La Forza del destino du 24 mars 2019 à Londres, entre dans l'Histoire des grands exploits lyriques

La Forza del destino

Giuseppe Verdi

Livret : Francesco Maria Piave
Mise en scène : Christof Loy

Séance du 24 mars 2019 au Royal Opéra House 
Direction musicale : Antonio Pappano
Leonora : Anna Netrebko 
Alvaro : Jonas Kaufmann 
Don Carlo di Vargas : Ludovic Tézier 
Padre Guardiano : Ferruccio Furlanetto 
Fra Melitone : Alessandro Corbelli  
Preziosilla : Veronica Simeoni 
Marquis of Calatrava : Robert Lloyd 
Royal Opera Chorus
Orchestra of the Royal Opera House

Cette Forza del destino était très attendue pour toute une série de raisons : prise de rôle d'Anna Netrebko en Leonora, retour d'un ticket gagnant qui avait marqué les esprits à Munich avec la confrontation Jonas Kaufmann-Ludovic Tézier, direction musicale d'Antonio Pappano avec son génie pour créer des ambiances inoubliables avec quelques monstres sacrés.
Rappelons que Kaufmann et Netrebko n'ont chanté qu'une fois ensemble sur scène : lors d'une Traviata à Londres en 2008 pour quelques séances (Netrebko souffrante n'avait pas pu assurer la série). Ils ont, par contre, chanté plusieurs fois ensemble en concert notamment à la Waldbühne de Berlin en 2012 et à Munich, également en plein air, au sommet des stars en 2015.
C'est donc à plus d'un titre un événement exceptionnel, très attendu, et qui a déjà donné lieu à de nombreuses spéculations, portant cette fois sur la présence ou non de Jonas Kaufmann, qui attendait un heureux événement d'un moment à l'autre...(qui est arrivé d'ailleurs).

Mais malgré tous les nuages accumulés ces dernier jours sur cette Forza, jusqu'au matin même de cette historique journée, avec le retard de près d'une heure de l'Eurostar nous conduisant à Londres, en passant par les interrogations concernant la disponibilité de l'un des piliers incontournables, sur le point d'être à nouveau père, le pari fou d'Antonio Pappano de réunir les deux plus grandes stars de l'heure en les entourant d'une distribution de luxe, est réussi au-delà de toute attente.
J'ai souvent considéré que dans ce difficile art "vivant" du chant d'opéra, on n'est jamais superstar par hasard, toute "tricherie" étant par définition impossible, puisque c'est du direct, sans sonorisation, sans "arrangement", et qu'il faut jouer et chanter en même temps pour que l'histoire prenne corps devant nos yeux, qu'on y croit et que l'émotion nous submerge.
Et l'émotion a été au rendez-vous à chaque minute, dans un opéra qui sort pourtant très souvent des normes habituelles et symbolise peut-être plus que ses contemporains encore, la défaite des femmes.

Aussi "innocente" que le sont l'autre Leonore de Verdi ou sa Desdémone, Leonore di Vargas est une victime dès son enfance. Interdite de "liberté" par un frère déjà teigneux et autoritaire (petite scène d'enfants pendant l'admirable ouverture), elle ose être amoureuse d'un métèque Indien, qui doit fuir suite à un accident et qu'elle ne retrouvera qu'à la fin de l'opéra alors que son salopard de frère l'aura mortellement poignardée avant de mourir.
Entretemps, elle devra enfouir ses désirs et se cacher au plus profond d'un couvent.
C'est dire si le rôle ne ressemble guère a priori à Anna Netrebko, cette battante qui incarne avec tant de brio les Lady Macbeth et qu'on attend (avec impatience) en Turandot ou en Salomé.
Mais un peu à la manière de son exploit touchant en Mimi dans la Bohême il y a trois ans ici même, Anna Netrebko sait s'adapter et se faire jeune fille éperdument amoureuse, jeune femme désespérée par la cruauté du destin, et femme âgée agonisant alors que le bonheur pointe le bout de son nez.

