Sonya Yoncheva, sauvage Médée à l'Opéra de Berlin

Médée


Musique de Luigi Cherubini

Livret de François-Benoît Hoffman pour la version française (1797, théâtre Feydau)
(traduite en italien par Carlo Zangarini pour la version italienne, 1909).

Direction musicale : Daniel Barenboim
Mise en scène : Andrea Breth
Décor : Martin Zehetgruber
Costumes : Carla Teti
MÉDÉE : Sonya Yoncheva
JASON : Charles Castronovo
CRÉON : Iain Paterson
DIRCÉ : Elsa Dreisig
NÉRIS : Marina Prudenskaya
Premier compagnon de Dircé : Sarah Aristidou
deuxième compagnon de DIRCE: Corinna Scheurle
Enfants de JASON et MÉDÉE : Malik Bah, Toyi Kramer

Choeur du STAATSOPER
STAATSKAPELLE BERLIN

C'est la version française dans une nouvelle production qui a été donnée au Staatsoper de Berlin.
  
Séance du 12 Octobre à l'opéra de Berlin

Dernière minute... retransmission disponible par ce lien
https://www.bbc.co.uk/sounds/play/m0000tcp

Les habitués de la version italienne (sous le nom de Medea), notamment des extraits de la Callas ou de la version intégrale avec Montserrat Caballé et José Carreras qu'on peut trouver sur Youtube) sont forcément un peu surpris par cette version originale, voulue par Cherubini et créée au théâtre Feydeau en 1797 avec ces dialogues en vers de François-Benoit Hoffmann.
Mais dirigé de main de maître par la baguette très inspirée de Daniel Barenboim et son superbe orchestre de la Staatskapelle de Berlin, c'est une oeuvre supérieure sur le plan dramatique, qui exacerbe les passions et les drames en donnant trois styles qui se succèdent sans temps morts et captivent littéralement le spectateur : les parties orchestrales d'abord, non seulement la très belle ouverture mais tous les interludes fort nombreux qui accroissent progressivement la tension dramatique, les dialogues parlés élégants et ciselés comme dans les plus grandes pièce théâtre et magnifiquement prononcés hier soir par nos artistes aussi impressionnants qu'au "Français", et enfin le chant, royal, qui ménage de très beaux airs solos à chacun des artiste (et pas la part du lion, enfin de la Lionne, à Médée), des dialogues sous tension permanente, un véritable combat de mots et de notes, que les interprètes et la mise en scène servent très bien.
Etonnant maestro d'ailleurs, qui déçoit parfois mais qui avait manifestement ce projet à coeur, avec sa diva et son orchestre en formation de taille moyenne aux cordes sublimes de douceur déployant un son soyeux et brillant à chaque instant, un équilibre avec vents, cuivres et percussions d'une grande élégance et d'une grand efficacité dramatique, et surtout en phase avec son interprète principale, Sonya Yoncheva avec laquelle il a manifestement longuement travaillé pour réussir une telle impressionnante osmose. La fosse du Staatsoper est d'ailleurs très ouverte (très peu couverte) et le maestro se dresse souvent pour brandir sa baguette en direction des chanteurs qu'il dirige tout autant que les instruments. Aux salut l'orchestre est même monté tout entier sur la scène pour une très belle standing ovation.
J'ai beaucoup aimé également la mise en scène de Andrea Breth et les costumes de Carla Teti (costumes et apparence physique des protagonistes). Le décor n'est pas très beau mais simple et joue un rôle dans le tourbillon final qui conduit au meurtre et à la destruction totale. 
Nous sommes dans un entrepôt d'objets d'art plus ou moins sortis de leurs caisses de bois : un cheval de bronze entier et son "pendant" sans tête, la fameuse toison d'or dérobée par Jason qui déborde d'un immense coffret, des tableaux posés contre les parois. Des pans coupés montrent les arrières de l'entrepôt et un jeu de rideau 
permet d'entrevoir le lointain infini e la Colchide, le pays de Médée.

