Fidelio - Beethoven - 30 janvier 2019 - Opéra de Munich

Fidelio

Ludwig Van Beethoven
Livret de Joseph Sonnleithner puis de Friedrich Treitschke
Opus 72, 1804
Création en 1805, puis divers remaniements jusqu’en 1814, nouvelle création.

Direction musicale : Kirill Petrenko 
Mise en scène : Calixto Bieito 
Décor : Rebecca Ringst 
Avec
Don Fernando : Tareq Nazmi 
Don Pizarro : Wolfgang Koch 
Florestan : Jonas Kaufmann 
Leonore : Anja Kampe 
Rocco : Günther Groissböck 
Marzelline : Hanna-Elisabeth Müller 
Jaquino : Dean Power 
1. Prisonnier : Caspar Singh
2. Prisonnier : Oleg Davydov

Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

Reprise de la production de Bieito déjà interprétée en 2010 à Munich par Kaufmann et Kampe mais sous la direction de Daniele Gatti et reprise plusieurs fois.
Avant de prendre ses fonctions de nouveau directeur musical de l’orchestre philharmonique de Berlin, Kiril Petrenko voulait diriger au moins une fois chez lui à Munich (et espérons-le bien d’autres fois) l’unique opéra de Beethoven, ce splendide hymne à la liberté, sévère pamphlet contre l’arbitraire et les systèmes totalitaires.
La production de Calixto Bieito avait déjà été donnée dans la capitale de la Bavière en 2010. Ce fut le premier streaming de l’opéra munichois. Je l’avais visionné à l’époque d’ailleurs, notamment pour entendre une nouvelle fois l’étonnant (et unique) Florestan de Jonas Kaufmann (découvert en 2004 à Zurich sous la baguette de Nikolaus Harnoncourt). Daniele Gatti dirigeait cette étonnante production et Anja Kampe était déjà Leonore.
Qu’ils aient été de la première production ou de reprises postérieures, tous les chanteurs de cette série, ont déjà incarné leur rôle sur cette scène et dans cette mise en scène.

Et c’est d’abord sur le plan musical mais en phase totale avec le superbe décor et la mise en scène spectaculaire – j’y reviendrai- que ce Fidelio réussit ce qui fait les soirées inoubliables d’opéra : l’émotion permanente qui vous transporte littéralement dans cet autre monde où la volonté d’une femme magnifique permettra de vaincre l’arbitraire et l’inique d’un système totalitaire.
La direction de Kiril Petrenko est comme toujours très « analytique », semblant diriger chaque instrument isolément (et chaque voix de même) pour en faire une alchimie parfaite où aucune note, aucune inflexion, aucune couleur ne se perd dans l’ensemble.
Il faut l’avoir entendu diriger le splendide orchestre de l’opéra de Munich pour comprendre ce qui fait les chefs charismatiques qui marquent de leur empreinte l’œuvre qu’ils dirigent. Et pour Kiril Petrenko il n’y a jamais de première fois au sens où il semble immédiatement si bien connaitre l’œuvre et nous en proposer une si originale version, qu’on a peine à imaginer qu’il débute dans l’exercice. Il y a ce souci maniaque de la perfection qui fait que tout semble rodé depuis longtemps et puis il y a cette entente merveilleuse avec tous les artistes (instrumentistes, chœurs, solistes) à qui il imprime sa marque, à sa manière, dans les silences qui précèdent les parties importantes, dans le geste souple qu’il adopte pour aller du plateau à la fosse, dans le jeu de ses deux mains pour n’oublier personne à chaque note, à chaque mesure.
Je le dis souvent à son propos et une fois encore après ce Fidélio : il donne l’impression que l’on redécouvre l’œuvre.
Les chœurs (et les deux solistes « prisonniers » 1 et 2) comme l’orchestre comme le quatuor qui se glisse au milieu de l’œuvre dans un pur moment de grâce, sont absolument parfaits et offrent une grande palette de subtilités musicales, de contrastes sonores, de nuances permanentes, bref, un « style » qui rend la musique vivante et justice au génie de Beethoven.
Le plateau vocal est globalement de très haut niveau en commençant évidemment par l’autre superstar de la soirée (avec Petrenko) qui permet à ces séances d’être sold out quasiment dès l’ouverture de la vente de billets : le Florestan de Jonas Kaufmann.
Venu du fin-fond du cachot le plus sombre, presque invisible, et pianissimo, son « Gooottt » va progressivement s’amplifier pour finir fortissimo envahissant tout l’espace de l’opéra, sur une seule note, sans la moindre hésitation, avec la force du désespoir annonçant celle de l’espoir puis de la résignation de l’enterré vivant presque mort de faim et de soif. Le "welch dunkel hier" (qu'il fait sombre ici) et tout l'air qui oscille entre espoir et désespoir est tout simplement admirable.
Cette célèbre entrée en scène entrée dans la légende, est unique et bouleversante. Il s’agit évidemment d’une prouesse technique, marque de fabrique du ténor mais pas pour autant d’un exercice de style gratuit. L’émotion qui se dégage de cette note commençant pianissimo semblant venir des tréfonds d’un sombre et humide cachot pour se déployer degré par degré, porté par le timbre sombre du ténor, jusqu’au fortissimo qui envahit toute la salle, traduit magnifiquement le désespoir sans fin du malheureux condamné à une mort atroce sans la moindre raison qu’une sombre et inique vengeance.
Le rôle de Florestan est court mais porté par Jonas Kaufmann, il irradie tout l’opéra, rendant omniprésent ce prisonnier agonisant, sauvé par l’amour de sa femme et peinant à retrouver vie, joie et dignité. En pleine forme vocale, Kaufmann réussit tout, son jeu torturé fait le reste et il est inoubliable dans un rôle qui correspond toujours, quinze ans après sa prise de rôle à Zurich, à sa voix et à son talent d’interprète. Il cisèle parfaitement sa langue maternelle avec une précision qui est le contrepoint idéal du travail de marquetterie musicale dont Petrenko s’est fait le spécialiste inspiré. Le maestro a successivement dirigé Jonas Kaufmann dans Parsifal, la Walkure, Otello et Fidelio en 6 mois avec un plaisir et un succès évident. Impressionnante osmose d’un chef et de son interprète.

