Selige Stunde, heures merveilleuses que nous offrent Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch dans leur dernier CD

 “Selige Stunde”


Jonas Kaufmann/Helmut Deutsch

CD sorti le 4 septembre 2020

  

Ce magnifique album a été enregistré durant le lockdown dû au Covid, en Bavière, par les deux complices au domicile de l'un des deux. Pas d'effet studio, que du naturel, un résultat étonnant et très séduisant, une liste de 27 titres dont certains faisaient partie de la liste des "bis" des concerts où l'interaction avec le public était maximale. 

J'ai souvenir d'en avoir entendu quelques uns lors d'un mémorable récital à Barcelone il y a quelques années au Palau de la Musica. Souvenirs émouvants d'un public en communion avec les artistes, ceux-ci ne se lassant pas d'offrir sans cesse de nouveaux "bis" à tel point que la durée totale du concert avait carrément doublé. La plus belle salle de Barcelone, les plus beaux Lieder de la terre, deux interprètes en fusion totale, un souvenir qui se réincarne miraculeusement dans ce CD.

C'est un album "d'opportunité" comme l'ont si bien expliqué Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann dans leur entretien avec Thomas Voigt, reproduit dans le livret qui accompagne ce bel enregistrement. Depuis longtemps l'un et l'autre avaient expérimenté, ensemble, toute une série de Lieder notamment à l'occasion des "bis" des récitals de "Liederabend" quand l'alchimie avec le public pouvait les conduire jusqu'à en offrir entre 5 et 10. Mais ils n'en avaient jamais eu le temps, malgré leur désir d'expérimenter un album entier strictement réservé à ce genre que tout mélomane qui se respecte, apprécie comme un exercice de petites histoires où texte et musique se répondent avec talent. 

Pris l'un et l'autre dans la tourmente du succès et des représentations incessantes de concerts (et d'opéra pour le ténor) aux programmes forcément un peu "standard" -les cycles de Schubert, Schumann, Mahler, Britten notamment- ils n'avaient jamais eu la possibilité de composer un "ensemble" beaucoup plus éclectique, assez hors norme au regard des exigences de tournée de récitals étroitement liées à la promotion d'un enregistrement, et auquel ils ont manifestement l'un et l'autre, pris beaucoup de plaisir.

Leur rencontre date de trente ans. C'était en 1991, l'un était étudiant à la Haute école de musique de Munich, l'autre était professeur, spécialiste de la technique du Lied. Kaufmann était déjà un perfectionniste comme en atteste Deutsch, il l'a choisi comme élève à cause de ce trait très caractéristique. Ils sont tous les deux capables de se remettre sans cesse en cause, certains accompagnements de Deutsch évoluent, choix des tempi, accentuation des nuances de la partition, toujours en complicité étroite et audible avec le ténor. Ils renouvellent le genre et nous proposent là, en plus, un enregistrement hors studio, assuré avec les moyens du bord et qui nous donne l'impression dès le premier et fougueux "Musensohn" d'être dans la même salle en direct avec les artistes, à leurs côtés.

Helmut Deutsch évoque le fait qu'il aura bientôt 75 ans et a plusieurs fois suggéré à Kaufmann se songer à se trouver un autre pianiste mais le ténor élude sans cesse cette question, manifestement pas prêt à changer cette équipe gagnante, qui aura laissé une empreinte importante à la tradition du Lied, plus souvent en concert qu'au CD. 

Le choix des morceaux s'est fait selon le goût personnel des deux artistes : "c'est notre playlist personnelle à tous les deux, dit Helmut Deutsch, c'est une sorte d'album de nos "bis"".

C’est aussi la première qualification qui m’est venue à l’esprit quand j’ai commencé l’écoute de ce CD après avoir lu la liste des morceaux qui vont de Mozart à Strauss ou Zemlinsky, balayant deux siècles de cette tradition musicale du Lied, choisissant des airs très connus (l’Etude de Chopin, la truite de Schubert ou la Berceuse de Brahms) ou des pièces plus rares comme celle qui donne son beau titre au CD, la sensuelle et sublime, Selige Stunde, d’Alexander Zemlinsky, l’un des joyaux intimistes de cet ensemble ou le Zueignaug du jeune Richard Strauss, court, concis, comme un coup de poing rageur que Kaufmann nous avait déjà proposé comme premier morceau de son premier CD solo, l’enregistrement Harmonia Mundi des Lieder de Strauss, une découverte du couple Deutsch/Kaufmann à l’époque.

On peut d’ailleurs mesurer en réécoutant un Jonas Kaufmann mûr, à la voix magnifiquement ambrée, bien plus sûr de lui, de ses audaces techniques et de son interprétation qu’à l’époque lointaine désormais de ce premier CD d’artiste encore inconnu, à quel point l’artiste a progressé dans la maitrise de ces œuvres difficiles, exigeantes et qui nécessitent sans cesse d’être revisitées pour approfondir leur sens.