Dans ce décor contemporain dont le mouvement des pans de mur va s'accélérer au fur et à mesure que la mort s'installe dans la tragédie pour finir dans un tourbillon halluciné dont Médée suit le mouvement pendant la course folle du final, chaque personnages est caractérisé par son allure : Médée, visage noirci des symboles de la magicienne redoutable qu'elle est, robe longue et voile mais cheveux très bruns apparents et une épaule nue qui suggère sa féminité en même temps que sa cruauté, Dircé blonde, robe blanche de l'innocence au premier tableau puis robe dorée de reine, elle est la lumière face à la sombre Médée. Jason est en costume de ville de cadre peu dynamique qui parait toujours anachronique et décalé dans cette histoire de bruit et de fureur, comme s'il avait raté tout dans sa vie, allant chercher la Toison mais ramenant une Médée à la cruauté sans nom, lui faisant des enfants pour finalement décider d'épouser Dircé ce qui provoquera la mort de tout le monde. Créon a l'allure du vieux roi, du vieux sage qui tentera en vain d'éviter le pire. L'esclave de Médée, Néris est couverte de noir, tête courbée, soumise malgré sa volonté de conseiller à Médée la modération.
Beaucoup de mouvements sur la scène, faisant sens, et un final d'une grande intensité, où Médée fait dix fois le tour du plateau en même temps que le décor pendant son chant final tandis que le feu s'allume dans tous les coins de la scène, symbolisant son chant de mort alors qu'elle jette à Jason désespéré "Après mille tourments, je te verrai descendre, et sur les bords du Styx mon ombre va t'attendre".
Elle se poignarde (alors que le livret dont les didascalies sont d'une précision maniaque, prévoit qu'elle se jette dans le feu entrainée par les trois Euménides, tandis que le feu se propage au temple et au palais qui s'écroule). Et dans les dernières notes, le rideau se ferme sur la scène, Médée s'y accroche et tombe devant, le public hurle d'émotion tant la scène est sidérante et le maestro termine en apothéose un spectacle fascinant.
Le plateau est tout naturellement dominé par l'extraordinaire performance de Sonya Yoncheva dont c'était la première. Le rôle est pourtant écrasant, elle chante en tension permanente, les airs mélancoliques annonçant toujours de grands malheurs et nécessitant une voix dramatique et les airs héroïques étant fort nombreux dans chacune des scènes.
Or elle domine l'ensemble de son personnage avec une autorité et une sûreté absolument fascinante. Elle [i]est[/i] Médée. Médée amoureuse qui hurle "Ingrat" à la face de Jason, rappelant tout ce qu'elle a sacrifié pour lui, "Vous voyez de vos fils la mère infortunée, criminelle pour vous, par vous abandonnée, vous savez quel fut son amour, Ingrat il vous fut cher un jour".
Je cite le début de cet air pour faire voir à quel point le livret est littéraire à la manière des tragédies de Racine et de Corneille qui traitèrent tous les deux le sujet, et pour souligner mon admiration envers la performance de Sonya Yoncheva capable de le dire et de le chanter avec un naturel confondant et une diction superlative.
Si l'on ajoute à cet immense talent, indispensable dans ce genre d'oeuvre, une voix magnifique qui a retrouvé ses plus beaux accents, une maitrise du souffle qui a beaucoup gagné en technique et donne des engagements dramatiques à vous donner des frissons permanents, et une jeu d'actrice qui fait oublier quelques unes des célèbres divas qui l'ont précédé, on comprend que la soirée fut exceptionnelle.
Yoncheva fait tout passer par son chant racé et splendide, son timbre sublime mais qui entre peu dans les canons de la beauté classique, sa gestuelle féline et féroce sur scène : son amour trahi, sa cruauté sans faille (rappelons que pour aider Jason à voler la toison, elle tue son frère, le coupe en morceaux et disperse ses membres pour retarder son père qui les poursuit mais doit récupérer le corps démembré du fils pour lui offrir une sépulture ce qu'elle rappelle dans un de ses airs d'ailleurs), le chantage atroce auquel elle est résolue pour que Jason n'ait pas en plus ses enfants. Norma aussi s'interrogera et sera tentée de mettre à mort ses enfants après la trahison de son amant. Médée, elle, le fait.
Inoubliable, la prestation magistrale de Sonya Yoncheva me restera très longtemps en mémoire. L'artiste a réussi un pari audacieux et l'ovation que lui réserve le public prouve qu'elle a eu raison de sortir des sentiers battus et de postuler à devenir une référence dans ce rôle magnifique.

