Les Troyens - Hector Berlioz - ONP Bastille - 28 janvier 2019

Les Troyens

Hector Berlioz
Sur un livret d’Hector Berlioz, d’après le récit de Virgile « L’énéïde »


 Opéra en cinq actes composé entre 1856 et 1858
Créé en novembre 1863 au Théâtre-Lyrique de Paris, l’opéra-fleuve de Berlioz est déjà tronqué de ses deux premiers actes et présenté sous le titre de « Les Troyens à Carthage ». La première partie « la prise de Troie » ne fut présenté pour la première fois qu’en 1890 en version allemande, à Karlsruhe.
La première intégrale des Troyens devra attendre le 6 février 1920 pour être enfin donnée lors d’une seule soirée à Rouen.
C’est dire que lorsqu’on lit parfois des indignations liées aux quelques coupures pratiquées aujourd’hui comme si c’était le propre de notre époque, on mesure à quel point la « légende dorée » de l’opéra au XIXème siècle fonctionne de nos jours sur le mode erroné de « c’était mieux avant, au moins on respectait les œuvres ». Que nenni ! Ce pauvre Berlioz qui eut déjà tant de mal à finir sa partition ne la vit jamais jouer intégralement de son vivant.
Les premières belles versions enregistrées le seront aussi hors de France : le premier enregistrement intégral date de 1969 à Londres sous la direction de Colin Davis avec l’Enée de John Vickers. Et le premier enregistrement « français » est celui d’une des représentations données au Chatelet en 2003 avec Gregory Kunde en Enée, l’orchestre révolutionnaire et romantique de John Eliot Gardiner.
L’opéra est joué à Londres, Montréal, Rome mais l’Opéra de Paris ne le monte qu’en … 1990 dans le tout neuf opéra Bastille.

Certes, l’œuvre qui exige 16 voix solistes et dure près de 5 heures, n’est pas la plus facile à monter mais elle est partie prenante du patrimoine du grand opéra français, un genre romantique et flamboyant incontournable.
On ne peut donc que saluer la décision de Lissner de reprendre pour une nouvelle production (la troisième à l’ONP) ce monumental vaisseau de l’art lyrique.
Et sans doute immédiatement se désoler que cette nouvelle production soit si terne de tous les points de vue qu’elle ne suscite (presque) jamais ni émotion ni plaisir.
Car c’est bien là que le bât blesse…
Une fois n’est pas coutume, pour ne pas désespérer le futur spectateur, je commencerais donc par les quelques grands moments de cette soirée que furent dans l’ordre : les irruptions réussies des chœurs en grande forme, qui nous ont donné globalement l’essentiel des bons et beaux moments de cet opéra, et ce, dès l’ouverture qui, très courte leur laisse immédiatement la place avec le « après dix ans passés dans nos murailles » avec une mention spéciale pour la prière des femmes troyennes « puissante Cybèle » renversante de sincérité à la fin de l’acte 2, le très bel air de Iopas chanté par un Cyril Dubois touché par la grâce et accompagné par une divine harpe, « O blonde Cérès », à l’acte IV, et le célèbre duo « Nuit d’ivresse et d’extase infini » magnifiquement exécuté par Ekatérina Semenchuk et Brandon Jovanovitch, mais dont l’impact émotionnel est refroidi par leur « jeu » à contre-temps de la déclaration d’amour pourtant la clé de toute cette partie de l’opéra.
D’autres airs comme la chanson d’Hylas (« Vallon sonore ») sont très bien exécutés (par le très jeune ténor Bror Magnus Tødenes) mais là aussi, gâché par une mise en scène hors de propos et par les manifestations sonores de spectateurs indélicats juste avant la reprise de cet acte V qui ont contraint le chef d’orchestre Philippe Jordan a brandir ironiquement un chiffon blanc au bout de sa baguette pour faire taire les importuns.

