Anja Harteros, une Tosca ardente et lumineuse...Paris Bastille, 22 mai., compléments du 1er juin, la révélation Elena Stikhina

Tosca


Giacomo Puccini


Livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, d'après la pièce de Victorien Sardou.
Création le 14 janvier 1900 au Teatro Costanzi de Rome.

Direction musicale : Dan Ettinger
Mise en scène : Pierre Audi

Floria Tosca : Anja Harteros 
Mario Cavaradossi : Marcelo Puente 
Il Barone Scarpia : Željko Lučić 
Cesare Angelotti : Sava Vemić 
Un carceriere : Christian Rodrigue Moungoungou
Il Sagrestano : Nicolas Cavallier
Spoletta : Rodolphe Briand
Sciarrone : Igor Gnidii

Séance du 22 mai à l'opéra de Paris Bastille.

Malgré la tendance aux superlatifs dans toutes les critiques actuelles, je ne vais pas joindre ma voix aux louanges concernant ce Tosca. Pour résumer, en dehors de la prestation exceptionnelle d’Anja Harteros dans le rôle-titre, il n’y avait pas grand-chose à sauver, ce 22 mai au soir dans la grande salle de la Bastille dont l’acoustique ne s’améliore décidément pas, ne pardonnant rien à la médiocrité ou à l’insuffisance d’une voix ou d’un timbre.
L'annulation de Jonas Kaufmann, victime d'un fâcheux accident, a pesé très très lourd dans une représentation qui aurait été, sans nul doute, sinon, portée par le couple munichois dont on connait les qualités interactives exceptionnelles et la faculté commune à entrainer tout le monde dans l'aventure. Même dans un cadre très moyen...

Commençons par la mise en scène de Pierre Audi, que j’ai déjà vue quatre fois dans cette salle où elle a été créée en 2016, avec des distributions diverses sur lesquelles je reviendrai.
Plus je la vois et plus je lui trouve quelques qualités esthétiques mais aussi énormément de défauts dont certains handicapent la plupart des chanteurs, quelles que soient leurs qualités de comédiens (et hier, à part Anja Harteros, nous n’avions pas la fine fleur de la comédie française ni de l’actor studio).
Visuellement ce décor original qui ressemble à chaque tableau à la peinture du cavaliere Cavaradossi, lui-même peintre, est beau et même souvent impressionnant : l’omniprésence de cette immense croix, les différents niveaux du plateau, la petite salle rouge, intimiste et angoissante des appartements de Scarpia ou le décor nu et désespéré de ce no man’s land qui accueille le final tragique, tout est pensé pour suggérer une atmosphère via l’agencement de véritables fresques. Mais là où Audi avait fait une merveilleuse illustration avec le même genre de procédé dans Parsifal à Munich, il s’embourbe dans l’évocation très discutables et assez éloigné du livret à plusieurs reprises, de scènes archi-connues dont il dénature parfois le sens. La croix gigantesque, qui menace les protagonistes à l’acte 2, est une lecture trop unilatérale du poids de l’Eglise dans une œuvre qui traite bien davantage à mon sens, de la liberté contre toute forme de dictature symbolisée par l’éphémère « République romaine » à laquelle croient Cavaradossi et Angelotti et dont Scarpia et sa police secrète, combattent les partisans et le marécage de l’acte 3 est un choix étrange (et absurde) pour figurer le toit du château de Saint-Ange d’où Tosca sautera dans le Tibre pour se tuer. Son départ, de dos, silhouette noire dans une lumière aveuglante après son dernier «O Scarpia, avanti a Dio! » sur le chemin des coulisses, ne créée pas l’émotion tragique d’un final dramatique digne d’un thriller qu’a volontairement écrit Puccini pour signifier que son héroïne en assumant son « crime », a rompu avec tout tabou sociétal, même celui du suicide allant au bout de son destin avec panache.
final acte 3

