Marnie - Nico Muhly (d'après le film d'Hitchcock) - MET - 10 novembre 2018

Marnie 

De Nico Muhly
Sur un livret de Nicolas Wright, d’après le film d’ Alfred Hitchcock (1964) lui-même tiré d’un roman de Winston Graham

Direction musicale : Robert Spano
Mise en scène : Michael Mayer

Marnie : Isabel Leonard
Mrs. Rutland : Janis Kelly
Marnie's Mother : Denyce Graves
Terry Rutland : Lestyn Davies
Mark Rutland : Christopher Maltman
Mr. Strutt : Anthony Dean Griffey
Malcom Fleet  : Will Liverman
Derek : Ian Koziara 
Miss Fedder : Marie Te Hapuku
Dr. Roman : James Courtney
Lucy : Jane Bunnell
Dawn : Stacey Tappan
Petit garçon : Gabriel Gurevich
Les doubles de Marnie: Deanna Breiwick, Disella Lárusdóttir, Rebecca Ringle Kamarei, Peabody Southwell 


Pas facile de toucher à des œuvres mythiques pour en faire un opéra. Le film d’Hitchcock a profondément marqué toute une génération de cinéphiles dont je suis, c’était sa période « thriller psychanalytique » (il y aura aussi Psychose, la Maison du docteur Edwardes dans cette même veine). Il avait pour compositeur l’excellent Bernard Hermann (dont la musique aux thèmes qui reviennent en s’amplifiant de manière obsessionnelle, faisait beaucoup pour l’atmosphère très particulière de ses films et, enfin, il avait une distribution presque idéale.
Je dis « presque » parce que c’était sa muse, Grace Kelly qui était prévue à l’origine mais, devenue entretemps princesse de Monaco, elle avait dû (apparemment contre son gré) renoncer au rôle. Tippi Hedren sans avoir peut-être la classe folle de Grâce, était une Marnie très emblématique de la volonté de Hitchcock de faire de ce film, une étude approfondie des relations dans un couple, dont l’un (extraordinaire Sean Connery), fétichiste, est fasciné par l’idée de « posséder » une femme voleuse, et elle, brisée par un drame d’enfance qu’elle a oublié, ne peut accepter ni les hommes, ni l’amour. 
Dans le film d’Hithcock, les « effets » spéciaux sont très nombreux avec cet étrange choix de décors manifestement faux (le paquebot « peint » au bout de la rue où se situe la maison de la mère de Marnie, là où le malheur commence, à Baltimore, les scènes de chasse où Marnie sur son cheval adoré semble littéralement coupée du reste des protagonistes, les retours aux flashs rouges avec bruit de tonnerre dès que Marnie perd pied, quand ses épouvantables  souvenirs affleurent dans sa mémoire …).
Il est évident que la mise en scène de l’opéra s’est profondément inspirée de cette grande réussite du cinéma technicolor, reprenant à juste titre plusieurs scènes presque à l’identique, notamment celle de la chasse, remarquablement rendue par un mouvement de figurants autour de Marnie, juste avant sa chute, puis quand il s’agit de la relever et qu’elle doit se rendre à l’évidence : son cheval est mortellement blessé, il faut l’achever. Marnie n’a pas de père et elle doit tuer celui qui s’y substituait dans son esprit malade.
De la même manière, et les chanteurs en parlent lors des entractes, les interprètes des personnages, leur stature d’icônes (et la présence de Tippi Hedren venue saluer sur scène lors de la Première), pèsent sur leurs épaules.

Sans être une œuvre de génie, je trouve que Muhly et Wright nous proposent un beau produit et s’en sortent de manière intéressante, en restant fidèles aux thèmes principaux du film, à ses décors des années 60 et surtout à sa galerie de costumes (Marnie porte 15 robes différentes au cours de la représentation, toutes très typées haute couture de l’époque) et à ses « situations » : le bureau de comptabilité, le vieux coffre-fort où Marnie commet son larcin, l’entreprise d’imprimerie familiale où elle est secrétaire avant de se faire piéger par Mark, les deux « mères » personnages opposés de par leurs classes sociales et leurs réussite/échec dans la vie mais tout aussi égoïstes et fauteuses de troubles, l’hypocrisie de la bonne société d’alors et l’art de la métamorphose d’une Marnie aux cent visages qui ne trouve jamais le sien.
Mais les comparaisons s’arrêtent là car manifestement, les auteurs se sont également inspirés du roman d’origine notamment avec l’opposition/complémentarité des deux frères, double face du même individu écrasé du poids de responsabilités qu’il(s) n’assume(nt) pas, par contre, qui n’est pas présente dans le film et surtout avec l’explication finale qui diffère sensiblement également, plus cruelle dans l’opéra que dans le film. Enfin l'action retourne en Grande Bretagne alors que le film l'avait transposé à Philadelphie et Baltimore (je trouve que, du coup, le petit côté étriqué de la société dans toutes ses strates, du bas peuple à l'aristocratie en passant par les employés de bureau est plus pertinent mais ce sont peut-être des préjugés.)