Nos deux artistes soufflent d’ailleurs le chaud et le froid en permanence dans l’alternance de style des morceaux eux-même comme dans la subtile interprétation qui insistera ici sur les émotions de l’amoureux incertain, là, sur sa colère et sa fièvre, là sur les obsessions d’un poète et jamais on n’aura autant apprécié comme le piano répond, soutient, interprète lui-même. Leur « entremêlement » est tout simplement sidérant et explose dès le suberbe « Adélaide » de Beethoven qui valait de figurer dès le début du CD pour la qualité et l’orignalité de son interprétation surtout suivie du délicieux « ich Liebe dich » toujours de Beethoven sorte de broderie à la régularité romantique qui s’oppose merveilleusement à l’ardeur du précédent. Il est impossible de ne pas mesurer là tout ce que Kaufmann a appris de ses multiples incarnation de Florestan, dans Fidelio, l’unique opéra du maitre de la symphonie dans les contrastes qu’il nous propose pour ces deux morceaux. 

Calme et posé est également le Silcher dans sa première strophe avant de laisser sourdre la solennité et la gravité au travers du premier vers de la deuxième strophe, puis de reprendre légèreté et ainsi de suite. Vieille chanson allemande qui date de 1642 dans sa première version, cet Ännchen von Tharau a été mis en musique par Friedrich Silcher en 1827, c’est cette célèbre version que nos deux compères ont choisie.

De Mendelssohn à Grieg, et notamment ce « ich liebe dich » permet encore une fois, une époustouflante et pourtant si simple interprétation où l’accent appuyé mis sur les vers qui sonnent si bien dans l’allemand ourlé et précis de Kaufmann, dont la diction est souvenraine, « Ich liebe dich in Zeit und Ewigkeit », paroles pourtant banales mais qui avec cette musique des consonnes allemandes associées au même phonèmes rendent à ces mots une étrange force évocatrice de la passion qui nous émeut profondément.

Le Liszt qui suit est un « bis » classique de nos deux artistes qu’on retrouvé enfin gravé, avec plaisir, tout comme ce Widmung de Schumann et le célèbre et  délicat « Der Jüngling an der Quelle », parfois sussurré comme ce doux prénom de « Luise » qui semble s’évanouir au loin tandis que le piano poursuit quelques notes qui, à leur tour, s’évanouissent…

Beaucoup de « critiques » ont relevé la qualité, la force et la puissance du Still wie die Nacht » de Bohm, dont l’interprétation qui ménage de longues notes tenues et des « forte » d’opéra, évoque la manière dont Kaufmann chante Siegmund ou Lohengrin. Bouleversant, surtout suivi du magnifique Strauss lui aussi en mode « Forte » qui parle du cœur et de l’âme avec ces termes allemands (Hertz, Seele) dont la prosodie est infiniment plus poignante que la traduction française, avec cet « Habe dank » obsessionnel et solennel.

Contraste absolu pour reposer l’auditeur attentif avec l’intimiste « Selige Stunde » que j’ai déjà évoqué pour la qualité de son phrasé sur une composition musicale volontairement heurtée que là aussi, nos interprètes savent explorer dans son apparente simplicité pour aller au fond des sens. Soulignons la lenteur presque hypnotique du piano quand le chant murmure « und schlafen »…

Plus classique, la belle mélodie de l’étude de Chopin, très souvent utilisée y compris par des chanteurs de variété (le célèbre Lemon incest de Gainsbourg), que Kaufmann chante avec la tendresse parfois fiévreuse que l’on a à l’égard de cette si tendre musique qui sonne en soi…

Un Wolf bien ciselé mais que j’ai trouvé un peu plus anecdotique pour revenir à la beauté de cet « als die alter Mutter » de Dvorak, une pèce rare, brève et superbe, introduit par un piano volontairement heurté accompagnant un magnifique crescendo sur « Jetzt die braunen Wangen netzen mir die Zähren ». Choix d’autant plus émouvant qu’au détour de la conversation Helmut Deutsch, précisant que Carl Bohm (Still wie die Nacht) n’a rien à voir avec Karl Böhm, raconte que sa mère chantait régulièrement ces Lieder bien qu’elle ne soit pas artiste mais mathématicienne.