la mort de Cavaradossi
Côté direction d’acteurs, les idées d’Audi restent sommaires et ce fut la même chose pour tous les interprètes vus y compris lors de la Première, où Martina Serafin, Marcelo Alvarez et Ludovic Tézier tenaient les trois rôles principaux : le plus souvent les chanteurs ne savent pas trop où se placer, il y a peu de mouvements sur la scène ou alors très surjoués voire parfois obscurs ou un peu ridicules (Tosca essuyant la poignée de la porte du bureau de Scarpia après son crime) et finalement chacun fait avec son talent propre, situation où Anja Harteros sort gagnante haut-la-main (comme lors de la reprise précédente, Bryn Terfel en Scarpia) tout simplement parce qu’elle fait partie des artistes capables de fabriquer leur personnage dans n’importe quelles circonstances (elle l’a prouvé maintes fois y compris en version concert, récemment dans Arabella de Richard Strauss ou Andrea Chenier au TCE).
J’avais déjà vue Anja Harteros dans ce rôle à Paris Bastille en 2016 dans la même production et entendu de nombreuses retransmissions de ses prestations dans un rôle qui est l’un de ses principaux emplois, notamment les représentations de Hambourg en 2018 et de Munich en 2016, les deux fois avec son partenaire de prédilection, Jonas Kaufmann, par ailleurs un Cavaradossi exceptionnel.
Munich : Harteros et Kaufmann dans Tosca
Nous attendions donc de cette reprise d’une production assez quelconque, la magie du couple le plus excitant de l’heure à l’opéra.
Las, nous eûmes finalement pour l’essentiel, une époustouflante prestation d’Anja Harteros, campant une Tosca légère et amoureuse devenant tigresse avant de s’adoucir à nouveau face à l’espoir et de nous chavirer lors d’un final désespéré.
Anja Harteros a encore progressé dans ce rôle qu’elle possède parfaitement et elle confirme son incroyable talent pour montrer l’évolution d’un personnage tant au travers de son aisance et de son naturel sur scène, que par les inflexions de sa voix, les changements de registre et de style selon le sentiment qu’elle exprime, la coloration douce ou rageuse de son chant, elle peut nous faire vivre toutes les Tosca de l’arrivée de la jeune diva à l’Eglise, ardente et passionnée, et sa scène de jalousie à la femme blessée et fière qui préfère la mort dans un geste sublime de tragédienne.
Elle domine tant le plateau qu’on ne voit qu’elle et qu’elle force l’admiration et le respect pour se donner avec autant de talents, si mal entourée cependant. 
On objectera que d’autres sopranos chantent Tosca avec des voix plus larges, plus amples, plus dramatiques, ce qui est parfaitement exact au moins en ce qui concerne Anna Netrebko et Sondra Radvanovsky. Un peu limitée dans le bas medium, Anja Harteros a cependant des aigus torrentiels et des montées crescendo d’une maitrise hallucinante qui la font interpréter une Tosca moins « mûre » et plus aérienne que ses magnifiques consoeurs (réjouissons-nous d’avoir plusieurs possibilités de « Tosca » actuellement !), dans un style qu’elle affirme avec force depuis des années et qui me touche profondément.
C’est ce style qui est le résultat d’un énorme travail et d’une technique fabuleuse, qui donne cette impression de « naturel » absolu de ses prestations tout comme de celles de Kaufmann avec qui elle a si souvent travaillé que leur fusion sur scène est sans limite. Ce n’est jamais grandiloquent ou surjoué, ce n’est pas du « beau » chant pour lui-même, c’est l’interprétation d’un personnage.
Longuement applaudi, son « Vissi d’arte » est unique dans un style à la fois soutenu et plein de nuances, jamais « forcé », il apparait davantage comme l’air nostalgique qu’il est que comme une épreuve de force pour soprano. J’adore.
Anja Harteros
Je m’attarde un peu sur Anja Harteros, Tosca scéniquement idéale ce soir-là à Bastille, parce qu’il n’y a, hélas pas grand-chose à dire du reste de cette soirée.

