Les beaux soirs de la Philhar : Notre si chère Renée Fleming dans l'oeuvre forte de Samuel Barber, avec l'excellent Jaap Van Zweden et l'Orchestre de Paris.

Concert Renée Fleming, Jaap Van Zweden.

L'orchestre de Paris sous la direction de Jaap van Zweden présente un programme éclectique mais passionnant entre "ombres et lumières", avec Renée Fleming, la divine soprano qui poursuit une brillante carrière à l'opéra par ces tournées autour d'oeuvres qu'elle illustre si bien.


Le Programme : 
Samuel Barber
Knoxville, Summer of 1915 - 1947
Poème en prose de James Agee

Benjamin Britten
Sinfonia da requiem - 1940
Lacrymosa (Andante ben misurato)
Dies irae (Allegro con fuoco)
Requiem aeternam (Andante molto tranquillo)

Franz Schubert
Lieder orchestrés
Nuit et Rêves, La Truite, Marguerite au Rouet

Ludwig van Beethoven
Symphonie n° 5

Les 13 et 14 février 2019 à la Philharmonie de Paris. 


Le concert du 14 février sera retransmis par Radio Classique en direct puis disponible sur le site web de la radio pendant un mois.

Renée Fleming fait partie de ces artistes qui, quoiqu'elle chantent, vous rappelle immédiatement tous les rôles où vous l'avez aimée à l'opéra de la douce Desdémone du terrible Otello de Placido Domingo à la fière Maréchale de Rosenkavalier en passant par la Rusalka, Arabella, Tatianna, Thaïs et tant d'autres. C'est sans doute dû à la pureté d'un timbre souvent qualifié de "crémeux", à qui l'on a parfois reproché une trop grande sophistication, un "chic" parfois excessif pour certains rôles.

Mais on ne se refait pas : Renée Fleming a l'art de me toucher et cet art reste intact comme j'avais pu le vérifier l'an dernier dans les 4 derniers Lieder (avec Thielemann au TCE) et hier soir dans les deux oeuvres vocales radicalement différentes que sont le Barber d'une part, les Lieder de Schubert d'autre part.

Le "Knoxville : Summer of 1915" de Samuel Barber, que Renée Fleming a enregistré en CD l'an dernier (Decca), est une rhapsodie lyrique composée par Barber sur un poème en prose de James Agee. Le poème est une longue écriture continue racontant les souvenirs d'un enfant dans la petite ville de Knoxville dans le Tenessee : soir d'été, paradis perdu du temps rêvé et magnifié d'avant le chaos, bruits des tramways et douceur du soir en famille, chaleur étouffante du sud. Comme toujours dans la musique orchestrale de Barber, les instruments traduisent tout à la fois l'atmosphère (douceur puis fièvre) et le bruitage (grincement du tramway). L'ensemble de la partition est de toute beauté et magnifiquement rendue par un Orchestre de Paris en grande forme (déjà la semaine dernière avec Schumann), et admirablement dirigé par ce chef nerveux et efficace, qui ne tient pas en place mais insuffle un esprit formidable à tous ses musiciens. Et puis il y a la voix de Renée Fleming. Pure et magique. Qui commence toute douce et mélancolique "It has become that time of evening when people sit on their porches Rocking gently and talking gently And watching the street". L'accompagnement des cordes respecte le volume de sa voix et joue avec ce timbre fruité délicieux. Puis le son se fait plus heurté, le tramway grince "A streetcar raising its iron moan Stopping, belling, and starting, stertorous Rousing and raising again its iron increasing moan", la voix se fait plus rude sans perdre son crémeux inimitable. La rêverie se poursuit, on se balance sous le porche, on s'étend dans l'herbe sous des couvertures, murmures des parents dont l'enfant ne comprend pas la conversation. La voix de Renée Fleming est celle d'une toute petite fille. Délices. Avant le coucher "Sleep, soft smiling, draws me unto her" teinté d'angoisse.
Pour entendre correctement ce très beau morceau dans l'acoustique de la Philharmonie il faut évidemment être bien placé. J'étais au premier virage côté cour du premier balcon donc très près de la scène et sans aucun problème contrairement à ma malheureuse expérience de la Damnation de Faust. Précisons cependant que Van Zweden est un chef d'une grande subtilité qui sait ménager son illustre soprano, et déploiera encore davantage d'efforts en ce sens lors des Lieder de Schubert.

