Nuit des étoiles à la Scala de Milan

La nuit des étoiles…gala exceptionnel à la Scala de Milan, 23 juin 2019


Sonya Yoncheva | Soprano
Juan Diego Flórez | Ténor
Jonas Kaufmann | Ténor
Yuja Wang | Pianiste
Wiener Philharmoniker
Plácido Domingo | Chef d'orchestre
Gustavo Dudamel | Chef d'orchestre

Programme :
Giuseppe Verdi, La Force du destin
Ouverture (direction orchestre Dudamel)
Robert Schumann, Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54
Allegro affetuoso (Yuja Wang, direction orchestre Dudamel)
Pietro Mascagni, L'amico Fritz 
Intermezzo (direction orchestre Domingo)
Giuseppe Verdi, La Force du destin
« La vita è inferno...O tu che in seno agli angeli » (Jonas Kaufmann)
Charles Gounod, Roméo et Juliette
« L'amour ! l'amour !... Ah ! lève-toi, soleil ! » (Juan Diego Florez)
 « Va ! Je t'ai pardonné...Nuit d'hyménée » (Juan Diego Florez, Sonya Yoncheva)
Giuseppe Verdi, Otello
« Già nella notte densa » (Sonya Yoncheva, Jonas Kaufmann)
Gaetano Donizetti, L’Élixir d'amour
« Una furtiva lagrima » (Juan Diego Florez)
Fromental Halévy, La Juive
« Rachel, quand du Seigneur » (Jonas Kaufmann)
Giacomo Puccini, Tosca
« Vissi d’arte » (Sonya Yoncheva)

Bis
Thomas Mendez, Cucurrucucú paloma(Juan Diego Florez chant et guitare)
Emmerich Kálmán, Comtesse Maritza
« Wenn es Abend wird - Grüß mir mein Wien » (Jonas Kaufmann)
Charles Lecocq, Les cent vierges
« Ô Paris, gai séjour de plaisir » (Sonya Yoncheva)

Tutti : Brindisi (La traviata, Verdi)
Que l’opéra est sympathique quand il permet l’organisation de telles soirées où se rassemblent quelques grands noms de la musique classique et ménage des rencontres émouvantes et quelques secondes d’éternité généreusement octroyées par des artistes d’exception.
Réunir tout à la fois, avec le meilleur orchestre au monde, le Wiener Philarmoniker, l’un des chefs les plus doués de sa génération, Gustavo Dudamel, la pianiste surdouée et à forte personnalité, Yuja Wang, le légendaire Placido Domingo en chef d’orchestre mais qui va pousser la chansonnette deux secondes quand même, deux immenses ténors aussi dissemblables que possible mais s’appréciant mutuellement sans réserve qu’on nomme si souvent par leurs initiales JDF et JK, et une des grandes sopranos actuelles, Sonya Yoncheva, c’est un challenge permis par le sponsor Rolex qui finance ainsi les jeunes créations de la Scala de Milan. 
Et hier soir, nos artistes ne sont pas contentés de nous offrir une « affiche » prestigieuse, ils nous ont aussi donné un aperçu très développé et sans donner dans la facilité, de leurs talents en soliste ou en duo, pas moins de trois bis, pour finir par un Brindisi endiablé à…cinq mais on y reviendra.
Après une ouverture de la Forza del destino très enlevée dirigée par un Dudamel en pleine forme, à la tête de cette formation magnifique dont chaque musicien semble un soliste tant il soigne sa propre partition, la jeune pianiste chinoise prodige nous donne un mouvement du concerto de Schumann déployant sa virtuosité incontestable (avec un orchestre absolument magnifique, cordes soyeuses et harmonie générale rendant compte de la mélancolie de ce premier mouvement) puis un de ses habituels « bis », les « variations sur un thème de Carmen » sans orchestre cette fois.

