Hector Berlioz Les Francs-Juges - Thomas Adès, Polaris, Michael Tippett, A Child of our Time - Philharmonie de PARIS - Novembre 2018

NUIT DE CRISTAL 

Hector Berlioz, Les Francs-Juges, ouverture
Thomas Adès, Polaris 
Michael Tippett, A Child of our Time



Thomas Adès, direction musicale
Michelle Bradley, soprano
Sarah Connolly, mezzo-soprano
Mark Padmore, ténor
John Relyea, basse

Lionel Sow, chef de chœur
Le Chœur de l'Orchestre de Paris
Le Choeur de jeunes de l’Orchestre de Paris
Béatrice Warcollier, chef de choeur associé
Marie Joubinaux, chef de chœur associé
Marie Deremble-Wauquiez, chef de chœur associé
Edwin Baudo, chef de choeur associé

Outre la courte œuvre de jeunesse de Berlioz (qui déploie déjà une grande partie de son génie), Thomas Adès dirigera son « voyage musical pour orchestre" Polaris (l'Etoile polaire) avant l'événement de la soirée qui lui donne son titre (Nuit de cristal), l'oratorio de Michael Tippett "A Child of our time". 
Ce dernier a été composé entre 1939 et 1941, par le compositeur, très engagé politiquement (il était trotskyste), qui voulait lancer un cri de révolte contre la Nuit de cristal, le massacre des juifs dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 par les nazis en Allemagne. Le pouvoir nazi avait pris pour prétexte le meurtre d'un diplomate allemand par le jeune juif polonais Herschel Grynszpan (l'enfant de notre temps...) pour organiser une véritable nuit de terreur. Tipett voulait tout à la fois dénoncer et alerter contre ce qui préfigurait à ses yeux les massacres de masse qui allaient suivre.
L'oratorio s'inspire de toutes sortes de musiques, Bach et Haendel sont cités comme références, ainsi que les nombreux Negro spirituals, qui s'insèrent dans l’œuvre.

A Child of our time a été créé le 19 mars 1944, à Londres, à l'Adelphi Theatre , avec Joan Cross (soprano), Margaret McArthur (alto), Peter Pears (ténor), Roderick Lloyd (basse), le London Region Civil Defence Choir, le Morley College Choir, le London Philharmonic Orchestra sous la direction de Walter Goehr.


Retour sur la séance du 7 novembre 2018
Une véritable tempête s’est abattue sur les spectateurs captivés et totalement silencieux, comme conduits dans un autre monde par des milliers de fils invisibles hier soir dans la Grande Salle de la Philharmonie de Paris.

Il faut dire que l’orchestre de Paris, les chœurs, les solistes et le chef, le compositeur Thomas Adès se sont surpassés pour nous donner ces trois œuvres exceptionnelles à des titres divers mais qui se rejoignent sur bien des aspects, dont d’ailleurs la rareté.

A commencer par l’ouverture des Francs-Juges de Berlioz, seul morceau rescapé du premier opéra de Berlioz, composé sur un livret de son ami Ferrand à partir de 1826, donc dans sa prime jeunesse (il a 23 ans). L’opéra avait pour thème la passion et la lutte contre l’oppression. N’ayant jamais réussi à le faire jouer, Berlioz renonça à cette œuvre tout en reprenant certains thèmes pour ses symphonies. Sachant qu’à cette époque Berlioz connaissait les œuvres de Weber mais aucune des symphonies de Beethoven, on ne peut qu’être frappé par la composition très riche et très innovante de cette ouverture, notamment du fait de la succession ininterrompues de petits morceaux de style très divers (marche, fanfare, danse légère, partie lyrique etc.) et de l’utilisation des cuivres et des percussions en contrepoint des cordes, elles-mêmes souvent utilisées en pizzicati. Un mélange détonnant très tonique et très jouissif pour ouvrir une exceptionnelle soirée. L’orchestre est en pleine forme et suit son chef avec une passion perceptible et qui se communique très vite au public.

Et finalement on se dit en passant directement au 21ème siècle que la richesse d’une œuvre s’embarrasse peu de savoir à quelle époque elle a été créée. « Polaris: Voyage for Orchestra » a été composée par Thomas Adès, l’un des plus brillants et prolixe compositeur contemporain, en 2010, après « The Tempest » et « Powder her face » mais avant "The Exterminating Angel» pour ne citer que ses œuvres opératiques les plus célèbres. il dirigeait donc sa propre composition, très inventive et très exigeante envers les instrumentistes, qui évoque un voyage interstellaire uniquement à l’aide d’une sorte de mouvement continu qui fait appel aux harmoniques des cordes et au son cristallin du celesta. 


Après l’entracte, les chœurs entrent en scène et s’installent sur l’arrière-scène de la philharmonie, remplissant une bonne moitié des bancs. C’est déjà très impressionnant.
La solennité du moment est d’ailleurs renforcée par une entrée très sobre des quatre solistes devant un orchestre très fourni et très concentré.
Alors commence cette œuvre étrange et rare, "A Child of our time" de Michael Tippett, qui témoigne directement d’une époque révolue sans qu’on puisse se retirer l’idée qu’elle porte sa part noire d’actualité dans sa progression dramatique.
Les premiers mots de l’oratorio, chantés par les Chœurs sont « The world turn on its dark side. It is winter ». Avec le pressentiment du grand malheur à venir : « We are lost. We are as seed before the wind. We are carried to a great slaughter.”