On passe ensuite au deuxième morceau, la Symphonia da requiem de Benjamin Britten, qui a l'originalité de présenter en trois "parties", un mini-requiem uniquement orchestral, qui annonce son futur War requiem, et comporte déjà les thèmes les plus tragiques de cet hymne contre la guerre. Il avait pourtant été choisi à l'époque (il avait 26 ans) pour composer un hymne à la gloire d'une puissance impériale, en l'occurrence le Japon, mais déjà rebelle et pacifiste, face à la guerre qui commençait, il choisit à l'inverse d'honorer les morts victimes des guerres. Avec un Lacrymosa très lancinant et tragique, un Dies Irae plus vif au thème très obsessionnel et un Requiem aeternam qui reprend le thème du Lacrymosa et ménage de très belles parties aux flûtes, et se termine en apothéose.
Notons que Benjamin Britten avait écrit à propos de sa messe : "“J’en fais une œuvre aussi pacifiste que possible... Je ne crois pas que l’on puisse tenir des théories politiques ou économiques en musique, mais avec un peu de technique et d’intuition, je crois que l’on peut suggérer certaines idées. Et je suis tellement imprégné de mes convictions pacifistes...

 Retour de Renée Fleming pour trois Lieder de Schubert "orchestrés". Van Zweden l'entoure littéralement d'un tapis de douces notes qui évoque bien davantage un accompagnement de musique de chambre que l'imposant orchestre de Paris, qui prouve par là, sa capacité à parfaitement maitriser son volume et son style.
Emouvante dans le premier Lied "Nacht und Träume" (D.287), Renée Fleming est moins à son aise dans le style rapide et vif de "Die Vorelle" (D.555) qui évoque la Truite qui s'échappe, tout comme la vivacité du ruisseau, et impériale dans le dernier Lied "Gretchen am Spinnrade" que je tiens pour le plus beau des trois et qu'elle sait illustrer avec la force d'une voix qui sait se faire dramatique et intense.
Pas de bis malgré les rappels du public...(le concert est à nouveau donné le lendemain).

La deuxième partie du concert, la très (trop ?) célèbre cinquième de Beethoven, est finalement toujours un exercice difficile pour un chef et un orchestre tant elle a été entendue et tant ses thèmes sont devenus des tubes du classique.
L'art d'un bon chef est de donner l'impression d'une nouvelle lecture de ce chef d'oeuvre.
Jaap Van Zweden dirige sans partition, littéralement monté sur un ressort, connaissant si bien l'ouvre qu'il indique de la main gauche, droite, des mouvements de doigts à chaque instrumentiste sa "partie", avec une efficacité redoutable. Sans réinventer une oeuvre qui n'en a nul besoin, il donne une interprétation magnifiquement colorée et vivante, comme je les aime.
L'ovation finale lui rend hommage à juste titre.



Une autre belle soirée, celle du 6 février 2019
Concert de l'orchestre de Paris
DIrection musicale : Daniel Harding

Jörg Widmann
Teufel Amor
Hymne symphonique d'après Schiller (poème inachevé)
Création en 2012 à Vienne
1. Mit Geheimnis
2. Hymnisch, Teufeltanz
3. Piu Lento
4. Tänzerisch Wiegend

Robert Schumann
Manfred op.115
1848 (création en 1852 sous la direction de Liszt)
Poème dramatique en trois parties
Première partie
1. Chant des Esprits
2. Apparition d’une image magique 3. Anathème magique des esprits 4. Ranz alpin
Deuxième partie
5. Chant des Esprits
6. Appel de la fée des Alpes
7-9. Hymne des Esprits d’Arimane 10. Incantation d’Astarté
11. Discours de Manfred à Astarté
Troisième partie
12. Monologue de Manfred 13. Adieu au soleil
14. Apparition des esprits infernaux
15. Ranz alpin
  
Eric Ruf, récitant
Vincent Warnier, orgue
Chloé Briot, soprano
Victoire Bunel, mezzo-soprano
Yu Shao, ténor
Edwin Fardini, baryton-basse
Lionel Sow, chef de chœur

Daniel Harding et son orchestre de Paris poursuivent ensemble leur aventure "Schumann" après les "scènes du Faust de Goethe" et "le Paradis et la Péri". 
On se rappelle sans doute que Daniel Harding avait inauguré son mandat à la tête de l'orchestre de Paris en septembre 2016 à la Philharmonie de Paris avec cette première oeuvre, dont l'exécution avait été saluée ce, d'autant plus qu'il avait choisi des solistes lyriques de qualité (Christian Gerhaher, Franz-Josef Selig, Hanna-Elisabeth Muller notamment). Le chef britannique avait d'ailleurs déjà, enregistré cette oeuvre en un CD devenu une référence.

