Noire Gioconda à la Monnaie (Bruxelles) : l'art d'Olivier Py pour un opéra de la démesure

La Gioconda


Amilcare Ponchielli

Opéra en quatre actes, 
sur un livret d'Arrigo Boito 
d'après Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo

Création en 1883

Retransmission de la séance du 12 février 2019

Une retransmission ne donne jamais exactement le ressenti en salle, pas seulement du fait d'une certaine "égalisation" des voix et surtout de l'équilibre voix-orchestre, mais aussi, du fait du choix des prises de vue, généralement de trop près, qui vous font rater nombre de vues d'ensemble du plateau. 
Comme j'ai eu la chance de voir plusieurs des récentes mises en scène d'Olivier Py en salle et que celle-ci, particulièrement réussie, reproduit par bien des aspects sa célèbre et efficace marque de fabrique, j'ai pu tout à la fois râler (quand on loupe l'incendie des paquebots maquettes à l'acte 4, image furtive du fait du gros plan sur la Gioconda) et imaginer l'ensemble non sans frustration.
Olivier Py a été totalement inspiré par cette véritable tragédie qui, de rebondissement en rebondissement, nous entraine dans les bas-fonds de l'âme, comme dans un immense ballet dirigé par un deus ex-machina redoutable. L'action se passe à Venise ? Une bonne partie de la lecture fortement symbolique de Py va s'imprégner de cette ville "les pieds dans l'eau", de cette histoire de marin et de drames expressionnistes.
Dès l'ouverture, Py nous offre en effet un premier "ballet" dans ce sous-sol humide et sombre, où l'eau stagne en permanence (l'eau sale des caves, lagune vénitienne qui déborde) contraignant les élégants jeunes gens et jeunes filles à installer force de chaises pour passer sans se mouiller les pieds. 
Juste avant la figure du "monstre" est apparue dans une nudité masculine presque enfantine en regard de sa tête monstrueuse de clown directement inspirée du fameux roman/film "Ça" de Stephen King. Ce "personnage" qui tire les ficelles de l'histoire est omniprésent pour finir en énorme masque, couleurs vives sur décor gris et sombre : Barnaba, l'espion sombre et maléfique, sortira alors de son oeil pour la scène finale. Des masques il y en a beaucoup, façon Py, façon carnaval de Venise, pour les choeurs habillés de sombre et éclairés de lumières colorées qui évoluent selon les scènes. 
L'oeuvre est noire, le parti-pris de Py également. Le décor de Pierre-André Weitz, s'ouvre parfois sur un vain espoir, le sous-sol semblant s'ouvrir sur un lointain ailleurs, ligne de fuite qui ne mène nulle part mais fascine par sa beauté plastique. Comme dans le Trovatore (que Py trouvait à juste titre tout aussi noir et sinistrement dramatique), l'exceptionnel se trouve dans les hauteurs : l'arrivée de Avise et de Laura pour sauver la Cieca d'une exécution abominable ou le désespoir de Enzo croyant Laura morte. 
Ne voulant visiblement pas se contenter du célèbre ballet "la danse des heures" (que Disney a mis en images dans son Fantasia) Py crée un continuum de ballets (dont celle-ci) qui ont en commun ce qu'il montre dès l'ouverture : jeunes gens et jeunes filles "chic" mais partiellement dénudés, très cabaret des années 30, danses absolument magnifiques qui "miment" les drames de l'opéra, l'oppression des faibles et singulièrement des femmes, la cruauté des puissants et la vacuité du sexe associé à la mort.
Les 6 personnages sont formidablement "campés" par la vision de Py : dans l'opéra, les femmes, rivales vont pourtant s'unir pour permettre à la belle histoire d'amour entre Laura et Enzo de vaincre. Ce qui les relie : d'immenses chevelures très impressionnantes, blonde pour Laura, rousse et flamboyante pour la Gioconda, des robes de dentelles moulantes blanches, bleu ciel, noires selon les situations, façon années 30 elles aussi, de grands colliers, des bijoux à foison, un "style" fort qui en fait les "couleurs" et les flammes de cet opéra. 
La Cieca, aveugle, victime expiatoire, est à l'inverse souvent immobile, grise et calme, petites lunettes noires. La Léonore du Trovatore à Munich était habillée comme la Gioconda, lunettes noires de la Cieca en plus, j'aime les clins d'oeil de Py à ses fans...fidèles. Ces "couleurs" des femmes se retrouvent dans toute une série de "touches" dont Py émaillent la grisaille de son décor, à son habitude et avec un résultat d'un esthétisme dramatique très fort : le bidon orange qui arrose la Cieca, la nappe bleu ciel de la table, les lumières éclairant les choeurs, les chevelures de ces dames. En gros plan, Béatrice Uria Monzon évoque, ainsi grimée, le personnage joué par Ingrid Thulin des Damnés de Visconti au cinéma.
Mais quelles que soient les références qui vous viennent à l'esprit, elles accompagnent magnifique une oeuvre au réalisme exacerbé et qui s'apparente parfaitement aux réalisations les plus noires du cinéma, du théâtre ou du roman.
Musicalement l'orchestre et les choeurs sont d'une immense richesse de couleurs, de sonorités, de contrastes, à chaque instant et il faut saluer la belle performance de Carignani pour diriger en tension permanente une oeuvre très lourde et très complexe.
Je serai plus circonspecte sur les voix.