Un long entracte suit ces 36 premières minutes avant la partie lyrique où Placido Domingo prend alors la tête de l’orchestre avec l’intermezzo de l’Ami Fritz. Il faut bien dire que le spectateur attentif aura noté que c’est plutôt Domingo qui suit l’orchestre que l’inverse mais peu importe, de toute façon le Wiener Philharmoniker n’a besoin de personne pour certains morceaux, et notre Domingo, désormais durablement entré dans la légende, a le droit de s’amuser quand c’est aussi réussi sans que cela ne dérange le moins du monde, l’amateur même très éclairé, de musique classique.
On attendait Kaufmann évidemment, qui, après deux ans de retour sans problème, avait à nouveau été éloigné des scènes pour un Tosca très attendu à Paris, notamment du fait de deux duos très prometteurs, le premier avec Anja Harteros, le deuxième avec Sonya Yoncheva (qui annula également ses deux performances programmées).
L’attaque de l’air d’Alvaro dans la Forza, ne peut que rassurer immédiatement sur sa santé vocale tant c’est clair, net, puissant et audacieux. Comme à l’habitude, avec un timbre sombre et des aigus lumineux, le ténor imprime sa marque de fabrique à cet air tout à la fois difficile et fascinant de beauté : attaques franches en forte pour commencer, mezza voce s’amplifiant légèrement et se colorant pour exprimer toute l’émotion d’Alvaro rappelant sa triste vie, plein volume dont la puissance est intacte pour la colère face à ce destin implacable, douceur évoquant le souvenir de Leonora, et enfin, magnifique crescendo dont l’ampleur est inégalée, avec un bienheureux zoom de la caméra à cet instant, centrée sur le premier violon, qui ne lâche pas Kaufmann des yeux, imprimant le même crescendo aux cordes, dans un ensemble absolument bouleversant. Domingo en est tout ému (et visiblement admiratif), Dudamel aperçu alors dans les loges, également.
Mais comme ce soir-là un bonheur était immédiatement suivi par un autre, c’est Juan Diego Florez qui lui succède (accolade entre les deux ténors au passage), avec un « Lève-toi soleil » magnifique. Le contraste des deux timbres est un must à lui tout seul. Nous étions dans les sinistres pensées d’Alvaro ayant perdu son amour, nous entrons dans la lumineuse invocation de Roméo découvrant le sien. Florez, à son habitude, déploie une intelligence musicale qui frise la perfection, timbre solaire aussi clair que celui de JK est sombre. Excellent interprète il nous fait vivre la passion du jeune Roméo avec talent et poursuit avec le fameux duo extrait de la même œuvre, dès que sa Juliette, la magnifique Sonya Yoncheva, parait sur le plateau, elle aussi, très vite rassurante sur son splendide état vocal même s’il m’a semblé que son timbre (toujours aussi séduisant à mon oreille) s’était légèrement modifié pour prendre une patine plus sombre. Leur « nuit d’hyménée » est un rêve éveillé et leur osmose absolument parfaite. Il n’est pas si courant que des superstars trouvent les mots et le style pour s’accorder à ce point le temps d’un gala (je ne crois pas qu’ils aient jamais chanté le Roméo et Juliette de Gounod ensemble), cela participe de ce que tout amateur authentique d’opéra apprécie : la simplicité de l’artiste s’effaçant derrière son rôle pour mieux l’incarner. 
Mais notre superbe Sonya avait deux amants ce soir-là. L’un éperdu d’amour, romantique et solaire, l’autre malade de jalousie, au bord de la folie et lunaire. On ne peut rêver contraste plus saisissant quand commence le deuxième duo, celui d’Otello, « Già nella notte densa », chanté par les deux artistes, avec une réelle interprétation (y compris physique) de la « scène », où Otello, âme tourmentée par son récit de la guerre, cherche à « vérifier » l’amour de Desdémone. Il y a là aussi colère et douceur en alternance permanente. Même si Kaufmann est légèrement en difficulté lors d’une de ses reprises pianissimo où le timbre peine à se colorer, l’ensemble est de grande tenue et traduit sans aucun doute, la possibilité d’un couple fabuleux dans cette œuvre magistrale de Verdi.
Ajoutons que voir le grand Domingo diriger nos superstar de l’heure comme on dit, dans des rôles où il a excellé, est un plaisir supplémentaire. Sans aucun doute pour lui aussi et il rayonne d’un bonheur perceptible.
Les trois solos qui suivent sont puisés dans le répertoire actuel de chacun des chanteurs : un Vissi d’arte, émouvant pour la Tosca de Sonya Yoncheva, que personnellement je regrette de n’avoir pu entendre à Paris, un « una furtiva lacrima » délicieusement et mélancoliquement chanté par JDF et un « Rachel quand du seigneur » où JK livre sa propre interprétation, faisant se succéder les parties « piano » et les parties  « forte » à une cadence rapprochée, alors qu’on se dit qu’il adore prendre tous les risques possibles mais que c’est, sans aucun doute, une vraie leçon de chant. 

Car nos trois artistes sont des esthètes, qui ne se contentent pas de reprendre des airs mille fois chantés, et se sont manifestement replongés dans les partitions pour en donner une interprétation plus riche et plus authentique. C'est aussi pour cela qu'on va les voir si souvent et avec autant d'impatience, pour découvrir leur interprétation.

Et le public de la Scala surchauffé, qui ovationne à part égale tous les artistes, aura droit à… quatre « bis ».

Le premier est particulièrement émouvant et JDF aime donner cet aperçu de sa culture latino-américaine (qu’il partage avec Dudamel qu’on voit tout ému). Le ténor arrive avec sa guitare, qui sera son seul accompagnement et nous donne le fameux  "Paloma", chanson que nous connaissons tous mais qu’il interprète à sa manière de chanteur d’opéra, capable d’acrobaties vocales impressionnantes. Le cœur de l’Amérique latine et le talent d’un grand professionnel de l’art lyrique…

Dans la même veine, Kaufmann va nous proposer également un « must » de sa propre culture avec le superbe extrait de l’opérette (hongroise) Comtesse Maritza de Emmerich Kálmán, « Mein Wien » qui sera d’ailleurs le titre de sa prochaine tournée de récitals à la rentrée 2019. L’orchestre de Vienne met tout son cœur à accompagner cet hymne à la belle ville…
Les deux ténors ont introduit leur « bis » par un petit discours en anglais, que JK répète ensuite en italien, après avoir donné le titre de l’opérette en hongrois.
Et la reine de la soirée y va de son propre bis, le délicieux « Ô Paris, gai séjour de plaisir » de Lecocq, air qu’elle nous avait déjà donné lors du premier récital de la soprano auquel j’avais assisté, un récital « Paris » donné à Gaveau il y a quelques années et qui lui va très très bien.
Preuve qu’elle n’a rien perdu de ses facultés exceptionnelles !

Last but not least, nos artistes vont nous proposer évidemment le traditionnel « Brindisi » de fin de concert, JDF et JK chantant Alfredo en alternance autour de Yoncheva. Et puis petit miracle du direct des grands concerts, Dudamel a rejoint Domingo pour diriger avec lui, et soudain JK se tourne surpris vers Domingo qui a à son tour entonné la partie d’Alfredo… émotion et reprise dans la joie et tous ensemble de la conclusion, aigus claironnant compris.
Très émouvant final, très emblématique de ce que l’opéra compte à la fois de talents authentiques et de joie partagée dans la simplicité.
Merci à tous.



Soirée toujours visible sur Medici TV et retransmise également le 13 juillet prochain sur 3SAT.

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