En Mai 2017 poursuivant son expérience et son hommage à ce compositeur qu'il sait honorer et valoriser, Daniel Harding dirigeait "Le Paradis et la Péri", cet oratorio qui s'inspire d'un conte oriental de Thomas Moore. Là encore, s'entourant de l'orchestre de Paris et de son choeur (ce dernier est dirigé par le très talentueux Lionel Sow), Harding avait sollicité d'excellents solistes dont Mathias Goerne. Vif succès là encore.

Le Manfred de Schumann est sans doute, des trois, le défi le plus complexe à réussir : l'omniprésence d'un récitant, figure centrale de l'oeuvre, qui récite les vers du long poème éponyme de Lord Byron, traduits en français, nécessite une grande recherche dans l'équilibre acoustique surtout quand l'orchestre "joue" avec lui ; les airs des solistes lyriques et des choeurs, qui forment les autres aspects du "poème dramatique" pour reprendre l'appellation de Schumann, sont en allemand.
Sonorisation pour tout ce qui est "parlé", pas de sonorisation pour tout ce qui est "chanté", est un équilibre classique des oeuvres hybrides de ce type mais celle-ci présente un équilibre très spécifique puisque la voix parlée est très, très dominante.
C'est le grand acteur Eric Ruf, sociétaire de la Comédie Française, qui se lance dans l'aventure avec sa belle voix, sa superbe diction et son sens dramatique très adéquat à l'oeuvre. Il est Manfred. Il est le comte maudit qui a provoqué la mort de l'être aimé et ne cherche plus qu'à mourir à son tour pour expier sa faute. 
Et comme Daniel Harding, les choeurs et l'orchestre, possèdent littéralement l'art dramatique au romantisme enfiévré de Schumann, les trois parties de l'oratorio sont magistralement exécutées. On reproche parfois à Schumann de manquer de "nerf", de ne pas savoir composer le spectaculaire dans l'art lyrique -son unique opéra Genoveva n'est pas une grande réussite. Mais il est bien plus intéressant dans ces oratorios atypiques surtout quand le chef sait en faire ressortir les accents, les contrastes, les accélérations, les couleurs très variées (et l'intervention magique du magnifique orgue de la PP sans oublier le cor anglais, deux instruments rares à l'époque) dans une dynamique qui ne doit pas être interrompue malgré les passages parlés. Je regretterai juste que la sonorisation ait été , à mon avis et entendue depuis le deuxième rang du parterre, un peu forte pour le reste des exécutants.

Un immense salut aux rôles trop courts hélas des magnifiques solistes (l'art de Harding !) : Chloé Briot, Victoire Bunel, Yu Shao et surtout le très surprenant Edwin Fardini, un baryton basse magnifique à suivre de très près.

Mais comme un plaisir ne vient jamais seul, deux mots de la première partie, oeuvre contemporaine de Wigmann que je n'avais jamais entendue en live et qui, quand elle est aussi bien jouée, vaut vraiment le déplacement elle aussi.
Encore l'amour, encore la mort, encore un poème, cette fois de Schiller, uniquement illustré musicalement, Teufel Amor est une oeuvre dense et riche qui ménage une belle évolution musicale globale, en opposant les registres avec talent (graves des vents au début de la partition puis extrêmes aigus d'un piccolo obsessionnel, notes comme hésitantes des cors et bassons puis formation de l'ensemble musical en crescendo etc.).
Parfaite maitrise de l'orchestre et de son chef pour une oeuvre qui fut créée en 2012 avec l'orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Pappano.

PS : le pauvre Daniel Harding marchait avec une béquille ?
PS 2 : Eric Ruf était assis à côté du chef avec son micro-casque, les solistes lyriques étaient à l'arrière, au dessus de l'orchestre avec les choeurs, places de l'arrière-scène non proposées à la vente.

A noter : Franz Liszt fut le premier à diriger cette oeuvre originale, voilà ce que Schumann lui recommanda :
“L’affaire la plus importante est naturellement l’interprétation du rôle de Manfred ; la musique en est pure folie et, si vous pouviez faire comprendre à l’acteur de Weimar la signification de sa haute tâche, je vous en serai très reconnaissant.
Schumann à Liszt, le 25 décembre 1851


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