Retour sur la Traviata, Paris Bastille, séance du 21 février 2018

Retour sur la Traviata, Paris, séance du 21 février

Décors de la Traviata, Opéra de Paris



On attendait la diva, dans un de ses meilleurs rôles, celui de Violetta avec lequel elle avait brûlé les planches il y près de dix ans. A Salzbourg d’abord, dans la mise en scène de Willy Decker où l’obsession du temps qui passe et conduit à la mort, enferme les personnages dans un espace étouffant, mais fait de Violetta et d’Alfredo des héros contemporains de la jeune société qui s’étourdit dans les fêtes et l’alcool. 



Elle y était jeune, belle, taille et allure de rêve et son Alfredo beaucoup moins bien chantant qu’elle, était Rolando Villazon, alors coqueluche des critiques et du public, renouvelant magistralement lui aussi le comportement scénique des artistes d’opéra. 
Ils bougeaient, vivaient, riaient, pleuraient, se déchiraient avec beaucoup de talent. Mais la reine, c’était elle. Ce fut personnellement ma découverte de la soprano russe. Elle avait un tel aplomb, un tel engagement, une voix si belle qu’on ne pouvait plus détacher les yeux d’elle. Elle avait remis ça l’année suivante à Londres dans une mise en scène classique (que j’ai revue l’été dernier à Londres d’ailleurs), avec deux autres vedettes de ce qu’était le nouveau style des jeunes loups de l’opéra : Jonas Kaufmann et Dmitri Hvorostovsky. C’en était sérieusement fini des postures à l’ancienne, des ténors qui chantaient face au public d’un ton emphatique, la main sur le coeur, et des sopranos qui ne bougeaient que pour donner leur plus beau profil avant d’entamer leur grand air. Les retransmissions cinéma qui se développaient alors notamment à partir des productions du festival de Salzbourg et qui donnaient des DVD, exigeaient que les représentations soient photogéniques. Cette Traviata était parfaite et son interprète formidable. 

Anna Netrebko, Rolando Villazon Salzbourg 2005


Depuis lors Anna Netrebko a parcouru un tel chemin qu’on ne peut, rétrospectivement, que se féliciter d’avoir pu la voir et la remarquer dès cette époque.
Un tel chemin et beaucoup d’autres rôles qu’il serait trop long de citer.
Elle l’avait promis : elle rechanterait une dernière fois Violetta, un rôle qui lui allait comme un gant, à la Scala, puis à Paris.
Elle a tenu sa promesse dans la prestigieuse Scala mais a déclaré forfait lundi 19 février pour l’ensemble des trois représentations programmées à l’opéra de la Bastille.
La déception a été si vive, son annulation l’objet de tant de controverses, que Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris, a du écrire un courrier aux spectateurs pour partager avec eux, la déconvenue et assurer que le spectacle serait à la hauteur des talents de l’opéra, malgré cet aléa.
Cette histoire restera donc une pierre dans le jardin de l’artiste, et une blessure d’amour-popre des parisiens.




Bref, la soirée du 21 février s’est finalement, malgré les craintes et l’énorme responsabilité qui reposait sur les épaules des artistes, fort bien déroulée et même plus que cela. Si bien qu’elle restera dans nos mémoires comme une grande soirée, une soirée exceptionnelle.
Les artistes ont eu à coeur de donner le meilleur d’eux-même et cet engagement était palpable, le public était suspendu à leurs voix, à leurs gestes. Rarement une Traviata aura été aussi tragique et intense, le spectacle se donnait sur scène et dans la salle.
Sans doute d’abord parce que Placido Domingo, lui, était venu directement depuis Londres où il dirige Tosca en alternance avec son Germont père à Paris. A soixante dix huit ans (au moins...), il faut le faire. Mais notre ténor magnifique, devenu baryton tout en gardant un timbre de ténor si caractéristique, a gardé une bonne partie de sa splendeur et surtout son incroyable présence. Il parait assez évident, dans ce cadre, qu’il a été pour beaucoup dans le soutien de ses collègues et de l’ensemble de la troupe pour faire face à la situation et communier avec un public, a priori acquis à ce qu’il allait voir.

Placido Domingo en Germont père

Comment décrire l’indescriptible ? Cette fameuse scène de l’affrontement entre Violetta et Germont père à laquelle succède les échanges entre le père et le fils avec cette aria, qui est l’un des plus beaux airs pour baryton “Di Provenza il mar” que soudain, sur une demi-phrase le timbre de Placido Domingo s’efface, il fait signe au chef qui stoppe immédiatement l’orchestre, la salle retient son souffle, il reprend et triomphe. Il domine l’ensemble de la scène, sa voix porte encore très loin, très fort, il respecte les nuances, son legato est presque parfait, et nous sommes si émus d’autant de courage et de sens de la scène, d’amour du public, que nous le lui rendons aussitôt par une interminable ovation. Il ne se redresse pas de la situation accablée qu’il “joue” alors, il est son personnage, il est le roi de la soirée mais ne cabotine pas face aux acclamations, il attend pour donner sa dernière phrase suite à celle d’Alfredo et part sur ses talons non sans s’être baissé pour ramasser la lettre de Violetta tombée sur le sol.
L’opéra, spectacle vivant, fait alors mesurer à chacun tout à la fois le bohneur d’avoir vécu cela et l’incroyable performance des artistes...
Et pourtant le challenge n'était pas facile pour les protagonistes de la soirée suite au forfait d'Anna Netrebko, Violetta est quand même (et incontestablement) le rôle principal de l'opéra, sur lequel il repose tout entier.