C'est sans aucun doute dans sa "partie" et avec ses deux grands airs " Sono giunta ! . . . Madre, pietosa Vergine" à l'acte 2 puis "Pace, pace mio Dio !" à l'acte 4 qu'Anna Netrebko dépasse toutes les habituelles interprétations du rôle, sachant allier à une technique désormais fabuleuse, une sensibilité de chaque note bouleversante.
Même si l'ombre d'Anja Harteros planait sur la représentation (immense Leonora toutes en nuances à fleur de peau), Anna Netrebko a su imposer une autre lecture plus sombre, davantage dans ses cordes et particulièrement bluffante sur le plan vocal.
A présent du grave à l'aigu sa voix se déploie sans effort, avec un timbre d'une beauté qui me stupéfie toujours tant il est rare aujourd'hui.
Je me suis sérieusement demandée au vu de son aisance dans le grave et dans le médium (sans qu'elle ait rien perdu des aigus qu'elle peut chanter mezza voce sans détimbrer le moins du monde), ce qui l'empêcherait de déployer aussi une carrière de mezzo, tessiture qui comporte des rôles de femmes battantes, notamment dans Verdi, qui lui conviendraient magnifiquement aussi.

J'avais déjà vu Jonas Kaufmann, l'autre superstar, en Alvaro, lors de sa création du rôle en décembre 2013 à Munich dans cette mise en scène très adéquate à l'oeuvre, de Martin Kuzej, portant alors cette immense perruque de longs cheveux noirs qui lui conférait un état "sauvage" très idoine. Là son Alvaro est très byronien, cheveux très bruns lors de sa jeunesse, grisonnants à la fin de l'opéra, il campe un Alvaro terriblement séduisant, grand manteau et grandes bottes lors de son arrivée fracassante par la fenêtre ouverte à l'acte 1 où il saute directement sur le sol tout en chantant, décidé et entreprenant avant l'accident qui déterminera le drame qui suit.

Soldat blessé qui recherche l'amitié de Don Carlos sans savoir qui il est, soldat nostalgique qui nous propose un « La vita è inferno . . . O tu che in seno agli angeli " qu'il est le seul à interpréter avec cette somme incroyable de changements de couleurs, de volume, avec ces inflexions douloureuses et superbes, qui vous arrache des larmes. Devenu moine en longue robe de bure son affrontement avec Carlos atteint des sommets d'anthologie. Alvaro est l'un des meilleurs rôles de Kaufmann, surtout quand il est dans la forme vocale qui caractérise ses prestations depuis plus d'un an, suite à son accident. La voix au timbre sombre se pare de mille couleurs à chaque inflexion vocale, l'intelligence musicale le dispute à l'audace technique (que de crescendo périlleux toujours réussis qui ponctuent l'ensemble de ses airs), que de nuances qui vont du pianissimo qui remplit toute la salle et suspend le temps, au forte impétueux qui exprime la colère et la peine avec une aisance dans les aigus qui devrait définitivement faire taire les fausses Cassandre prédisant sa fin depuis quelques années...
Et quand il croise le fer sur scène avec le meilleur baryton verdien de l'heure, nous avons l'impression d'entrer dans l'Histoire des exploits des scènes lyriques.
Déjà Munich en 2013 nous avait permis de découvrir un "nouveau" Ludovic Tézier. Le baryton que j'avais très souvent vu et entendu à Bastille dans toutes sortes de rôles et dont j'avais remarqué depuis longtemps la belle voix et la belle allure, était malheureusement souvent un peu "gauche" sur scène. Confronté à ce diable d'Alvaro-Kaufmann (les deux chanteurs ne tariront pas d'éloges réciproques suite à cette aventure d'ailleurs), sur cette scène de Munich, il nous avait littéralement éblouis. Le miracle est resté intact et s'est à nouveau déroulé sous nos yeux lors de ces grands moments où la salle retient son souffle de peur de ne pas se rassasier suffisamment de ce trop plein d'émotions.
Il y plusieurs raisons à cette alchimie parfaite, outre les talents des deux artistes : ils adoptent la même manière très colorée et très subtile de chanter Verdi, chacun au service de deux personnages très contrastés (Alvaro sombre, malheureux mais généreux et Don Carlos autoritaire, cruel et impitoyable), ils savent traduire leurs hésitations quand l'amitié nait entre eux d'un malentendu, et le drame qui s'en suivra quand ils devront s'affronter, et leurs voix présentent un curieux contraste "renversé", unique et rare, puisque le ténor a un timbre plus sombre que le baryton tout en chantant un octave au dessus. Quelque chose de très précieux par la beauté des timbres un peu sauvages des deux artistes dont l'amitié à la ville transparait dans cette complicité parfaite, se déroule alors devant nos yeux. Qu'on ne se lasse pas de voir et d'entendre puisque Verdi a ménagé trois duos magnifiques aux deux voix.

