Lady Macbeth de Mzensk - magnifique réalisation, ardente, et lumineuse malgré la noirceur du propos....(9 et 25 avril)

Lady Macbeth de Mzensk 


Opéra en quatre actes et neuf tableaux en langue russe
créé le 22 janvier 1934 au Théâtre Maly de Leningrad
Musique : Dmitri Chostakovitch (1906 - 1975)
Livret : Alexandre Preis et Dmitri Chostakovitch - D'après une nouvelle de Nikolaï Leskov publiée en 1865 dans une revue littéraire dirigée par Dostoïevski.

Direction musicale : Ingo Metzmacher
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski 
Décors, costumes : Małgorzata Szczęśniak 
Lumières : Felice Ross 
Vidéo : Denis Guéguin
Chef des chœurs : José Luis Basso 

Boris Timofeevich Ismaïlov : Dmitry Ulyanov
Zinovy Borisovich Ismaïlov (fils de Boris) : John Daszak
Katerina Lvovna Ismaïlova (femme de Zinovy) : Aušrinė Stundytė 
Sergueï (amant de Katerina) : Pavel Černoch
Aksinia : Sofija Petrovic
Le balourd miteux : Wolfgang AblingerSperrhacke
Sonietka : Oksana Volkova
Un maître d'école : Andrei Popov
Un pope, un gardien : Krzysztof Baczyk
La bagnarde : Marianne Croux
Le chef de la police, le vieux bagnard : Alexander Tsymbalyuk

Le premier mouvement du quatuor n°8 de Dmitri Chostakovitch sera interprété entre les actes 3 et 4.

Retour sur la séance tronquée du 9 avril (acte 1, 2 et 3)
La force d’une œuvre se mesurera désormais pour moi aussi à l’intensité de la frustration ressentie lorsque celle-ci, suite à un accident touchant la principale interprète à l’acte 2, conduit à l’annulation des deux derniers actes.
A l’entracte, tous les amis croisés étaient littéralement en extase suite aux trois premiers actes d’une œuvre d’une force inouie, littéralement magnifiée par son interprétation sur la scène de Bastille, où dans une ambiance rarement ressentie à ce niveau d’intensité, la salle avait retenue son souffle, subjuguée, durant près de deux heures.
J'y retournerai pour la dernière du 25 avril et je rendrais ainsi compte de l’ensemble de la réalisation. J’ai quand même été tentée de parler de cette incroyable performance, même tronquée, et de l’intense émotion qu’elle a su créer dans une salle réputée froide et peu propice aux grands enthousiasmes.
Les trois premiers actes de cette oeuvre magistrale, de son vrai nom "Lady Macbeth du district de Mzensk", peignent le noir tableau de la condition des petites gens dans la Russie profonde du 19ème siècle et la violence institutionnelle de cette société où les hommes brutalisent et violent les femmes, les enferment dans d'étouffantes conventions et les privent de tout droit de rêver. C'est aussi le règne de l'arbitraire, les punitions des maitres à l'encontre de leurs employés.
Un viol et deux crimes sordides campent le décor en quelque sorte, s'ensuivra le "châtiment" lors des deux derniers actes lorsque malgré sa pugnacité et son désir de liberté chevillé au corps, Katerina sera vaincue, et fuira la vie sans espoir du bagne où son amant, devenu son mari, la trompera, par un dernier pied de nez à toute cette oppression.