Strauss à nouveau, Brahms, et.. Tchaikovsky, choix plus inattendu de la part du duo…mais quel choix de maitre une fois encore ! D’abord il y a le poème magnifique de Johann Wolfgang von Goethe : « Nur wer die Sehnsucht kennt » qui à lui seul mérite l’admiration par l’équilibre de ses vers et la beauté de ses paroles. Il est alors mis en musique par Tchaikovsky dans le cadre de ses Six romances (c’est la sixième), sur des paroles russes. Mais l’original allemand est finalement le plus authentique. Et sa force romantique est intense en ces quelques mots qui expriment la nostalgie dans des termes quasiment intraduisibles…

Retour à Mozart pour Kaufmann qui a beaucoup chanté le compositeur autrichien de génie à ses débuts, s’illsutrant dans à peu près tous les rôles célèbres pour ténor de Tamino à Titus.

Petites pièces sans prétention, très mozartienne, la « qualité » dans la simplicité, dentelle et jolies mélodies, avec beaucoup de charmes le tout accentué, là encore par une diction exceptionnelle et qui fait sens.

Schubert (Die Forelle) ou Schumann (Mondnacht) sont aussi parmi les « bis » souvent entendus. Saluons l’expressivité et la fraicheur du ruisseau et de la truite bondissante, un vrai bain de jouvence en ces temps sombres. Et puis la jolie berceuse de Brahms que tout le monde connait, reposante et délicate.

A propos des choix faits concernant les Lieder de Schubert que Kaufmann a beaucoup fréquenté, il raconte qu’il avait d’abord opté pour le Schwanengesang qui manque à ses nombreux enregistrements (et qu’il aurait du chanter à New York en octobre) mais Helmut Deutsch a exprimé le souhait qu’ils interprètent d’abord ce cycle ensemble sur scène comme ils l’ont toujours fait pour les cycles précédents.

Un Wolf assez solennel et émouvant « Verborgenheit » précède le dernier morceau, honneur à Mahler que Kaufmann a toujours adoré chanter avec ce « ich bin der Welt abhangen gekommen » poème de Friedrich Rückert, revendiquant la solitude de l’artiste et son retrait loin du monde, de circonstances qu’on croirait écrit pour illustrer ce retrait forcé des scènes dont ont été victimes des centaines d’artistes du spectacle vivant de par le monde.

Les derniers vers sont autant d’affirmations désespérées et résignées du reclus que le monde a oublié : « Ich bin gestorben dem Weltgetümmel/und ruh in einem stillen Gebiet/ Ich leb allein in meinem Himmel/in meinem Lieben, in meinem Lied »


Cycle de Lieder d’une rare homogénéité et d’une qualité exceptionnelle d’interprétation, ce CD marquera à mes yeux le symbole des « miracles » du lockdown, qui a permis à des artistes de retrouver, sans pression du temps, sans obsession du succès, la volonté de communier son art au public, en toute simplicité. 

Helmut Deutsh et Jonas Kaufmann dans un même élan de sincérité et d’envie de ne jamais s’arrêter même quand tout se tait, nous offrent une belle leçon d’amour de la musique, rajeunie, épurée, directe et naturelle. Ils ont profité de cette école buissonnière pour enregistrer toute une série de Lieder durant 4 jours, il est possible que d’autres joyaux soient publiés plus tard et surtout, que cela donne à nos artistes l’envie d’en faire une tournée. Où tous les « bis » seront permis !


 

Liste des titres

Franz Schubert: Der Musensohn, D 764 – Der Jüngling an der Quelle, D 300 – Die Forelle, D 550 – Wandrers Nachtlied II, D 768

Ludwig van Beethoven: Adelaide, opus 46 – Zärtliche Liebe, WoO 123

Friedrich Silcher:Annchen von Tharau

Felix Mendelssohn: Auf Flügeln des Gesanges, opus 34/2 – Gruss, opus 19/5

Edvard Grieg: Ich liebe dich, opus 41, n° 3

Franz Liszt: Es muss ein Wunderbares sein, S 314

Robert Schumann: Widmung, opus 25/1 – Mondnacht, opus 39/5

Carl Bohm: Still wie die Nacht

Richard Strauss: Zueignung, opus 10/1 – Allerseelen, opus 10/8

Alexander Zemlinsky: Selige Stunde, opus 10/2

Frédéric Chopin (arr. Alois Melichar): In mir klingt ein Lied (after Etude opus 10/3)

Hugo Wolf: Verschwiegene Liebe – Verborgenheit

Antonín Dvorák: Als die alte Mutter, opus 55/4

Johannes Brahms: Da Unten im Tale, WoO 33/6 – Wiegenlied, opus 49/4

Pyotr Ilyich Tchaikovsky: Nur wer die Sehnsucht kennt, opus 6

Wolfgang Amadeus Mozart: Das Veilchen, K 476 – Sehnsucht nach dem Frühling, K 596

Gustav Mahler: Ich bin der Welt abhanden gekommen

 

Jonas Kaufmann (tenor), Helmut Deutsch (piano)

Recorded in Munich, Germany (April 16–19, 2020) – 71’

Sony Music 19439783262 – Booklet in English and German

 

 


 

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