C'est cependant sur les épaules de l'interprète de Leonore/Fidelio, Anja Kampe, que repose l'essentiel de l'opéra vue l'importance du rôle. Petrenko a également dirigée récemment dans la Walkure, est, comme Kaufmann, une habituée du rôle. Ils ont d’ailleurs très souvent chanté ensemble dans cette œuvre. Elle aussi domine très bien et très efficacement son sujet. Par rapport à 2010, je trouve que son personnage a un peu perdu de son éclat dans les aigus qui semblent parfois difficiles et un peu criés. J’avais fait la même constatation pour sa Kundry l’an dernier à Paris Bastille. Mais l’acoustique de Munich comme la direction Petrenko, n’obligent pas les voix à forcer et pour l’essentiel, la prestation d’Anja Kampe en Fidelio est admirable d’engagement et de beauté vocale. Le chant comme le jeu font sens à chaque instant et elle campe une Léonore très décidée, plus forte et plus énergiques que tous les hommes auxquels elle se heurte. En parfaite conformité avec la volonté de Beethoven dans son unique opéra.
Le Rocco de Günther Groissböck est absolument parfait et confirme l’immense talent du baryton. Là encore on se félicite que l’acoustique de Munich permette à ce beau timbre romantique et flamboyant, de se déployer sans effort et sans forcer, nous permettant de profiter de son magnifique phrasé et de son sens des nuances et de la coloration. Il traduit parfaitement les hésitations de Rocco, mais aussi finalement sa lâcheté face au courage de Fidelio dans un portrait en demi-teinte de l’homme trop soumis au pouvoir pour savoir la suivre dans sa résistance et sa révolte.

J’ai davantage de réserves concernant le Don Pizarro de Wolfgang Koch : Il incarne toujours le personnage avec force et impressionne par son jeu un peu outré mais très en phase avec la mise en scène (et le rôle du méchant incontestable…) mais la voix semble désormais en souffrance, avec de vraies difficultés dans le médium. Son Kingsor l’été dernier ne m’avait pas paru autant à la peine mais d’autres observateurs avaient relevé quelques difficultés dans l’homogenéité du timbre du baryton.

 La Marzelline d’Hanna-Elisabeth Müller est également de très haut niveau comme tout ce que nous propose cette remarquable soprano (récemment Zdenka dans Arabella à Munich et à Paris). Voix piquante et magnifique, très jeune et incroyablement souple, elle survole le rôle avec une aisance confondante, sans jamais paraitre gênée par les acrobaties que la mise en scène lui impose et qu’elle exécute avec élégance. 
Le rôle de Jacquino est très anecdotique et peu intéressant, Dean Power l’endosse correctement, sans grande relief mais sans démériter non plus.
Il arrive que les bons Jacquino se lancent dans le rôle beaucoup plus intéressant de Florestan comme le fit Jonas Kaufmann au début des années 2000…

Notons aussi l’excellent Don Fernando de la basse Tareq Nazmi (qui a fait ses classes à l’école de musique de Munich puis dans la troupe de l’opéra de Bavière) et assure sa courte mais décisive apparition avec beaucoup de panache vocal (et scénique).