La Gioconda est l'opéra de tous les excès (véristes) et la simple exigence de 6 voix sacrément bien calibrées pour en assurer l'équilibre sonore, est déjà un pari difficile à tenir en général. Car il faut des voix tout à la fois capable d'accents très "forts" qui passent un orchestre luxuriant et coloré, affirmant les fortes personnalités des protagonistes, et capables de demi-teintes, de romantisme, de douceur dans la voix, le timbre et l'expression, de legato. Or avoir les deux est rare. Peu d'artistes s'y risquent, il faut beaucoup de talent et d'audace pour mettre ainsi sa voix en perpétuel danger : le seul qui y parvient vraiment et sans réserve est Jean Teitgen en Alvise, dont il faut saluer bien bas l'exceptionnelle performance face à ses partenaires. Car tout y est : la noblesse du personnage puis sa haine apprenant la trahison de sa femme, sa cruauté et sa détresse tout à la fois, son autorité et ses faiblesses. Musicalement un très grand chanteur que j'ai déjà eu l'occasion de saluer plusieurs fois les saisons précédentes.
Béatrice Uria-Monzon s'est parfaitement appropriée le personnage de la Gioconda dans la mise en scène de Py : exceptionnelle tragédienne, elle sait traduire par le jeu absolument toutes les facettes de ce personnage haut en couleurs. Vocalement je suis plus dubitative notamment du fait d'un vibrato très large et souvent désagréable et de montée (ou descentes) assez approximatives avec quelques trous dans la voix. Elle émeut, touche la plupart du temps mais agace parfois de ce fait. Dommage...
Sylvia Tro-Santafé en Laura, a une voix manifestement plus puissante (qui couvre celle de Béatrice Uria-Monzon dans les duos) mais livre un chant manquant de nuances, avec un timbre parfois un peu rauque et fort peu de legato. C'est honnête mais franchement pas exceptionnel.
Stefano La Colla, ténor que j'ai personnellement découvert à Rome il y a quelques années et qui grimpe dans l'Olympe des ténors internationaux "spinto", a un peu les mêmes caractéristiques : voix puissante (nécessaire au rôle), timbre un peu trompettant (il l'était moins dans le temps), belle prestation globale mais aucune nuance ni dans le chant ni dans la représentation du personnage de Enzo. Pas de demi-teinte, notes courtes manquant de legato dans "Cielo e mar", un ténor qui a beaucoup de qualités mais semble, hélas, rejoindre la cohorte des "je passe en force, ça marche et c'est plus facile". Son jeu comme celui de son amour sur scène, est très sommaire par ailleurs. On est loin des qualités de tragédiennes de Uria-Monzon ou de Teitgen.
Par contre le "dieu du mal" qu'est Barnaba, incarné par Franco Vassalo, est bien joué et bien chanté. Le baryton sait, lui, parfaitement colorer son chant de milles facettes et incarne ce personnage diabolique avec force. Tout juste m'a-t-il semblé que sa voix sonnait moins fort que celle de ses partenaires (mais bon en retransmission, c'est juste parce que je l'ai souvent entendu en vrai...).
Très honnête Cieca de Ning Lang, parfaite incarnation du rôle là aussi, même si le "contralto" requis pour le rôle n'est peut-être pas tout à fait là ?

A voir absolument en retransmission faute de mieux, en vrai si c'est possible ne serait-ce que pour la force de cette magistrale illustration !


Direction musicale Paolo Carignani
Mise en scène : Olivier Py
Décors et costumes Pierre-André Weitz

La Gioconda : Béatrice Uria-Monzon
Laura Adorno : Silvia Tro Santafé
Enzo Grimaldo : Stefano La Colla
Barnaba : Franco Vassallo
La Cieca : Ning Liang
Alvise Badoero : Jean Teitgen

Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie
Académie des chœurs de la Monnaie 
Choeurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie 

Production : De Munt / La Monnaie
Coproduction : Théâtre Du Capitole (Toulouse, 2020), Teatr Wielki Warszawa (2020)

Aperçu :

Commentaires

  1. Très intéressant CR, je ne suis pas trop d'accord sur la mise en scène de Py, je trouve qu'il n'a visiblement pas été très inspiré par l'oeuvre et qu'il se contente de ressortir la panoplie habituelle qu'on a déjà beaucoup vu sans réelles nouveautés (la baignoire d'"Hamlet", les masques, les sacrifices, les frasques sexuelles pendant le ballet des Heures...). Sinon Carignani était très bien, et ce que tu dis sur les chanteurs est très juste : j'ai apprécié un peu plus Tro Santafé qui est une mezzo que j'aime beaucoup, mais Uria Monzon prend de plus en plus la voie de Domingo qui croit être devenu baryton sur le tard ; elle est persuadée d'avoir désormais les moyens d'une soprano dramatique, et malheureusement, ce que l'on entend (au moins à l'enregistrement), c'est une mezzo avec un fort vibrato incontrôlé... L'incarnation est toujours là, c'est une bonne actrice, mais la voix n'est pas du tout celle de la Gioconda (comme elle n'avait pas non plus la voix de Lady Macbeth)...

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