Otello - Verdi - Bayerische Staatsoper - 2 décembre 2018

Otello

Giuseppe Verdi · 
Livret de Arrigo Boito d'après la pièce „Othello“ de William Shakespeare

Première le 23 novembre 2018
Séances les 28 novembre, 2-6-10-15 et 21 décembre
Puis reprise au festival d'été les 12 et 15 juillet 2019
La Première sera retransmise en audio sur BR Klassik
La séance du 2 décembre a été retransmise en livestream depuis le Bayerische Staatsoper. 




Direction musicale : Kirill Petrenko 
Mise en scène : Amélie Niermeyer 
Décor : Christian Schmidt 
Costumes : Annelies Vanlaere 

Avec 
Otello : Jonas Kaufmann 
Jago : Gerald Finley 
Cassio : Evan Leroy Johnson 
Roderigo : Galeano Salas 
Lodovico : Bálint Szabó 
Montano : Milan Siljanov 
Ein Herold : Markus Suihkonen 
Desdemona : Anja Harteros
Emilia : Rachael Wilson


Séance du 2 décembre 2018

Disons tout de suite que nous avons vécu une soirée exceptionnelle grâce à une lecture musicale et scénique d’Otello jamais vue auparavant. Bien évidemment il faut d’abord saluer l’incroyable subtilité et l’immense talent de Kiril Petrenko et sa lecture analytique de la partition foisonnante et moderne de Verdi. La tension dramatique encore renforcée par le parti pris de huis-clos étouffant de la mise en scène (et du décor double et unique tout à la fois).
Dès l’ouverture Petrenko nous entraine sur des sentiers non encore battus malgré le nombre d’Otello vus et entendus jusqu’à présent. Nul besoin d’appuyer par un visuel explicite, le récit musical instrumental et vocal de cette tempête qui déferle sur le rivage tandis qu’on attend le « héros », le guerrier maure Otello, génial stratège et courageux combattant.
Les chœurs sont alors dans l’obscurité sur la scène qui s’éclaire peu à peu, tandis que dans une « petite chambre », Desdemone se désespère assise sur son lit blanc.

Petite cheminée avec feu qui brûle en haut, grande cheminée en bas. Esultate grandiose de Otello-Kaufmann arrivant dans la petite chambre.
Là immédiatement, on comprend que c’est le regard de Desdémone qui détermine la vision des choses, et l’incommunicabilité entre les deux amoureux  éclate au grand jour, comme celle d’un couple que trop de choses séparent au retour du combat du soldat. La petite chambre recule vers le fond de la scène puis disparait derrière un rideau tandis que la scène prend tout le plateau et restera à peu près inchangée dans ce parti pris de huis-clos. Une grande partie grise le "monde d'Otello", lit gris hautes fenêtres vers lesquelles les protagonistes sonderont l’infini, une petite partie blanche, havre de paix, refuge intérieur de Desdemona, lit blanc. L'opposition entre ces deux mondes dure pendant tout l'opéra. Elle est habillée de blanc élégamment, lui de gris tristement. Ils ne parviennent jamais à vraiment se retrouver : il est le plus souvent dans la partie "grise", celle du monde et des complots dont il sera victime, elle l'y rejoint mais retourne sans cesse dans sa petite chambre se réfugier. Où il tentera encore deux fois de pénétrer sans résultat. Quand il l'étrangle dans la partie grise, morte elle est "emmenée" chez elle dans le fond de la scène. Symétrie parfaite : deux cheminées, deux lits, deux fauteuils....

On peut tout à fait ne pas apprécier cette lecture par trop intimiste où Otello est un être complexe et angoissé, littéralement empoisonné à petit feu par un Iago d’une grande intelligence et d’une grande subtilité, ce qui rend vraisemblable le fait qu’Otello finit par succomber. On peut notamment être heurtés par le fait qu’on est loin de toutes les images d’Epinal du héros sauvage et fier,  pour plonger au contraire dans un Otello, affadi, gris et terne, mais avec la voix magnifique de Kaufmann, ce qui créée parfois un étrange malaise.
On peut trouver la résignation de Desdemona parfois excessivement soulignée et ne pas partager ce parti pris déroutant qui suit le livret de très près mais omet ou rend invraisemblables certaines scènes d’apparat et de faste notamment.
On peut… et moi-même j’ai été parfois déroutée. Mais il faut reconnaître à la metteur en scène un vrai choix esthétique assez audacieux. Pensez ! Enlaidir le beau Kaufmann qui a par ailleurs, naturellement, la tête de l’emploi, pour lui en faire une autre d’une banalité fort peu romantique. Réduire l’altière Anja Harteros à une femme rêveuse et résignée à mourir comme si son destin symbolisé par ces fleurs répandues sur son lit où elle se couche comme déjà vaincue, est également déroutant. Iago est sans doute le personnage le mieux traité, paradoxalement le personnage le plus expressif de la soirée.
Mais il ne faut pas trop se fier à ce que les caméras montrent dans une retransmission (que je n’ai pas vue) car en salle, l’ensemble, une fois qu’on a pris le parti de la scène, est dominé par un jeu hallucinant et très émouvant des protagonistes.
D’abord parce que sous la baguette de Petrenko, les infinies nuances de leurs voix, leurs changements de rythme, de couleurs, de volume, de style, sont respectées (et de toutes évidence encouragées). C’est la vision qu’a Petrenko du drame et l’ensemble est fascinant.
Ensuite parce que les trois voix se marient parfaitement. On connait les miracles que font Harteros et Kaufmann ensemble, le Iago de Gérald Finley est tout aussi harmonieux et vocalement on nage dans le bonheur.
Je citerai dans les grands moments : l’ouverture et les chœurs de la tempête (Una vela! Una vela! Puis Fuoco di gioia!), le duo Cassio/Iago (Qua ragazzi, del vino!), le duo d’amour Kaufmann/Harteros (qu’on est loin de la brute épaisse parfois décrite mais que ce Già nella notte densa est émouvant) dans l’acte 1. 
Puis je soulignerai le très étrange « Credo in un Dio crudel » que Finley-Iago interprète comme jamais je ne l’avais entendu avant, encore l’une des grandes découvertes de cette soirée. L’acte 2 est marqué le duo Kaufmann/Finley qui le termine, un vrai bonheur d’affrontement vocal de très haut niveau, suivi d’ailleurs d’une immense ovation de la salle. Très beau « Dio! mi potevi scagliar tutti » d’Otello-Kaufman, puis sa colère et son violent « A terra! Sì, nel livide fango » et la superbe complainte de Desdemona jurant qu’elle l’aime toujours malgré tout… Sans doute d’ailleurs dans ce dialogue halluciné, l’hypothèse d’une Desdémone résignée à son sort fait sens.
Superbe aussi la chute avec la rage folle d’Otello, son évanouissement alors qu’il est porté aux nues par la foule et le mépris de Iago tenté de l’écraser une bonne fois pour toutes. Le moment où toute sa haine transparait sans le moindre fard…« Ecco il Leon »
Au quatrième acte, tout se passe dans la petite chambre blanche. Magnifique "Piangea cantando nell'erma landa » d’Anja Harteros, suivi d’un non moins fabuleux « Ave Maria » puis arrivée d’Otello pour la scène finale et le meurtre.