C'était donc d’abord sur les épaules de Marina Rebeka que reposait une partie de la réussite de la soirée même si l'incroyable présence, le charisme et les qualités vocales et scéniques de Placido Domingo ont sans aucune doute fait basculer la soirée dans l'exceptionnel.
Je l'avais déjà dit lors de la première de cette série que j'ai vue début février dans cette salle, j'apprécie le style et le jeu de Marina Rebeka. Elle a démarré prudemment cette fois (plus que lors de la première), ce qui nous a donné un acte 1 en demi-teinte où on la sentait tendue et plus précautionneuse que lors de la fois précédente, le 8 février où elle ne remplaçait personne et se sentait manifestement totalement à son aise dans cette mise en scène dans laquelle elle joue très bien. Mercredi  soir, elle a hésité avant de se lancer vraiment, l'acte 1 s'en est un ressenti, d'autant plus que, pour moi, Charles Castronovo avec qui elle n'avait pas du beaucoup répéter, a raté son entrée. 
Leur libiamo n'était pas "fini" mais très rapidement dès "il strano", elle a pris ses marques. Et elle a tenu son rôle de A à Z, campant une Violetta très crédible dotée d'une voix assez large et qui se projette très bien (j'étais au 30ème rang) et distille pas mal d'émotions.
Sa voix est très belle, et je ne trouve absolument pas ses aigus forcés, au contraire, je les trouve larges, aisés et très purs, elle en a la maitrise même si les sons filés qu'elle tente s'arrête un peu rapidement encore, et qu'elle ne tient pas toujours assez longuement ses notes.
Je réécoute volontairement l'enregistrement de Netrebko à Londres en 2008 (l'une de ses meilleures Traviata) et je dois dire que par certains aspects (en particulier un timbre très décidé et très rond), Rebeka marche plutôt sur ce type de traces que sur celles de sopranos
En dehors de Yoncheva, c'est la meilleure Violetta entendue dans cette salle et cette mise en scène (j'ai vu notamment Maria Agresta, Diana Damrau, Irina Lungu), nettement devant toutes les sopranos plus légères qui sont légion dans Violetta aujourd'hui. Et surtout j'ai été une deuxième fois totalement séduite par l'engagement phénoménal de l'artiste sur scène, Rebeka incarne une Violetta qui se refuse à mourir, “mourir si jeune” et ne rend jamais les armes(Netrebko ou Yoncheva que j'adore dans ce rôle le jouent de manière très similaire, ce sont des Violetta qui refusent la mort jusqu'à la dernière note, moi j'aime).

Charles Castronovo en Alfredo


J'ai été moins convaincue par Castronovo (bon mais je n'ai entendu aucun bon Alfredo depuis très longtemps) qui a raté son entrée notamment puis nous a donné un début d’acte 2 un peu hésitant, timbre sombre doté d’un vibrato assez instable dès qu’il monte un peu avec un De’ miei bollenti spiriti, pas toujours dans le rythme et dans le ton. Mais la dynamique de l'ensemble l'a conduit à prendre progressivement plus d'assurance et, pour finir, à trouver de très beaux accents, très touchants. Il a d’ailleurs à juste titre été très chaleureusement applaudi.

Domingo a gardé une sacrée pêche, malgré cet accident vocal qui l'a rendu encore plus émouvant et plus précieux sur la scène.
Bien sûr entre le timbre assez sombre de Castronovo en tant que  ténor et le timbre assez clair de Domingo ex-ténor devenu baryton, les duos n'étaient pas optimaux, et les voix se confondaient parfois, mais cela n'avait pas d'importance finalement.
Car entendre Domingo avec autant de force et de classe, à presque 80 ans, c'est tellement incroyable que cela aurait suffit à mon bonheur.

J’ai encore une fois remarqué la très belle Flora de Virginie Verrez , mezzo française qui avait été un beau Stefano dans Roméo et Juliette de Gounod au MET l’an dernier, représentation retransmise en direct au cinéma, avec Vittorio Grigolo et Diana Damrau, puis une Mercédès pétillante dans le très controversé Carmen mis en scène par Tcherniakov à Aix cet été. Bravo aussi encore une fois à Julien Dran, qui campe un Gastone très décidé.

Mais c'était bien mieux que cela...tout simplement parce que l'engagement de tous les artistes pour faire vivre (et mourir ) cette Traviata a été constant toute la soirée. 
A tel point que je me suis dit, que bien "jouée", cette mise en scène avait de sacrées qualités théâtrales, valorisant franchement l'opéra.

Les problèmes de tempi qu'on peut relever dans plusieurs passages, tiennent surtout aux fantaisies du chef Dan Ettinger qui a sa propre interprétation de la Traviata à laquelle je n'adhère pas toujours (je ne m'habitue pas à son Ouverture en particulier), elle suivait le chef et réciproquement. Par contre, si je l’ai trouvé inégal dans ses choix de direction, je ne peux que le féliciter de son attention de chaque seconde portée aux chanteurs qu’il a aidé d’une manière remarquable, donnant là aussi, une vraie signification à ce qu’on appelle travail d’équipe, y compris en présence de superstars.

Excellents choeurs admirablement mis en valeur par la mise en scène de Jacquot et ballets un tout petit peu moins réussis que le 8 février mais globalement de très bonne tenue.
Il y avait du bonheur dans la salle, un bonheur palpable.



Rien que pour cela, ce sentiment de communion autour d’un spectacle, c’était une soirée inoubliable.

Pour la distribution, et la critique de la séance du 8 février voir

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