Selon les parties de l’oratorio qui va raconter le long chemin qui va du geste de vengeance du jeune homme au pogrom de la Nuit de cristal, les chœurs sont “simples” ou “doubles” (les oppresseurs et/ou les opprimés), les solistes incarnent “le narrateur” ou des personnages précis (le ténor est l’enfant, la soprano, sa mère, la mezzo, sa tante etc), l’orchestre a ses propres parties, et les célèbres negro spirituals qui s’insèrent régulièrement et naturellement dans l’œuvre comme autant de moments épiques terriblement émouvants. 

Pour Tippett, la vague meurtrière de l’antisémitisme rejoint toutes les formes d’oppression donc l’esclavagisme des Noirs d’Amérique est l’une des autres formes modernes. Le splendide « let my people go » est l’un des plus beaux moments de la soirée, les chœurs sont tendus à l’extrême pour ce beau cri de liberté, l’ensemble des musiciens est au service de l’œuvre derrière la baguette survitaminée de Thomas Adès et c’est tout un peuple qu’on entend clamer son désir de liberté sous la haute voûte de la Philharmonie. Et ce beau chant répond au sinistre « Burn down their houses! Beat in their heads! Break them in pieces on the wheel!” répétés par les chœurs, l’appel au meurtre des Juifs.
L’oratorio se termine sur une belle note d’espoir chantée d’abord par le chœur « Here is no final grieving, but an abiding hope” puis la  mezzo « The moving waters renew the earth. It is spring », avant la conclusion des chœurs « Deep river ».

Ni œuvre religieuse, ni œuvre didactique à proprement parler, c’est plutôt le long récit des souffrances et des renaissances des peuples face à l’oppression. On y chante aussi (le ténor, the boy) « I would know my shadow and my light, so shall I at last be whole” (Je connaîtrai mon ombre et ma lumière, ainsi enfin je serai entier) qui renvoie à cette obsession de la double face, des côtés lumière et obscurité de chaque individu, du bourreau et de son double.

Outre la beauté des chœurs (qui jouent une partie décisive dans la conception même de cet oratorio) et le talent de l’orchestre qui se mesure à une partition qu’il sublime vraiment, outre la formidable efficacité du chef qui créée une atmosphère d’osmose totale entre toutes ces parties, il faut saluer la performance des solistes, tous de très haut niveau.

De la belle voix chaude au timbre riche et puissant de Michelle Bradley qui se joue de toutes les difficultés tout en risquant des nuances superbes dans le registre le plus aigu, semblant effleurer les notes à la solide technique de Sarah Connolly au beau medium ambré, qui donne le « la » d’une qualité extrême dès le début de la soirée, j’ai été extrêmement séduite par le chant émouvant et d’une grande beauté lyrique du ténor Mark Padmore. Il interprète le plus souvent « l’enfant » (the boy) et traduit très bien sa colère, sa douleur, sa peine …Son « My dreams are all shattered in a ghastly reality /The wild beating of my heart is stilled/day by day/Earth and sky are not for those in prison/Mother! Mother” vous arrache des larmes. Enfin la basse de John Relyea a sans doute la partition la plus complexe du fait de l’écart important de notes qui lui est demandé mais il se sort de ces passages aux graves profonds et aux aigus de barytons, avec beaucoup d’efficacité aussi.

Une oeuvre magistrale d'une force évocatrice sidérante sur un passé pas si lointain et qu'il ne s'agirait pas d'oublier… Deuxième séance ce soir 8 novembre !



A Child Of Our Time


Détails
Part I
1. The world turn on its dark side                                   5:00
2. Man has measured the heavens                              1:54
3. Is evil then good!                                                         4:00
4. 1 Now is each nation                                                  
    2 When shall the usurer's city cease                        3:14
5. I have no money for my bread                                  3:11
6. 1 How can I cherish my man in such days                
    2 A spiritual: Steal away                                            5:04

Part II
7. A star rises in mid-winter                                           3:24
8. And a time came                                                        2:23
9. O my son!                                                                    1:14
10. A spiritual: Nobody knows the trouble I see       1:14
11. The boy becomes desperate in his agony         1:21
12. They took terrible vengeance                                2:03
13. A spiritual of ander: Go down, Moses                   2:57
14. My dreams are all shattered                                  3:09
15. 1 What have I done to yoy, my son?                    
       2 The dark forces rise like a food A spiritual: O, by and by 3:34

Part III
16. The cold deepens                                           4:49
17. The soul of man                                              2:12
18. The words of wisdom are these                   4:20
19. 1 Preludium to the General Ensemble       
       2 General Ensemble: I would know my shadow and my light 5:53
20. A spiritual: Deep river                                      3:26



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