A cet instant, l’émotion est à son comble dans la salle à Munich, tout le monde est suspendu aux lèvres des chanteurs et à la baguette de Petrenko. Après la fureur, le magnifique "calma come la tomba" est si bouleversant que plus rien d’autre n’a d’importance. La grande forteresse si fragile, si fissurée de partout, qu’est Otello est au comble du désespoir et c’est si bien chanté, si bien joué, que plus rien d’autre ne compte.
Tout y est : mezzo voce délicate, prononciation sublime, crescendo sur ce timbre si caractéristique, si incroyablement émouvant, jamais larmoyant toujours vraiment désespéré.
Et son ultime « un baccio ancora » après le dénouement et l’affreuse réalité de la tromperie, vus reste longtemps en mémoire après que le rideau soit tombé sur les dernières notes pianissimo de trombone.

Ovations longues et appuyées de soirées réussies ce soir à Munich et nombre d’amis croisés, sonnés par l’exceptionnelle interprétation de cet Otello qui fera date.

Par rapport à sa première prise de rôle à Londres il y a un an et demi, Jonas Kaufmann a incontestablement mûri son personnage et surtout considérablement enrichi son chant. Il ne manquera pas de « critiques » pour souligner qu’il est radicalement différent de ses plus célèbres prédécesseurs notamment Del Monaco ou Domingo, ce qui est finalement une manière d’enfoncer une porte ouverte puisqu’il est facile de comprendre que personne ne parlerait de lui s’il n’était que le (forcément) pâle imitateur d’autres immenses chanteurs. Ce qui fait courir la planète lyrique partout où il se produit c’est évidemment l’envie de voir ce que Kaufmann et sa forte personnalité associée à des moyens techniques et expressifs exceptionnels, fait de ce rôle. Et de ce point de vue, bien qu’il ait chanté l’Otello de Kaufman, il l’a fait avec la tête d’un étranger, ce qui est sans doute le plus grand défi des nombreuses expériences qu’il a voulu faire sur scène. De ce point de vue cela évoque fortement son Alvaro en 2013 sur cette même scène et sa longue et raide chevelure qui le rendait déjà méconnaissable.

Alors oui c’est un Otello évidemment brutal mais aussi tendre et affectueux, aux prises avec une sombre descente vers la folie. Et comme toujours en ce qui me concerne, c'est un Otello que je vais garder dans l'oreille longtemps comme l'obsession que créée ce timbre sombre à nul autre pareil.
Il est surtout magnifiquement accompagné : Anja Harteros qui déploie sans effort un chant de toute beauté, au timbre moiré et profond, aux aigus d’une infinie douceur nous donne des airs d’anthologie. Gerald Finley nous surprend à chacune de ses apparitions, par ses talents de chanteurs tout autant que d’acteur, campant lui aussi un Iago qui n’a guère de prédécesseur, marque de fabrique des grandes soirées qui n’ont pas besoin de comparaison avec le passé tant elles existent en tant que telles dans nos mémoires.
Et comme toujours à Munich, les autres rôles sont très bien tenus notamment le beau  Cassio de Evan Leroy Johnson, l’efficace Roderigo de Galeano Salas, le Lodovico de Bálint Szabó et surtout la très remarquée Emilia de Rachael Wilson.

Pourquoi une soirée reste marquée d'une pierre blanche malgré une mise en scène discutable et déroutante qui ne peut pas faire l'unanimité, à l'instar de celle de Kuzej dans la Forza del destino ? Sans doute parce que celle-ci est plus adéquate qu'elle ne parait au premier abord, à l'oeuvre, qu'elle n'empêche pas bien au contraire, les chanteurs de déployer leur art, qu'elle coïncide avec le type de lecture qu'affectionne Petrenko et qu'un plateau vocal exceptionnel est ce qui reste le plus en mémoire après une soirée  en salle....




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