Simon Boccanegra - Verdi - Opéra de Paris - 15 Novembre 2018

Simon Boccanegra

Melodramma en un prologue et trois actes (1881)



Musique : Giuseppe Verdi
Livret : Francesco Maria Piave Arrigo Boito - D'après la pièce d'Antonio Garcia Guttiérrez

Direction musicale : Fabio Luisi
Mise en scène : Calixto Bieito
Décors : Susanne Gschwender
Costumes : Ingo Krüger
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : Sarah Derendinger
Chef des Choeurs : José Luis Basso
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Avec
Simon Boccanegra : Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco : Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) : Maria Agresta
Gabriele Adorno : Francesco Demuro
Paolo Albani : Nicola Alaimo
Pietro : Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri : Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia : Virginia Leva-Poncet

Première du 15 novembre 2018 
L'événement de ce Simon Boccanegra, c'est la magnifique prestation du baryton Ludovic Tézier qui nous comble de bonheur pour sa prise de rôle scénique. Nous l'attendions avec impatience, lui qui avait su nous séduire dans tant de rôles précédemment, et tout particulièrement un Don Carlo di Vargas dans la Forza à Munich où aux côtés de l'Alvaro de Jonas Kaufmann, il avait littéralement explosé sur la scène, leurs duos extraordinaires laissant le spectateur sans voix et retenant son souffle scotché par tant de talents réunis. Et il y a juste un an, son Posa à la Bastille, déjà entendu et admiré plusieurs fois dans la version italienne, nous bouleversait dans la très belle version française, dont la partition semblait écrite pour cette belle voix à la diction superlative et qui possède l'art rare de colorer son chant à l'infini pouvant tout autant incarner la douleur, la colère, la hargne, l'amour, la compassion... Simon Boccanegra était aussi (enfin) un rôle pour lui, qu'il avait déjà endossé l'an dernier en version concert. Sa prestation d'alors portait en elle les promesses d'un futur Simon qui marquerait l'histoire du rôle dans lequel le baryton Cappuccili reste la référence absolue. Restait... ?
Ludovic Tézier se voyait offrir (juste récompense !) une première fois dans ce rôle emblématique pour tout baryton verdien qui se respecte,  dans une création à Paris, l’une des places qui compte sur les scènes internationales. 
Et s'il n'y avait qu'une seule chose à retenir de la soirée, ce serait cette magistrale interprétation, qui balaye tout sur son passage et q'iil faut d'abord saluer.
Et c'est bien dommage que certains critiques aient cru bon de focaliser leurs impressions de soirée sur la mise en scène, car s'il faut la commenter, qu'on l'aime ou non, elle ne masque nullement l'exploit de Ludovic Tézier (et d'ailleurs la beauté musicale générale de cette représentation).
Pourquoi tant d'agitation autour de cette mise en scène ? 
Une nouvelle production signée Calixto Bieito est toujours un événement tant le metteur en scène catalan a prouvé qu’il ne laissait jamais personne indifférent. Il a ses fans absolus, ses détracteurs tout aussi absolus (qui savent en arrivant qu’ils ne vont pas aimer). Je précise tout de suite que je ne fais partie d’aucune de ces deux catégories, que je n’émarge pas auprès de la direction de l’opéra de Paris, et que je ne suis pas lancée dans une croisade anti-Lissner, ou anti-Regietheater, ou anti ce que vous voulez de fort désagréable tel qu’il en sévit pas mal en ce moment dans notre microcosme d’amateurs d’opéras écrivant des critiques.

Je n’avais pas apprécié du tout la production précédente de Simon Boccanegra à l’opéra de Paris, j’étais a priori donc très intéressée à la reprise de cet opéra de Verdi qui garde toujours une part de mystère dans le foisonnement des intrigues et est et reste un hymne en faveur de la paix contre toutes les querelles de… chapelle. Un Simon Boccanegra en costumes avec lourds décors surannés ne m'intéresse pas spécialement non plus. J'apprécie au contraire qu'un bon metteur en scène de théâtre valorise ce que l'oeuvre a de tragique dans ce foisonnement d'intrigues dont le fil conducteur pourrait se résumer dans le terme "destin fatal"...
Ce n’est pas la production de Bieito la plus aboutie loin de là mais elle est fonctionnelle, efficace et créée une atmosphère sombre, poisseuse et noire un peu à la manière du film « Série noire » avec l’inoubliable Marie Trintignant, d’où jaillit obstinément une lumière qui a du mal à se frayer un chemin. Atmosphère qu’on n’est pas près d’oublier tant elle imprègne tout : le fabuleux décor sombre et gigantesque, qui alterne ombre et lumières sous la forme d’un gigantesque paquebot démantelé et échoué, les costumes très années 70 tous en rapport direct avec cette référence du polar politique de ces années-là, la gestuelle lente et appuyée des chanteurs et des figurants, les mouvements des chœurs et l’ensemble d’une scénographie très complexe qui noue et dénoue les fils de l’histoire, par ailleurs scrupuleusement respectée.