Warlikowski met d'ailleurs en perspective cette fin par une magnifique vidéo qui se déploie lors de l'ouverture de l'opéra, représentant deux corps de femmes sous l'eau, immergées telles des sirènes, dans un très beau mouvement de ballet.
Le rideau blanc s'ouvre ensuite sur un décor dont les éclairages subtils et variés, mettront progressivement en valeur tel ou tel aspect de la scène, un peu à la manière dont il avait conçu son Don Carlos d'ailleurs ou son Château de BB.
Le négociant Boris Timoféiévitch Ismaïlov, beau-père de Katerina, est le directeur d'un abattoir de porcs qui occupe la scène, plus ou moins violemment éclairé selon les tableaux à l'aide d'un néon qui descend ou remonte selon les moments. Un praticable, qui restera célèbre, représente la "maison" de Katerina, sorte de grand parallélépipède similaire à celui de la prison de Don Carlos mais dont les grands côtés sont "vides" tandis que les petits côtés comporte la fameuse porte récalcitrante d'une par, un papier peint d'autre part. Le tout tourne sur lui-même se présentant par telle ou telle face selon les moments, et va même jusqu'à reculer tout au fond de la scène lors de la démonstration d'amour entre Katerina et Serguei, alors que leurs corps baignent dans les blés ondulant au vent au milieu d'une vidéo de toute beauté projetée sur eux.
D'une manière générale, le choix de Warlikowski, est de prendre une certaine distance esthétique avec le premier degré de la violence décrite dans l'oeuvre. C'est ce qui rend sublime sa mise en scène à chaque instant et meuble les parties orchestrales par la représentation de scènes qui accentuent la beauté de l'ensemble comme la cérémonie funéraire en l'honneur du beau-père (lamentable personnage tyrannique qui s'étouffe en mangeant des champignons empoisonnés par Katerina). Le sordide est dans l'opéra, Warlikowski décide à l'inverse d'éviter les effusions de sang ou les scènes gore, ce qui renforce singulièrement l'expression de la violence inouïe de l'oeuvre.
Même la fameuse scène de nu est très esthétisante, Serguei et Katerina semblent danser un léger ballet, leur élégance naturelle correspondant très exactement à l'effet recherché par le metteur en scène.
Clin d'oeil aussi à l'époque : l'opéra de Chostakovitch se déroule au 19ème siècle et dénonce l'oppression tsariste. Il devait d'ailleurs faire partie d'un triptyque qui se terminerait à la gloire de la femme soviétique, l'hostilité de Staline a empêché ce projet d'aboutir. En déplaçant l'action au 20ème siècle, Warlikowski laisse entendre que la description de Chostakovitch de la condition féminine pouvait tout aussi bien représenter la période stalinienne de l'Union Soviétique...
Le travail fait avec les chanteurs en tant qu'acteurs est fabuleux : on sait que Warlikowski est un exceptionnel directeur d'acteurs qui arrive à insuffler aux artistes l'interprétation totale d'un personnage. C'est le cas à chaque seconde avec une crédibilité telle que, comme je le soulignais plus haut, on entre littéralement dans l'opéra et on s'étonne presque de cet entracte qui vient trop tôt (après presque deux heures pourtant !).
Ainsi lors de lla scène où Katerina chante seule son spleen de femme qui n'arrive pas à atteindre le bonheur (personnage très madame Bovary à cet instant) la chanteuse est nimbée de lumière tandis que le reste du plateau est sombre, elle chante magnifiquement exprimant avec douceur mais détermination la douleur d'être femme, tandis que l'orchestre l'accompagne par un cantabile sourdement "doublé" d'une inquiétante basse qui représente le destin sombre présent même dans les moments où la musique se fait toute douce. A cet instant la salle de la Bastille a miraculeusement rapetissé, pour nous donner l'impression d'être tout près de la magnifique Aušrinė Stundytė.
Mais ces impressions d'absolue osmose avec l'oeuvre seraient insuffisantes si l'on n'avait pas aussi, en même temps, le génie du chef d'orchestre Ingo Metzmacher qui sculpte cette partition pour en rendre tous les contrastes tel un orfèvre de la musique de Chostakovitch. Il faut souligner notamment les effets sidérants de la spatialisation de la fanfare en deux parties chacune dans l'une des galeries de côté. Il faudrait aussi détailler l'utilisation des instruments en solo et en ensembles qui "jouent" les scènes de violence et de sexe frisant l'onomatopée musicale avec génie (c'est ce que Staline avait détesté...).

Cette belle entente parfaite se poursuit avec l'excellence des choeurs et des interprètes.
Le plateau est évidemment dominé par le personnage centrale de l'oeuvre, la Katerina lumineuse et terriblement attachante de la soprano lituanienne, Aušrinė Stundytė. Le timbre est splendide au service d'une partition volontairement heurtée et rarement romantique que la soprano magnifie à chaque instant, nous scotchant souvent aux évolutions musicales et sentimentales de son personnage avec un talent sidérant.

Mais elle est très, très bien entourée : par son partenaire, le Serguei séducteur, hâbleur et mauvais garçon de Pavel Černoch, qui trimballe sa silhouette décontractée et sa violence intrinsèque sur le plateau avec un pouvoir de conviction égale à celui de sa partenaire. La voix est belle là aussi, parfaitement audible (alors que nous l'avons connu moins sonore et moins percutant à Bastille), le rôle lui convient parfaitement comme sans doute la direction conjuguée du chef et du metteur en scène, bref il explose littéralement.
Le Boris Timofeevich Ismailov de Dmitry Ulyanov n'est pas le vieillard libidineux parfois montré dans certaines mises en scène, mais un homme dans la force de l'âge,  détestable à l'image de tous les tyrans, qui chante fort et fort bien, tout en incarnant un personnage là aussi très crédible y compris dans ce qu'il considère être ses droits (de cuissage compris) à l'égard des femmes et de ses subordonnés.
Son fils, le Zinovy Borisovich Ismailov du ténor John Daszak, est également tout à fait à la hauteur de l'excellence du plateau tout comme d'ailleurs la pauvre Aksinya de Sofija Petrovic, malmenée et violentée par les hommes de l'abattoir, Serguei en tête.
les rôles secondaires (le Pope, les employés de Boris) sont tous impressionnants de maitrise et, franchement, il est suffisamment rare à l'opéra de Paris de pouvoir se féliciter de tous les artistes sur un plateau, pour que cette perfection soit notée et mise au compte de la richesse lyrique russe actuelle. 
Car tous ces artistes nous proposaient l'autre soir une diction russe impeccable avec ce soupçon d'accent populaire parfaitement adéquate à l'ouvre et à ses personnages, des détails qui rendent si "vraies" de telles performances.
En attendant les deux derniers actes et en espérant que la magnifique et exceptionnelle Aušrinė Stundytė nous reviendra très vite, mille bravos à toute l'équipe pour une telle réussite.