Mais d’une manière générale, sans qu’aucun chanteur ne démérite globalement, le plateau vocal ne fonctionne pas très bien : l’acoustique déplorable de la salle de la Bastille, amoindrit l'impact des efforts de la belle Cassandre de Stéphanie d’Oustrac, très engagée mais qui force ses moyens sans toujours « sortir » du plateau et passer correctement l’orchestre (il semble que dans les étages on l’entendait plus nettement mais du parterre c’était insuffisant pour créer le réel impact attendu, nécessaire à l’émotion). Stephane Degout admirable Hamlet il y a peu à l’opéra comique, campe un beau Chorèbe mais il suffit de le réécouter sur l’enregistrement de Strasbourg (CD Erato sous la direction de John Nelson) de « Pauvre âme égarée », «Mais le ciel et la terre » et « quitte nous dès ce soir », ces trois fameux duos de l’acte 1 avec Cassandre, pour mesurer à quel point la beauté de son chant n’est pas valorisée par le grand vaisseau de la Bastille.
Malgré leurs qualités les chanteurs lors de ces deux premiers actes, ceux de Troie, sont défavorisés également par un décor qui alterne grande ouverture jusqu’au fin-fond du plateau et « petite boite » où la réverbération est forte, et voient souvent leurs voix s’atténuer, varier de tonalité voire se perdre carrément quand une accélération crescendo de l’orchestre vient trop tôt couvrir la fin de leur phrase musicale.
Dans la deuxième partie, Carthage, les décors pour stupides qu’ils soient, rendent davantage justice aux voix, permettant une plus grande homogénéité du rendu et une plus grand éclat des performances.
Et, en sus de celles citées en début d’article, j’ai apprécié grandement les prestations globales de l’Anna de Aude Extrémo (quelle magnifique voix), de l’Ascagne de Michèle Losier (même remarque), du Narbal de Christian Van Horn, baryton impressionnant qui a marqué toute la fin de l’opéra d’une très grande présence, charismatique au-delà de ce que le rôle exige et se jouant finalement de la mise en scène assez intelligemment.
Par contre j’ai été déçue à plusieurs reprises par la prestation de Ekatérina Semenchuk, une mezzo que j’apprécie généralement énormément (Eboli dans Don Carlo ou Azucena dans le Trovatore ou Dalila dans Samson pour les trois rôles où elle m’a marquée). Gênée par la mise en scène de toute évidence à laquelle elle ne semblait adhérer qu’à contre-cœur et qui l’oblige à singer sans cesse l’altière reine Didon, j’ai eu l’impression qu’elle n’entrait pas dans son personnage (mais on la comprend…) et que les nuances infinies dont elle sait parer son chant paraissaient finalement presque à contre-sens pour camper un personnage traumatisée de la guerre en psychothérapie de groupe. Quel dommage et quel gâchis…quand on entend son sublime « Ah,Ah je vais mourir » on ressent ce qu’elle aurait pu donner dans d’autres circonstances…
Quant au héros de Troie, Enée, transformé en « traitre » lors de la première partie puisque par réalisme politique, il sert la main aux Grecs envahisseurs dans Troie dévastée pour amener enfin la paix, puis en benêt obsédé par sa mission (bâtir Rome) qui semble l’attirer comme un aimant (Italie, Italie) à chaque fois qu’il se laisse aller à l’amour de Didon. Mais rien n’est vraiment convainquant dans son jeu de rôle, ni le duo d’amour nocturne qui place les amants à grande distance l’un de l’autre, ni le combat avec le Numide (pourtant spectaculaire). Et puis il y a le chanteur Brandon Jovanovitch lui-même, dont la voix semble en permanence changer de registre, mais qui n’est belle que dans le duo d’amour, qui reste très brute de décoffrage, au timbre pas très beau dans le reste des grands airs, aigus souvent tirés et raccourcis, et style peu mélodieux. Et surtout il rate son « grand » air, « Inutiles regrets », la voix est rauque et inélégante et les sauts d’ambitus sont autant de sauts de registre pour une voix instable qui craque l’aigu attendu. Il est possible que l’agitation indécente du public juste avant l’acte V l’ait déstabilisé mais l’un dans l’autre la prestation n’est pas celle qu’on attend pour Enée, à mon goût en tous cas.
