Tarare - Antonio Salieri - Philharmonie de Paris - mercredi 28 novembre 2018

Tarare 

Antonio Salieri 
Livret de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais
Création : 1787
En langue française

Mercredi 28 novembre 2018 — 19h30    
Salle des concerts - Cité de la musique

Christophe Rousset, direction
Karine Deshayes, Astasie
Cyrille Dubois , Tarare
Judith van Wanroij, La Nature, Spinette
Jean-Sébastien Bou, Atar
Enguerrand de Hys, Calpigi
Tassis Christoyannis, Arthénée, Le Génie du feu
Jérôme Boutillier, Urson, un esclave, un prêtre
Philippe-Nicolas Martin, Altamort, un paysan, un eunuque
Élamir : Marine Lafdal-Franc
Une Bergère sensible/L’ombre : Danaé Monté

Orchestre : Les Talens Lyriques
Choeurs : Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles


Cette redécouverte d’œuvres tombées plus ou moins dans l’oubli est l’un des grands plaisirs que nous donnent l’art lyrique tant le 18ème et le 19ème siècle regorgent d’opéras qui ont eu leur succès en leur temps puis se sont retirés des scènes durant tant de décennies qu’ils ont disparu des mémoires.
L’Opéra Comique s’est spécialisé dans ce créneau avec beaucoup de bonheur grâce notamment à un choix de qualité des formations musicales et des artistes lyriques prêts à prendre le risque de remettre au goût du jour une œuvre inconnue du « grand » public lyrique. Le label Palazetto Bru Zane a également édité en CD (avec livret et présentation très riche)  des opéras français devenus très rares.
Des chefs d’orchestre et leurs formations propres en ont aussi réhabilité un grand nombre avec la passion qui leur est propre.
Christophe Rousset et les « Talens lyriques » en sont des représentants emblématiques, sans doute parmi les meilleurs actuellement. Et pourtant, sans doute le sous-estime-t-on, l’exercice est difficile : il s’agit de demander à des artistes lyriques qualifiés, si possible excellents, d’apprendre des rôles pour quelques soirées, rôles qu’ils et elles n’ont a priori jamais appris, dont ils et elles n’ont même jamais fredonné les airs, ou eu l’occasion de les entendre. Il s’agit aussi de former des chœurs adéquats et de travailler avec des musiciens sur instruments anciens avec toutes leurs qualités, et d’abord celle d’être adéquats à l’œuvre, mais aussi tous leurs défauts : maniement difficile, propension à se désaccorder rapidement, inconfort de l’utilisation.
Tout cela Christophe Rousset le maitrise très bien, j’ai parlé de sa « baguette magique » et c’est l’impression qu’il donne, sans ostentation, avec la modestie du musicien inspiré d’abord par la belle ouvrage plutôt que par la gloire et soucieux de transmettre de l’émotion avant tout.
Son projet autour de la « réhabilitation » d’Antonio Salieri dont on connait la réputation fausse et «maudite », (il serait responsable d’avoir précipité la mort de Mozart), comprend trois œuvres : les Danaïdes, les Horaces et ce Tarare qui sont ou seront enregistrées et deviendront ces intégrales de référence qui manquent au grand compositeur bien plus célèbre et fêté en son temps que l’image du tâcheron dans l’ombre de Mozart qu’en fit le film de Forman « Amadeus ».
Et c’est surtout la rencontre avec Beaumarchais, l’excellent et truculent librettiste de ce Tarare qui transforme une composition musicale pleine de richesses extrêmement variées en opéra passionnant et passionné.


J’ai vraiment beaucoup aimé ce Tarare de 1787, qui manie allègrement les thèmes des Lumières et de la lutte contre l’obscurantisme et le despotisme, donnant le pouvoir aux petits et renversant les grands.
Le livret est très bien écrit, drôle, caustique, plein d’allant, en osmose parfaite avec une musique qui sort largement des règles étroites alors établies pour s’épanouir dans l’audace demandant à ses interprètes de sacrées acrobaties vocales et ne souffrant pas l’approximation. Ce Tarare perdrait une partie de son intérêt si l’orchestre ne respectait pas les sons des instruments de l’époque, si la diction des chanteurs était incompréhensible, s’ils adoptaient un ton emphatique ou grandiloquent. Mais mercredi soir, rien de tel au contraire.
Evidemment une version concert pose le problème des va et vient des chanteurs côté cour ou jardin, de la présence des partitions sur de hauts pupitres (on comprend que nos artistes ne puissent pas connaitre par cœur autant de nouveaux rôles qu’ils n’auront sans doute guère l’occasion de pratiquer à nouveau) et d’une difficulté « géographique » à traduire l’histoire sur scène.
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, nous touchions à la perfection dans cette petite salle des concerts de la Philharmonie, très adaptée à ce type d’œuvre.
Et je voudrais d’abord féliciter Christophe Rousset qui a su donner des couleurs à un orchestre d’époque, soulignant les évolutions considérables de la partition selon les « morceaux », soutenant sans faille des chœurs (divins) et des solistes dominant leur sujet avec un naturel confondant et une diction impeccable.
Beaumarchais voulait au travers de cette histoire s’attaquer à la monarchie et à l’Eglise, il a choisi de mêler intrigue politique, dimension sociale et histoires amoureuses avec personnages masqués, faisant rebondit régulièrement l’intérêt de l’œuvre auprès du public par des fantaisies littéraires à répétition. Il met en scène une révolution deux ans avant la Révolution française.
Salieri de son côté a manifestement expérimenté toutes sortes d’exercices musicaux, instrumentaux et vocaux en les faisant se succéder de manière variée et étourdissante.