Ludovic Tézier assume magnifiquement globalement son rôle, malgré une entrée à l'acte 2 avec un « Son Pereda son ricco d'onore » qui manque un tout petit peu d'éclat, dès l'acte 3, c'est un festival de beau chant verdien, diction, inflexions, changement de couleurs, volume et beauté de la voix, dont la prestance et l'acharnement sont absolument sidérants de vérité.
Mais l'oeuvre a aussi quelques personnages secondaires que le Royal Opéra House a choisi de confier à des vétérans dont le métier explose littéralement en interprétations époustouflantes, rarement vue à ce degré de perfection : Ferruccio Furlanetto en Padre Guardiano, qui démontre que sa voix est restée de toute beauté et que sa technique verdienne fait toujours merveille, et Alessandro Corbelli en Fra Melitone qui a gardé sa faconde et son sens du comique intact sur une voix et une gestuelle de jeune homme. Même le très court rôle du Marquis of Calatrava est tenu par un Robert Lloyd altier et souverain avec une classe folle.

Et finalement, malgré ce qui en a été dit, la Preziosilla de Veronica Simeoni, a beaucoup d'abattage sur une voix qui parait souvent un peu menue, mais de toute façon, pour moi, les passages où elle intervient, sont un peu "en trop" dans un opéra où ils servent à faire retomber une tension dramatique que je préférerais soutenue jusqu'à la fin.

De ce point de vue, la mise en scène de Loy, contrairement à celle de Kusej à Munich dont elle s'inspire d'ailleurs par quelques aspects (la grande table omniprésente en particulier) ne sait pas toujours "soutenir" cette tension dramatique : trop de baisser de rideaux sans justification (d'ailleurs un bon metteur en scène les évite tant les possibilités modernes permettent de changer de décors sans cela), trop de "charivari" comique après des scènes dramatiques intenses et un final beaucoup moins spectaculaire. Là où Kuzej nous avait proposé un décor de fin du monde à l'acte 3 avec cet intérieur de bâtiment brisé et ces scènes de la guerre, quand Preziozilla chantait "Rantanplan" au milieu d'un champs de ruines et de cadavres, puis ce fameux enchevêtrements de croix à l'acte 4 après les périlleuses glissades d'Alvaro sur la table lors du dernier duel, Loy "casse" à plusieurs reprises le rythme et c'est bien dommage.
Mais ce n'est évidemment qu'une critique mineure au regard de la splendeur de la soirée.
Il faut également souligner le génie des Choeurs, absolument magnifiques, dans le chant subtil là aussi, raffiné, qui donne à entendre un Verdi presque rajeuni et renouvelé où le thème lancinant du destin émeut à chaque retour, et celui de l'orchestre sous la direction de Pappano. J'ai rarement entendu une Forza aussi désespérée sur le plan musical, en phase total avec les exceptionnels chanteurs, les instruments leur répondent ou les accompagne, on sent là aussi cette immense complicité qu'a le chef, notamment avec Kaufmann, quand il suit au millimètre les crescendos fabuleux du ténor, faisant "monter" son orchestre en communion. Pappano sait d'ailleurs "s'effacer" derrière son plateau vocal sans jamais produire du beau son d'orchestre pour lui-même mais toujours au service de l'oeuvre jusque dans l'ouverture qui "raconte" le drame à venir en créant une émotion très forte dès le début.

Un telle perfection est si rare qu'on ne peut que regretter qu'elle ne soit réservée finalement qu'à une poignée de chanceux qui auront pu avoir des places pour ces quelques séances exceptionnelles...

retransmission cinéma en direct le 2 avril
https://www.roh.org.uk/showings/la-forz ... -live-2019



Le petit plus
La Forza del destino, Munich, 2013


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