Mais tout ceci est assez secondaire car l’opéra, pour finir, constitue une œuvre à part entière, du fait de la composition musicale. Sans être révolutionnaire, l’écriture musicale "en continu" de Nico Muhly est suffisamment originale pour créer sa propre tension dans la progression dramatique, et imaginer de fort nombreuses manières de représenter les obsessions d’un couple qui se cherche et cherche l’amour.

Les différentes partitions proposées aux personnages sont autant de contrepoints efficaces au reflet de leurs personnalités : le frère « raté » (mais sans doute le plus intelligent) chanté par un contre-ténor, l’autre qui réussit à assouvir ses fantasmes (mais aussi à se rendre assez antipathique) par une tessiture assez éloignée, de baryton, d’où ce contraste saisissant et remarquable entre les deux frères, de surcroit interprétés par deux artistes physiquement assez opposés, Marnie, mezzo-soprano très sollicitée dans le médium avec d’importants écarts de notes rendant compte de son désarroi, de sa folie, de ses passions, et accompagnée très souvent de 4 doubles et d’une tripotée d’hommes, symbolisant tout à la fois son dédoublement de personnalité et sa peur des « hommes » qui l’obligeaient la nuit à quitter le lit de sa mère quand elle était petite et que les marins débarquaient dans la petite maison près du port.
La partition donne également une grande place aux chœurs (la « foule ») qui évolue au cours de l’opéra et la partie instrumentale assez riche, évoquant le style de Thomas Adès pour l’essentiel, accompagne très efficacement la progression dramatique et la tension perceptible.
Je regrette seulement que Muhly n’ait pas choisi d’accélérer certains tempi aux moments tragiques, une certaine lenteur faisant retomber la tension malgré l’efficacité des décors, des vidéos et de la mise en scène.

Et cet opéra est très brillamment dirigé par Robert Spano, mis en scène par Michael Mayer et remarquablement bien distribué.
Les gros plans de la retransmission au cinéma permettent de mesurer à quel point nos artistes sont des acteurs hors pair jusque dans les détails de leurs expressions faciales qui ne sont jamais artificielles et rivaliseraient sans problème avec les meilleurs acteurs d’Hollywood. Cela m’avait déjà frappé lors de la précédente retransmission cinéma du MET, celle de la Fanciulla del west, c’est encore vrai pour celle-ci, les références « cinéma » de l’une et de l’autre étant évidentes, je salue le travail fait par tous les artistes.
Vocalement (et scéniquement donc), le plateau est littéralement irradié par la présence et le charisme d’Isabel Léonard en Marnie. Toutes ses pensées, tous ses sentiments, passent par son chant et ses expressions, son élégante gestuelle, agitée comme il se doit de quelques tics nerveux, bref, c’est une Marnie magnifique et une chanteuse sublime.
Mais l’étonnant Lestyn Davies n’est pas en reste en Terry, le « frère », voix haut perchée mais jamais ridicule, grande humanité cachée derrière les sarcasmes, de celui qui a un handicap, véritable sauveur de Marnie par bien des aspects, l’artiste a tout compris de son rôle et le restitue merveilleusement bien. Pas en reste non plus le Mark de Christopher Maltman, même s’il parait moins engagé, plus superficiel dans un rôle de personnage lui-même profondément perturbé. Très beau chant également.
Les deux « mothers » sont également remarquables :  la Mrs. Rutland de Janis Kelly (quel air pincé et quelle voix de crécelle indignée géniale) et la Marnie's Mother de Denyce Graves (dont on peine un tout petit à croire à la cruauté et qui ressemble plus à la mère victime des hommes d’Hitchcock finalement, mais qui chante très bien d’une belle voix chaude et riche). Remarquable Mr. Strutt d'Anthony Dean Griffey, ténor très expressif dont la voix se situe entre celles des deux frères (il a été très applaudi à juste titre).

Les rôles secondaires sont de grande classe également (il faut que j’en trouve la liste) et la direction musicale d’une précision, richesse, élégance remarquable.

Beaucoup de succès à l’applaudimètre et une soirée fort agréable dans un cinéma était raisonnablement rempli pour une oeuvre contemporaine créée au MET qu'on ne peut que remercier de nous transmettre tous les ans ce type d'oeuvre.







Tippi Hedren dans "Marnie".


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