Le décor, comme souvent chez Bieito, sert également à valorisation du chant et des différentes étapes musicales de l’œuvre de Verdi. Les chanteurs peuvent ainsi se situer à des « niveaux » différents, la proue du paquebot peut se rapprocher du bord de la scène, poussant chœurs et solistes sur la frange, les bras tendus vers le public au-dessus de la fosse d’orchestre, leurs voix unies (quels passages admirables) passant sans encombre l’orchestre dans un ensemble saisissant qui coupe littéralement le souffle dans son élan lyrico dramatique. Il y des aspects moins aboutis ou qui nécessitent sans doute d’être vus plusieurs fois telles que l’éloignement des personnages quand ils se retrouvent (et chantent le plaisir de s’enlacer), voire complètement ratés comme le cadavre de Maria à l’acte 1 qui agite frénétiquement ses bras et ses jambes dans l’agonie provoquant un bruit de plastique fort agaçant. Inutile aussi le rideau de l’entracte avec ce corps nu et les jolis petits rats noirs qui s’y promènent (je dis volontairement « joli » parce c’est le cas, mais on connait les préjugés humains à l’égard de cette bestiole).

Géniale par contre l’idée force de pénétrer les pensées de Simon pendant le déroulement des scènes, de voir ses obsessions, ses fantasmes, ses craintes, ses désirs même si ce versant est à mon avis insuffisamment exploité.
Les chanteurs jouent très bien dans le cadre qui leur est fixé, ce qui est la marque incontestable d'un bon directeur d'acteurs ce qu'est Bieito (qu'on se rappelle son Carmen par exemple avec Roberto Alagna). Je crois, pour avoir vu des répétitions, qu'on peut d'ailleurs affirmer qu'il a pris grand soin à préparer cette nouvelle production avec les chanteurs, pour leur permettre d'incarner leurs personnages au mieux et de ce point de vue, c'est une réussite complète.

Dans le rôle-titre, Ludovic Tézier qui s’est manifestement très bien entendu avec Calixto Bieito (comme l’an dernier avec Warlikowski pour Don Carlos d’ailleurs), se métamorphose à la fin de l’acte 1, devant nos yeux pour signifier le passage du temps. Il ramène ses cheveux en arrière, les lisse, chausse des lunettes et passe une veste. Curieusement il m’a alors (très agréablement) rappelé son incarnation « historique » (pour moi) de Don Carlo de la Varga dans la Forza à Munich où il opère également une métamorphose physique du même type pour le même genre de raisons d’ailleurs.
Beaucoup de son jeu passe par ses postures, étudiées et crédibles, l’évolution de ses pensées et de ses sentiments par son chant.
Car je l’ai trouvé royal. Il n’a pas cherché à incarner un Simon Boccanegra cruel, vindicatif ou haineux, tout ce qui ne correspond pas à son tempérament et aurait été de toute façon, un contre sens. C’est un marin échoué en politique dont l’idéal est de réconcilier l’irréconciliable. Dès le début son destin est tracé (symbole du seau dont il boira l’eau empoisonnée et qui est entre les mains de Paolo dès sa première apparition), il réussira mais en mourra et il agonisera pendant son propre triomphe.
Depuis Cappuccili, référence incontournable dans le rôle, je trouve qu’aucun chanteur ne parvenait à chanter ce rôle en ayant tout à la fois dans la voix, le legato « verdien », la beauté du timbre et le talent de colorer chaque note, et surtout, la capacité à monter soudain tour à la fois dans les aigus et en volume, vous prenant aux tripes et dominant ce rôle ingrat qui n’a aucun grand air alors que l’ensemble de l’histoire tourne autour de lui.
Fascinant Tézier. Du marin encore corsaire de l’acte 1, au doge muri et inquiet 25 ans plus tard, il domine son sujet : la voix enfle au fur et à mesure du déroulé de l’opéra, alors que dans le même temps le personnage se recroqueville pour agoniser devant nos yeux pendant de longues mesures. Un pari réussi et pourtant risqué, un rôle dont il peut faire désormais sa carte de visite avec fierté.