Le baryton Željko Lučić, de classe internationale et que j’ai vu déjà dans de très nombreux rôles dont Rigoletto à deux reprises à Bastille, reste profondément inégal. Il souffre beaucoup de l’acoustique difficile de la salle qui rend parfois confidentielle sa voix à la projection insuffisamment éclatante pour passer le mur de l’orchestre, le timbre est souvent terne et durant tout le premier acte, il est manifestement peu inspiré. Sa brillante arrivée et son duo avec Tosca, le voit emprunté et son « Va, Tosca! / Nel tuo cor s'annida Scarpia!... » ne ferait pas peur à une mouche tant il est chanté sur un ton banal. Ensuite à la fin de l’acte, quand il chante avec les chœurs, on ne l’entend plus. L’acte 2 où le décor elliptique lui permet de se faire entendre avec une force qu’on ne soupçonnait pas à l’acte 1, il déploie un chant beaucoup plus soutenu et, stimulé manifestement par le jeu et le chant d’Anja Harteros, il nous offre enfin un Scarpia à la hauteur de sa partenaire, noir et violent, impitoyable et roublard, chef de police sans scrupules. 
Marcelo Puente
Le courageux ténor Marcelo Puente, qui remplace celui pour lequel la plupart des spectateurs avaient pris des places, fait ce qu’il peut. Mais Cavaradossi, dans cette salle, avec ces partenaires, n’est pas un rôle pour lui. C’était un très sympathique et talentueux Pinkerton dans Madame Butterfly à Londres, dans cette salle à l’italienne à l’acoustique somptueuse qu’est le ROH. Ce n’est pas un Cavaradossi et, manifestement, à s’essayer à des rôles trop « spinto » pour sa voix typiquement légère et lyrique, il s’abime les cordes vocales et il désormais affublé d’un solide vibrato « chevrotant » qu’il ne peut maitriser, et ce, dès son arrivée sur scène lors de ses échanges avec le sacristain puis lors de l’un des beaux airs de ténor que Puccini offre à son interprète « Recondita armonia ». La voix est trop instable pour donner la moindre émotion autre que la peur de voir le ténor la perdre soudain. 
Lors de « l’affrontement » avec Tosca, Anja Harteros domine tous leurs duos et la voix du ténor le lâche à demi à plusieurs reprises. Evidemment la fâcheuse impression est renforcée par la totale réussite d’Anja Harteros notamment dans le superbe « Non la sospiri, la nostra casetta / che tutta ascosa nel verde ci aspetta? » quand Marcelo Puente peine dans les aigus de son « Quale occhio al mondo può star di paro ».
Dans l’acte 2 où il doit « exploser » à trois reprises (très courtes heureusement) : face à Scarpia lors de son interrogatoire, quand il apprend la « trahison » de Tosca et lors de ce fameux moment « climax » de l’opéra où il hurle « Vittoria, Vittoria », il ne parvient pas à atteindre la force requise par le rôle et ses mots se noient dans l’orchestre.
Dans l’acte 3, son Lucevan le stelle, air beaucoup plus lyrique et où l’orchestre se fait tout doux pour ce moment de grâce pure, Marcelo Puente, là encore, fait ce qu’il peut et tente de nombreuses nuances courageuses mais le timbre est trop ténu et le chevrotement qui l’envahit empêche de convaincre un public qui applaudit poliment un air que j’ai toujours vu ovationné, quel que soit le ténor, tout simplement parce qu’il est l’un des airs le plus souvent chantés par tout ténor lyrique, en récital, avant même une prise de rôle. 
Lors des magnifiques duos avec Tosca, c’est là encore Anja Harteros qu’on entend…
Tout en saluant le courage d’un artiste sympathique et qui fait le maximum pour être à la hauteur, je voudrais ici dire que ce qu’on lui demande le met en péril pour la suite de sa carrière. Remplacer une super star n’est pas toujours de tout repos… dans un rôle qui n’est manifestement pas fait pour vos moyens…

Lors de la Première de cette série, où toute la presse se presse, l'ONP avait demandé à une autre superstar, Vittorio Grigolo de tenir le rôle de Cavaradossi. Nul doute qu'il a du métier et que l'ensemble devait être d'un tout autre niveau. Mais le ténor italien (que je préfère, quant à moi, dans les rôles moins dramatiques car il a tendance à "surjouer") n'était pas libre plus longtemps, chantant Cavaradossi outre manche au ROH, aussitôt après avec Bryn Terfel et Christina Opolais.