A noter : 
Retransmission le 16 avril en direct cinémas UGC
Diffusion sur France Musique le dimanche 12 mai 2019 à 20 heures.

Précisions : le roman éponyme de Nicolai Leskov, dont Chostakovith a tiré son opéra est encore plus noir puisque Serguei et Katerina tuent également le jeune neveu de Katerina, Fiodor en l’étouffant sous son oreiller alors qu’il était alité et malade, pour s'emparer de son héritage. Le titre du roman faisait écho à un roman de Tourgeniev paru quelques années avant (1859) et qui s'intitulait "Le Hamlet du district de Chtchigry".

Deuxième précision : Je ne parle pas évidemment des quelques artistes qui n'apparaissent que lors des deux derniers actes, ce sera pour la prochaine fois.

Le lien sur mon blog avec le Lady Macbeth de Mzensk, vu à Londres ROH, l'an dernier.
https://passionoperaheleneadam.blogspot.com/2018/04/lady-macbeth-de-mzensk-chostakovich-roh.html


(Photos de l'ONP. Bern Uhlig).




Complément suite à la séance du 25 avril :
L’ONP a fait bénéficier d’un billet gratuit ceux qui n’avaient pas pu voir les deux derniers actes de ce flamboyant « Lady Macbeth de Mzensk ». J’étais donc à la dernière de cette œuvre sulfureuse et si magistralement interprétée.
J'ai été immédiatement très séduite par la fusion de toutes les scènes de l’acte 4 dans le cadre des noces, immenses rideaux rouges entourant la scène et lumière rouge généralisée, avec l'appauvrissement progressif des éléments du décor au fur et à mesure que la situation vire au drame, pour finir dans ce petit carré des convives, façon photo de mode, lorsque les rideaux tombent et que le cadre glacé et sinistre de l'abattoir du début réapparait sous l'artifice festif. Du mariage lui-même avec ses aspects festifs, acrobates, danseurs, immenses tables de banquet dressées entourant la scène, à la découverte du corps du mari en putréfaction, la dénonciation, la poursuite et l’arrestation, chaque membre du chœur a son rôle travaillé isolément puis collectivement, avec la minutie du détail perceptible même depuis le 25èmerang d’orchestre. La synchronisation avec la direction nerveuse et inspirée du chef Ingo Metzmacher, est telle que notre « suivi » de l’histoire est parfait, sans temps mort, sans la moindre interrogation « parasite ». La marche infernale vers le châtiment, après les crimes est glaçante et l’ajout musical du quatuor de Chostakovitch entre les deux derniers actes, sur fond de vidéo illustrant la tentative impossible de fuite de Katia, nageant dans un sous-sol sans eau, nue et pudique, est un moment d’intense émotion avant le dénouement.
Le « praticable » qui était la maison de Katia, devient immense camion déversant ses bagnards pour cette fin sordide où l’héroïne trahie et bafouée par celui qu’elle a cru aimer d’une folle passion partagée, entraine sa rivale dans l’eau et se noie avec elle. Final musical glaçant avec retour à la vidéo du prélude.
J’avoue être entrée immédiatement dans l'ensemble de la conception de Warlikowski qui réalise là une de ses meilleures mises en scène et qui choisit ce "cadre scénique général" unique et l'habille selon les circonstances (lumières, vidéos, accessoires, jeu de rideaux). C'est exactement ce que j'attends d'une bonne mise en scène, évitant tout jeté de rideau avec fausse pause, et meublant visuellement, souvent très sobrement d'ailleurs), l'ensemble du spectacle.

Il est vrai par ailleurs que l'opéra de Chostakovitch se prête particulièrement bien à l'exercice de la mise en scène mais j'en ai vu cinq différentes, et celle-ci les surpasse toutes. Sans doute, faut-il de toutes façons, juger globalement cette "osmose" totale entre le metteur en scène, le chef d’orchestre et les chanteurs, et qui est elle-même exceptionnelle.
Côté plateau vocal c’est toujours l’extase avec la performance de Aušrinė Stundytė, toujours aussi émouvante et qui a finalement assuré toutes les représentations très brillamment.
C’est Krzysztof Baczyk qui assurait aussi le rôle du le vieux bagnard, voix magnifique, très beau chant des bagnards marchant sur la route vers leur destin. Parmi ceux dont je n’ai pas pu parler lors de la première partie, notons en particulier la belle Sonietka d’Oksana Volkova et l’excellent maitre d’école d’Andrei Popov. Aux saluts pour l'incroyable Aušrinė Stundytė, c’est à nouveau le triomphe absolue, de très longues ovations et rappels, y compris pour Warlikowski monté sur scène depuis la salle à l’appel du chef d’orchestre, les plus chaleureux du public à Bastille depuis Don Carlos.
Deux soirées inoubliables et un immense salut à l'oeuvre magistrale de Chostakovitch et à l'opéra russe en général !

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