Je saluerai avec enthousiasme également le Fiesco de Mika Karès. Le timbre de basse est superbe, il n’a aucune difficulté jusque dans les graves les plus appuyés, et sa voix magnifique s’enroule particulièrement bien avec celle de Ludovic Tézier, les deux clés de fa trouvant là une vraie complicité musicale et scénique, l’une des grandes forces de ce Simon Boccanegra.
Si la voix de Nicola Alaimo est un brin moins sonore et moins brillante que celle de Ludovic Tézier, il n’en reste pas moins, lui aussi, un très bon baryton verdien, campant un Paolo assez convulsif, qui semble mijoter ses mauvais coups en permanence, un beau rôle de pervers, qui meurt avec panache. Toujours de très beaux ensembles vocaux de toutes ces voix d’hommes très spectaculaires auxquels l’acoustique de Bastille ne pose aucune problème.

Le Pietro de Mikhail Timoshenko est également parfait dans son rôle, chant propre et net, belle ligne bien tenue et beau legato, son arrivée progressive dans la cour des grands se confirme.

On a souvent critiqué le chant de Maria Agresta mais franchement, si ce n’est pas ma soprano préférée, elle a quand même de très belles qualités : une voix qui passe très bien l’orchestre comme les chœurs (la seule qu’on entend vraiment bien dans les « tutti »), une expressivité réelle très adaptée à son rôle comme à la mise en scène, et globalement un beau chant, si on excepte un démarrage assez laborieux (et peu d’applaudissements lors de son premier air) et des aigus un peu grinçants, ensuite, je l’ai trouvée adéquate sans être bouleversante. En tous cas adaptée au rôle. 
Ce qui n’est pas le cas de Francesco Demuro, ténor lyrique léger qui s’obstine à vouloir chanter un rôle spinto sans en avoir les moyens. Du coup aux moments héroïco-tragiques, sa voix se perd dans l’orchestre, ses effets sont un peu ridicules et son personnage peu crédible.
Dommage car avec un ténor adapté, on aurait frisé la très bonne distribution et sans doute, par son équilibre globale des grands rôles, une des meilleures depuis le début de cette saison à l’ONP.
Les chœurs m’ont sidéré par leur excellent travail, complexe et juste, personnage à part entière, avec des parties à chanter qui sont moins des « tubes » de remplissage que dans d’autres opéras postérieurs de Verdi et qui apportent un « plus » phénoménal à la réussite musicale globale.

Finissons par la très belle direction de Fabio Luisi, qui, après un début un peu lent. A mon goût, a pris les rênes avec énergie, en vrai chef d’opéra, faisant déferler les torrents musicals pour créer les contrastes saisissants de l’œuvre, sans jamais menacer l’exercice des chanteurs, jusque dans leurs nuances les plus ténues.
On était très loin des excès d’un Jordan dans Don Carlos l’an dernier.
Du Verdi comme je l’aime…

A peine sortie j’ai décidé d’y retourner, la mise en scène ne me gêne absolument pas, elle respecte l’œuvre dans son déroulé, c’est une interprétation intéressante qui demande à être creusée, mais j’ai surtout envie de réentendre cette performance musicale globale que j’ai encore dans l’oreille…


Mise à jour : j'y suis retournée deux fois, à chaque fois plus impressionnée par la perfection de la représentation. Voilà ce que je peux écrire sur la dernière séance vue, celle du 24 novembre : J’y suis donc retournée une troisième fois... pour une soirée magnifique et effectivement très ovationnée. Un triomphe personnel pour Ludovic Tézier en solo pour une fois, rien que pour lui. Important dans la carrière d'un baryton qui, bon an mal an, se retrouve souvent derrière la soprano et/ou le ténor.
Fabio Luisi fabuleux. Placée encore à un autre endroit du parterre, j'ai pu admirer la baguette du chef. Du Verdi comme je l'aime.
Je pense qu'hier tous les chanteurs avaient atteint un état de grâce proche de la perfection car moi non plus, cette fois, je n'ai pas eu de réserves sur l'incarnation d'Amélie par Maria Agresta qui, non seulement, chantait divinement bien mais, en plus, nous gratifiait d'une performance d'actrice exceptionnelle. Le duo père-fille fut un "must". Demuro lui même était bien meilleur qu'à la Première comme si l'élan magnifique donné par le chef en symbiose avec tous les protagonistes (et dans une synchronisation impressionnante avec la mise en scène), le portait au delà, de ses limites.
Soirée inoubliable car remplie d'émotions très très fortes.



L’un des Simon Boccanegra de référence
Sous la direction de Claudio Abbado, Cantano Piero Cappuccilli, Veriano Luchetti, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov. 1978




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