Mais. ses partenaires ne sont pas en reste : saluons d'abord le beau Jason de Charles Castronovo. Le ténor trouve là un rôle qui lui convient très bien : son timbre s'est très assombri dans le médium et le grave (perdant un peu de sa sonorité) mais reste très lumineux dans l'aigu et son affrontement avec Médée est tout simplement magnifique d'engagement, de beau chant, de confrontation au sommet entre stars de haut niveau.
"o fatale toison, o conquête funeste ! Combien vous nous coûtez de sang et de pleurs".
Sa profonde humanité et le sentiment d'être totalement dépassé par tout ce que son inconséquence a produit est très bien interprété par l'artiste qui a été très justement longuement ovationné lui aussi. Cela m'a fait très plaisir de retrouver "charlyténor" dans un vrai beau rôle qui lui convient très bien.
Iain Paterson impressionne par la beauté de son timbre et sa très belle ligne de chant, comme souvent avec cette basse wagnérienne qui nous a séduit à plusieurs reprises sur les scènes allemandes. Je ne répète pas qu'il joue très bien, c'était le cas de tout le plateau, hier, signe d'une excellente direction d'acteurs.

Découverte (il me semble) par contre pour la Néris de Marina Prudenskaya, qui possède une très belle voix de mezzo, sombre mais très sonore, presque une vois de contralto, du plus bel effet en contraste avec celle de Yoncheva (qui a gagné aussi en gravité par ailleurs), qui chante très bien, incarnant un personnage éperdu d'admiration pour sa maitresse qu'elle voit sombrer dans la folie. Très applaudie aussi.

Reste le cas Elsa Dreisig, qui a accusé le coup du fait de quelques huées lors des saluts, bien qu'elle ait été plutôt applaudie  au moment de son grand air à l'acte 1. Personnellement j'ai apprécié de lui découvrir un grand sens dramatique, une grande force de caractère pour camper une Dircé pas anecdotique du tout, un grand sens du théâtre. La voix est très bien projetée mais un peu tout d'un bloc sans nuance et sans personnalisation du timbre, ce qui est sans doute ce qui a déplu à certains, d'autant que les aigus du coup sont un peu acides.
Je crois qu'elle aura intérêt à apprendre un peu plus de technique avant de se lancer plus avant dans des rôles dramatiques mais elle possède l'ossature vocale...Curieuse impression de songer à Alexia Cousin en l'écoutant.

Ce petit bémol (ce petit accroc plutôt) écarté, il faut quand même féliciter tout le monde pour sa diction et sa clarté en français, son passage du dialogue au chant sans difficulté et ce jeu d'équipe si fascinant, mené de main de maitre par une Sonya Yoncheva passée au statut de super diva de grande classe dans le beau théâtre rénové "Unter Den Linden" dont le plafond rehaussé de trois mètres, permet une assez bonne acoustique.

En sortant surprise : Berlin s'était paré de mille couleurs et animations sur les façades des bâtiments, pour la fête des lumières.
Que du bonheur.






On pourra écouter la retransmission de la séance du 20 octobre sur BBC3 par ce lien.

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