La direction de Philippe Jordan dans « la prise de Troie » n’est guère inspirée, lente, un peu lourde et assez ennuyeuse. Il semble prendre son élan et davantage se retrouver concerné par les actes IV et V où il réveille cordes et cuivres avec des couleurs et des accents beaucoup plus vifs.
Un plateau exceptionnel dans une acoustique correcte et avec un chef plus inspiré auraient pu sans problème me faire oublier la mise en scène.
Mais il faut bien dire que Tcherniakov n’a vraiment pas été inspiré lui non plus par cette étrange et monumentale œuvre qui nécessite de traduire à chaque instant le souffle épique de ces aventures fondatrices des civilisations méditerranéennes.
Or rien ne « passe » vraiment : Le décor de Troie est certes grandiose, mais il ne se passe rien et l’évocation par un prompteur quart d’heure par quart d’heure de l’évolution de la situation (Troie en fête, les obsèques d’Hector, ce cheval qui se tient sur le rivage, les Grecs qui sont partis, la tension qui monte avec les prédictions de Cassandre -dont on découvre qu’en fait elle a le pouvoir de faire se réaliser ses désirs, comme par exemple la mort de son père Priam qui a abusé d’elle dans son enfance etc etc), n’y change rien faute d’images correspondant au drame. Troie ne brûle pas, le cheval reste invisible, Troie ne s’écroule pas, le roi et la reine sont montrés morts dans leur petite pièce rapportée sans que cela ne crée le moindre émoi, et Enée trahit provoquant le désespoir ridiculement exprimé par une lettre de Créuse, sa femme, personnage muet dans l’opéra, et habillée de jaune, nœud de fillette dans les cheveux, costume qu’on retrouvera à l’identique chez Didon (bof).
Quant à Carthage transposée dans un centre thérapeutique pour traumatisés de guerre, on n’ose qualifier l’idée qui colle si peu à l’histoire qu’elle en brise tous les ressorts dramatiques. Déjà que l’opéra pêche largement par le déficit d’action et un certain déséquilibre entre les parties du récit épique inspiré de l’Enéide (qui possède un autre souffle que le livret de Berlioz…), Tcherniakov s’emploie à tuer le peu de « grandiose » qu’ont ces situations plus mythologiques qu’historiques, qui sont les points d’appui indispensables à l’œuvre de Berlioz.
Je n’entrerai pas dans des détails inutiles, tout simplement parce que le problème principal réside là : cette distanciation de l’œuvre (la noble et fière reine Didon est une malade qui se déguise en reine avec une couronne en carton) est préjudiciable non à sa compréhension mais à l’émotion qu’elle suscite normalement et c’est ce qui ne va pas du tout.
Une soirée à oublier sincèrement très vite, en regrettant qu’après une Damnation de Faust à la mise en scène ridicule (mais qui avait au moins un plateau vocal exceptionnel), l’ère Lissner ne nous ait offert d’exceptionnel dans l’hommage à Berlioz, que le magnifique Benvenuto Cellini mis en scène par Terry Gilliam, une production de l’opéra d’Amsterdam.

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Décors Dmitri Tcherniakov
Costumes Elena Zaytseva
Lumières Gleb Filshtinsky
Vidéo Tieni Burkhalter
Chef des Choeurs José Luis Basso

La Prise de Troie
Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Ascagne Michèle Losier
Hécube Véronique Gens
Énée Brandon Jovanovich
Chorèbe Stéphane Degout
Panthée Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Priam Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec Jean-Luc Ballestra
Hellenus Jean-François Marras
Polyxène Sophie Claisse

Les Troyens à Carthage
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Aude Extrémo
Ascagne Michèle Losier
Énée Brandon Jovanovich
Iopas Cyrille Dubois
Hylas Bror Magnus Tødenes
Narbal Christian Van Horn
Deux Capitaines troyens : Jean-Luc Ballestra & Tomislav Lavoie
Le Fantôme de Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Le Fantôme de Chorèbe Stéphane Degout
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Le Fantôme de Priam Paata Burchuladze
Mercure Bernard Ariette


Le petit plus du Blog

CD ERATO, intégrale des Troyens sous la direction de John Nelson



Les Troyens, en deux parties, Londres, sous la direction d’Antonio Pappano



Les Troyens, sous la direction de Sir Colin Davis, avec John Vickers



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