Deux jours après avoir vu les Troyens à Paris Bastille, s'illustrant à mon sens par un contre-sens de Tcherniakov du fait d’une lecture trop ironique et trop distancée d’un récit épique, j’étais ravie de constater que, côté Bieito, un autre enfant terrible de la mise en scène d’opéra, les idées entraient au contraire en phase totale avec les thèmes et leur interprétation musicale.
Non pas forcément littéralement (il n’y a pas de tombeau où Florestan serait enterré vivant par exemple) mais la force du décor et de la mise en scène évoque de manière magistrale un univers carcéral universel et intemporel (voire futuriste) d’où personne ne s’échappe vraiment sans une volonté hors du commun.
Un entrelacs complexe de cubes métalliques et de verre, aux bords lumineux occupe l’essentiel de la scène dès l’ouverture (dite de Léonore 3). Depuis la fosse des figurants grimpent vers la scène par une échelle puis déambulent, sautent, tournent en rond avec force de gestes.
Leonore est seule « libre » de ce carcan où errent les prisonniers comme dans un labyrinthe sans fin, passant d’une case à l’autre sans jamais trouver la sortie dans un ballet d’acrobates fort bien orchestré. Lumières et mouvements des corps sont en phase parfaite avec la musique tandis que Leonore s’habille en homme et devient Fidelio.
Elle récite d'ailleurs un très beau poème de Jorge Luis Borge nommé "Labyrinthe" (il n'y aura jamais de porte, tu es dedans...). Bieito a supprimé les textes parlés pour les remplacer par de courtes citations de Borge et de Mac Carthy, valorisant tout à la fois son concept de labyrinthe qui emprisonne les corps et les esprits et la partie orchestrale et lyrique de l'oeuvre en étroite symbiose avec les mouvements de son décor. Chacun est pris au piège de son propre labyrinthe (Marzeline, Jacquino et leurs désirs sexuels, Pizarro et son irrésistible soif de pouvoir, Rocco et sa fascination pour l'argent).
Esthétiquement fascinant, le décor où Marzeline et Jacquino vont se disputer puis où Rocco et où Rocco et Don Pizarro interviendront par la suite, permet au chœur "des prisonniers " de briller magnifiquement, lors de la brève « liberté » que leur octroie Rocco pour céder aux supplications de Fidelio puisque l’admirable chœur de l’opéra de Munich peut s’y déployer du bas en haut de l’impressionnant empilement dans un chant qui va du pianissimo aux crescendo dans un ensemble d’une beauté dramatique très impressionnante. Comme on le sait, c’est le moment où Fidelio découvre que son Florestan n’est pas parmi les prisonniers, qu’il croupit dans un cachot sans jamais voir le jour. Elle distribue force de tracts avec son portrait que les prisonniers font tenir devant eux, manifestation silencieuse et belle de la révolte contre l’arbitraire. Florestan n’a jamais été jugé, il a juste été condamné et doit être tué.
Le décor se renverse alors, se couche littéralement, et c’est ainsi que va commencer l’acte 2 avec sa magnifique ouverture orchestrale.

Florestan est manifestement le personnage qui a le plus intéressé Bieito et quand l’interprète s’appelle Jonas Kaufmann, on comprend qu’il a pris beaucoup de plaisir à diriger le jeu du charismatique ténor munichois.

La violence de l’univers carcéral devenu froid et morbide avec la position horizontale du décor, faiblement éclairé, est renforcé par l’exacerbation des gestes des protagonistes : Léonore asperge d’essence un Pizarro particulièrement machiavélique et détestable, qui traine Florestan par les pieds sur le sol, le sauveur Don fernando, apparait d’abord assis sur la rambarde de la première loge, en « Joker » tiré du film Batman (amusant d’ailleurs de constater que cette figure du Joker sera réutilisée dans la mise en scène d’Andréa Chénier par Stolz), Florestan et les autres prisonniers peinent à admettre qu’ils sont enfin libres et outre le changement de vêtement très spectaculaire, ils portent serrés convulsivement sur leur poitrines la pancarte « frei » pour mieux s’en pénétrer, le "joker" sauveur est-il vraiment ce qu'il semble être ? Il "tire" sur Florestan qui tombe et se relève aussitôt, semblant alors enfin "libéré" pour que le final explose comme il se doit.
Sans rentrer dans tous les détails, soulignons surtout les fortes émotions qui se dégagent de l’ensemble de la représentation du fait d’une adéquation visuelle totale avec l’histoire et la musique de génie de Beethoven. Acrobates suspendus à des fils qui évoluent de l’emprisonnement des corps vers la libération des esprits, lumières irradiantes qui évoluent sans cesse en rythme précis et en synchronisation parfaite avec la musique, tout fait appels aux sens pour renforcer l’émotion. Bieito a su même aménager un sublime moment de grâce avant l’explosion de joie finale, avec trois « cages » descendant lentement des cintres tandis que les musiciens joue un quatuor de Beethoven dans une douce lumière sublime.
Le décor se redresse alors mais libéré de sa complexité de labyrinthe pour ne garder que quelques barres d’une légèreté lumineuse et douce accompagnant le si beau final.

Belle ovation finale pour tous et longues ovations bien après le baisser du fameux rideau rouge, rite habituel des grandes soirées que les habitués de Munich connaissent bien.
Et c’était une très grande soirée.




Le petit "plus" : 
Anja Kampe, Fidelio



"Gooooott", Zurich 2004, Salzbourg 2015





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