Et le succès de la soirée doit beaucoup évidemment à l’excellence du plateau vocal.

Grand luxe que d’avoir choisi la magnifique Karine Deshayes pour incarner le modeste rôle d’Astasie et très bonne idée. Notre mezzo est partout depuis longtemps, Urbain très remarqué dans les Huguenots de Meyerbeer à Batille récemment, Elena dans la Donna del Lago de Rossini à Marseille, autre style, autre triomphe, elle campe cette pauvre Astasie bien malmenée, d’une voix profonde au timbre très soutenu, faisant frissonner tout le public avec son fameux cri « Tarare », qui symbolise l’appel au ralliement de tous à la révolte contre le sultan Atar.
Atar c’est justement Jean-Sébastien Bou, la figure la plus charismatique de la soirée, qui respire l’intelligence du texte et sa parfaite adéquation au personnage volontairement caricatural du tyran. La voix est superbement projetée, il ose toutes les nuances et les outrances du personnage et ma foi, comme d’habitude, c’est l’un des artistes qui me donne le plus de plaisir à écouter et à voir.
Cyrille Dubois est un Tarare à la jolie voix de ténor « léger ». On peut imaginer sans doute le rôle joué par un ténor à la voix plus large notamment pour les passages un peu plus héroïques du rôle mais le savoir-faire du jeune ténor est toujours bluffant : il adapte parfaitement bien ses moyens à lui au rôle qu’il incarne. Du coup nous avons un Tarare tout jeune, avec une forte dose d’innocence indignée et volontaire, qui laisse sa marque de fabrique à un rôle que personne n’avait de toute façon jamais entendu auparavant. Et comme il excelle dans la précision de la ligne de chant et le naturel confondant d’une diction parfaite (comme Bou d’ailleurs), on est comblé. Bravo.
Les deux excellentes « découvertes » pour moi auront été le Calpigi du jeune ténor Enguerrand de Hys, avec son beau timbre teinté d’une légère acidité qui le rend franchement émouvant comme le jeune eunuque qu’il incarne : son irrésistible « povero Calpigi » est un must qui restera longtemps dans les mémoires, surtout avec les encouragements tout aussi irrésistibles de son compère Bou, leurs jeux respectifs dans cette partie ludique de l’opéra, démontrant une très grande complicité réjouissante. L’autre c’est le baryton Jérôme Boutillier (Urson, un esclave, un prêtre), au beau timbre corsé, qui sait changer de couleurs et de style selon les différents personnages qu’il incarne et fait preuve lui aussi d’un grand sens de la comédie et d’une forte personnalité sur scène.
Plus connu (de moi) mais tout aussi impressionnant le baryton Tassis Christoyannis en Arthénée et en Génie du feu, a, des trois barytons, la voix la plus profonde avec des graves abyssaux et une modulation vocale parfaite.
Il ne faut bien sûr pas oublier Judith van Wanroij qui ouvre le bal en incarnation de La Nature, puis joue un rôle pivot en Spinette. La voix m’a paru un tout petit peu instable au début mais elle s’est rapidement chauffée et a gagné en largeur. L’artiste est vive et enjouée, avec beaucoup de qualités d’interprétations comiques là aussi.
Et ma foi aucune raison de ne pas citer aussi Philippe-Nicolas Martin, qui en Altamort était parfait, sans la moindre réserve. Mêmes remarques d'ailleurs pour les petits rôles de Marine Lafdal-Franc et Danaé Monnié.

Il ne reste plus qu’à attendre la sortie du CD (à venir chez Aparté) qui immortalisera cette soirée…

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