Lieder de Gustav Mahler : le compositeur autrichien n’est pas tendre pour ses interprètes et les sons sont heurtés avec d’importants écarts de notes et de rythme. Mais Kaufmann connait bien son Mahler pour avoir été jusqu’à oser interpréter les deux voix des redoutables Lied von der Erde, l’un des chants les plus difficiles du répertoire des spécialistes du Lied. En terminant par le formidable « Im Mitternacht » (A minuit). Kaufmann nous donne avec ce cycle, à nouveau une véritable leçon de chant. Ce n’est jamais monotone, chaque vers amène une surprise, la voix se fait gaie, triste, caressante, agressive, les crescendo et descrescendo en longues notes filées comme les sauts de registre sont parfaitement maitrisés sans relever de l’exercice de style. Pas d’affectation dans son chant, du naturel, ce qui à chaque instant, conduit le spectateur fasciné au bord de la rupture émotionnelle.

Ces deux cycles sont plus souvent donnés par un contralto, une mezzo ou un baryton. Mais on le sait Kaufmann aime défi et nouveauté et aime nous surprendre.
Il le fait encore au début de la deuxième partie, avec le choix de ces Lieder de Wolf, qu’il n’a jamais encore interprétés dans une tournée.
Rappelons que Kaufmann a récemment fait une autre tournée autour des Italienisches Liederbuch du même Hugo Wolf, peu connu dans nos contrées, en duo avec Diana Damrau. Une dizaine de concerts, dont un à la Philharmonie de Paris, avait été alors réalisés, avec un succès inespéré et total, à tel point d’ailleurs que c’est encore ce programme avec lequel les deux compères (et Helmut Deutsch) ont triomphé au festival de Salzbourg, début Août.

Cette fois il nous propose les « Lieder Strauss », soit « Sieben Gedichte aus dem Buch der Lieder von Heinrich Heine (1878), 7 poèmes tirés du livre de Chants de Heine.
On retrouve là avec la mise en musique des poème de Heine, une forte ressemblance avec les Dichterliebe de Schumann, que Kaufmann a souvent chantés en concert. C’est agréable parce que formidablement bien interprétré, il faut comprendre la poésie d’Heine (et donc en avoir le texte original et la traduction sous les yeux) pour mieux saisir le romantisme et la profondeur du cycle. Les mots clefs sont « Herz » (le cœur), Dunkel (sombre), bricht (se brise) etc. Magnifique phrase que ce « es bricht und zunkt und verblutet » (il se brise, palpite et saigne) du premier poème par exemple. Et le fier « Ich Stand in dunkeln Traümen » ou le martial et entrainant « es blasen die blauen Husaren » sont autant de petites pépites où le génie poétique de Heine trouve un bien bel interprète popularisant son art dans un public sans doute en grande partie néophyte en la matière.

Et cerise sur le gâteau avant les « bis », Kaufmann aborde les fameux « Quatre derniers Lieder » de Richard Strauss, pièce maitresse du Lied, normalement réservé aux sopranos, qu’il n’a donné qu’une fois, en mai dernier, avec orchestre.
Et quelle cerise…
Tendu à l’extrême par la difficulté de l’exercice, Kaufmann nous livre une interprétation passionnante qui renouvelle ces airs chantés par des dizaines de sopranos célèbres. La sobriété de l’accompagnement piano, qui nous prive des richesses de l’orchestration de Strauss, rehausse singulièrement les infinies colorations que Kaufmann va déployer tout au long des quatre longs poème, passant du forte autoritaire à la mezzo voce tout en douceur avec une expressivité phénoménale. La longue ligne mélodique est assurée sans la moindre reprise de souffle, malgré l’extrême tension que l’effort demande, le ténor garde un timbre superbe, sombre, aux riches harmoniques, qui se prête à toutes les expressions qu’il va donner à ce Strauss qu’il défie depuis tant d’années.
 
Car Richard Strauss n’a pas beaucoup écrit pour la voix de ténor (y compris à l’opéra…) et a souvent proposé à cette tessiture des rôles très difficiles, démarrant en forte et en tension (l’entrée de Bacchus) qu’il n'est pas toujours facile d’interpréter intelligemment et subtilement.
Mais, comme Mahler, Kaufmann aime la musique de Strauss. Son premier CD solo était composé de Lieder de Strauss. Et les 4 derniers Lieder lui tenaient à cœur.
Frühling (printemps), le premier est sans doute le moins convainquant dans la transposition due à sa tessiture, mais à partir du fabuleux « September », on sait qu’on assiste à une performance exceptionnelle. Jamais les Lieder n’ont sonné aussi pathétiques et bouleversants. Et le « Im Abendrot » chanté dans un souffle, avec ces piani où le timbre ne s’altère jamais alors que le ténor chuchote, est si bouleversant, qu’il faudra quelques secondes de silence avant que la salle, enfin libérée de l’envoutement, n’explose en ovation.
Quatre bis plus tard, après le phénoménal Cäcilie, c’est même debout que le public du TCE saluera un récital d’une classe incroyable qui a plongé l’auditoire dans un rêve éveillé de presque deux heures….



 La tournée de ce concert :


18. Septembre 2018, Liederabend, Bordeaux, Grand Theatre
20. Septembre 2018, Liederabend, Paris, Theatre des Champs-Elysees
22. Septembre 2018, Liederabend, Bad Wörishofen, Festival der Nationen
24. Septembre 2018, Liederabend, Wien, Konzerthaus
26. Septembre 2018, Internationales Brucknerfest Linz, Liederabend
28. Septembre 2018, Liederabend, Teatro alla Scala, Milano
1er Ocotbre, Liederabend, Wiesbaden
 

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