Les rôles secondaires ne sont pas non plus exempts de critique :le  Cesare Angelotti de Sava Vemić est lui aussi très terne et peu crédible, le Il Sagrestano (sacristain) de Nicolas Cavallier est honnête sans plus et le Spoletta de Rodolphe Briand reste trop discret dans un rôle qui doit au contraire se faire voir.
Dan Ettinger à son habitude fait le job en tant que chef d’orchestre mais il ne prête guère d’attention aux difficultés de ses chanteurs et illustre de manière assez mécanique un compositeur qui doit être au contraire soigneusement colorisé si je puis dire, avec une vraie interprétation personnelle.

Une soirée sauvée par Anja Harteros mais où l’on ne peut cesser de songer à ce que le Cavaradossi de Jonas Kaufmann aurait changé : le ténor a ce charisme et cette présence sur scène qui transforme toute soirée en lui donnant le dynamisme nécessaire, et entraine le plus souvent tous ses partenaires dans un ensemble qui reste gravé en mémoire longtemps.
Il ne reste plus qu’à espérer que son méchant accident ne le tiendra pas trop longtemps éloigné des scènes et qu’il sera présent avec la magnifique Sonya Yoncheva, dans les deux séances de Tosca qui lui restent, les 1eret 5 juin. Scarpia y sera Luca Salsi dont la voix de baryton a d’autres couleurs que son collègue serbe. 
Si tout va bien, nous aurions alors deux séances d’une toute autre tenue…. 

Séance du Premier juin
Finalement je ne ferai aucune comparaison, puisque hier Premier Juin, et Jonas Kaufmann et Sonya Yoncheva avaient annulé. Elena Stikhina a été passionnante dans son interprétation de Tosca, éclipsant à mon avis ses partenaires mais Vittorio Grigolo a ses fans , voilà rapidement mon analyse : Grigolo et Stikhina ce sont deux interprétations très opposées de Puccini. Celle de Grigolo est très extériorisée, très excitée, très envahissante. Celle de Stikhina est incroyablement intériorisée, et le chant est rempli de mille nuances que son partenaire ne partage pas. On peut apprécier le Cavaradossi de Grigolo mais ce n'était certainement pas le meilleur partenaire d'une Tosca aussi "intérieure" dont le feu couve pour exploser d'un seul coup lors du crime. Oui sans hésiter je regrette de ne pas avoir eu plutôt la confrontation Kaufmann/Stikhina ou bien sûr Kaufmann/Yoncheva ce pour quoi j'avais pris ma place....Grigolo est doué, je l'aime énormément dans tout un tas de rôles (Roméo, Nemorino, Rodolfo etc) mais dans Cavaradossi, ce n'est pas mon modèle. Ce n'est pas ainsi que je vois le peintre de Puccini, j'ai besoin de beaucoup plus de poésie, de romantisme et de nuances dans le chant, de longues notes filées. Stikhina chante Puccini comme une wagnérienne, comme JK. C'est infiniment plus beau et émouvant. Mais d'autres préfèrent le style latin chaud bouillant de Grigolo... plus vériste finalement. Indépendamment de cela, le fait qu'il se livre à des pitreries à peine le rideau relevé pour les saluts alors que le spectateur est encore dans l'ultime scène de la tragédie n'est vraiment pas mon truc...



Le petit plus,
Anja Harteros, Vissi d'arte, Salzbourg


Tosca à Munich, 2011


Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire