Ardente Manon si désespérée dans une vision noire d'Olivier Py, à l'Opéra-Comique

Manon

De Jules Massenet
Opéra-comique en 5 actes, créé le 19 janvier 1884 à l’Opéra Comique
Livret de Henri Meilhac et Philippe Gille, d'après le roman de l'abbé Prévost, l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731)

Séance du 10 mai 2019 à l’Opéra Comique de Paris, salle Favart.
Direction musicale Marc Minkowski
Mise en scène Olivier Py
Scénographie, décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy

Manon Lescaut Patricia Petibon
Le chevalier Des Grieux Frédéric Antoun
Lescaut Jean-Sébastien Bou
Guillot de Morfontaine Damien Bigourdan
Monsieur de Brétigny Philippe Estèphe
Le comte Des Grieux Laurent Alvaro
Poussette Olivia Doray
Javotte Adèle Charvet
Rosette Marion Lebègue

Chœur de l’Opéra National de Bordeaux
Orchestre Les Musiciens du Louvre - L'Académie des Musiciens du Louvre, en partenariat avec le Jeune Orchestre de l'Abbaye (Saintes)
Coproduction Opéra Comique, Grand Théâtre de Genève

Ardente Manon si désespérée
De la mise en scène d’Olivier Py, je ne retiendrai pas d’abord les néons des « Hôtels » de passe qui éclairent la nuit jetant des taches de lumière criarde. Je retiendrai d’abord ces hauts murs gris enserrant les amants et les vouant à l’échec, forcément, inéluctablement. Trop court et trop étroit est le chemin vers le ciel étoilé qui s’ouvre parfois entre les parois aveugles dans cette atmosphère poisseuse où dominent la grisaille et la pluie. Il pleut beaucoup dans le Manon d’Olivier Py. Entre les hauts murs gris qui emprisonnent les âmes, l’eau ruisselle bruyamment.

Ce qui est « lumière » est artifice et vain (néons, diamants, fausses étoiles), la réalité est sinistre et désespérée.
Manon a-t-elle le choix ? Lors du premier acte, Olivier Py symbolise cette grave question au cœur de l’œuvre de Massenet dèsl’arrivée de Manon, par la représentation de l’intérieur de cet « hôtel » (en fait une auberge à Amiens) où elle débarque rencontrant son cousin Lescaut chargé de la conduire au couvent pour la rendre sage. Les quatre pièces représentent les quatre saisons. A l’étage, une chambre hiver où il neige, une chambre automne aux feuilles rouges flamboyantes. En bas, l’été et le printemps qu’on distingue mal, qui restent dans l’ombre. Manon est déjà en tenue courte et affriolante (et rouge) comme un symbole de ses « rêves » qui ne sont que des « chimères » (le plaisir se paye toujours) alors qu’elle chante du haut de ses seize ans « j’en suis encore toute étourdie ».
Combinaison rouge puis verte, lumière rouge et verte.
Les couleurs qui reviennent dans la grisaille dominante sont le rouge et le vert, le jeu, la passion, l’espoir : Manon portera une petite robe courte rouge puis verte avant de revêtir des tenues plus « adultes » quand elle choisit d’abandonner Des Grieux et son amour de « pauvre ». Elle revêt même une redingote masculine rouge après l’acte de Saint Sulpice, quand Des Grieux (qui porte une robe) abandonne son sacerdoce pour retomber dans le jeu et l’amour. Au dernier acte, quand elle meurt, c’est en longue robe lamée argentée, couverte de bijoux, « j’aime encore les diamants », la cause de sa perte avant la fin désespérée, désespérante, quand regardant les étoiles, elle murmure « Ah quel beau diamant ».
Massenet proposait une adaptation du roman de l’Abbé Prévost, une lecture de la passion amoureuse et critiquait en quelque sorte les « femmes » séductrices dans une morale assez rigoriste. Puccini en fera un opéra beaucoup plus ambigu (Manon Lescaut)
Avec une magnifique palette de couleurs musicales, Massenet a multiplié les « airs d’amour » devenus célèbres par la beauté de leurs mélodies : les duos du premier acte À vous ma vie, à vous mon âme et Nous vivrons à Paris tous les deux, l’air de Des Grieux à l’acte 2 «  En fermant les yeux, je vois là-bas… », celui de Manon à l’acte 3 quand il s’agit de reconquérir Des Grieux « N'est-ce plus ma main que cette main presse ? » (reprise à l’acte 5) et le « Manon je t’aime » éperdu de l’amant revenu.
Py rend l’œuvre beaucoup plus aride en décidant d’entrée de jeu de centrer tout sur la fatale destinée de l’amour pur qui se perdra dans l’appât du gain, l’attrait de la richesse, la « vie facile », les « amusements » et la décadence dans laquelle il place Manon dès son arrivée sur scène. Choix radical et discutable, comme l’est d’ailleurs le fait de multiplier les allusions qui lui sont propres à l’ambiguité des sexes et à leur ambivalence.
Mais globalement malgré ces réserves, la mise en scène (qui n’est pas sa meilleure) se révèle fluide et adéquate à l’histoire qu’elle permet de dérouler sans problème. Sans temps morts, sa direction d’acteurs propose d’ailleurs toutes sortes de scènes en permanence, ne laissant jamais retomber l’ambiance et l’attention des spectateurs.
La direction de Minkowski n’a rencontré jusqu’à présent qu’éloges appuyés et unanimes. Personnellement elle ne m’a pas vraiment convaincue : trop nerveuse, trop enlevée, trop « vériste » pour Massenet en un mot. L’orchestre joue sans cesse des contrastes entre cuivres et cordes et roule des tambours là où on attendrait beaucoup plus d’équilibre et de legato. Il y a de grands moments bien sûr mais d’une manière générale, je trouve que l’orchestre s’impose trop aux chanteurs, ne les laissant pas toujours respirer et les couvrant assez régulièrement là où il devrait dialoguer.
Très bons chœurs qui « jouent » un rôle très important à plusieurs passages décisifs de l’œuvre et montrent un réel talent pour interpréter ces rôles de « foule » par si anonyme que cela, presque personnage à part entière à plusieurs reprises.

Le rôle de Manon a été créé par la jeune soprano Belge Marie Heilbron, spécialiste du répertoire français, à l’Opéra Comique où l’œuvre de Massenet fut également jouée pour la première fois. Elle avait trente-deux ans. Considéré comme un rôle de « soprano légère », il exige cependant une voix un peu corsée au regard de la richesse de l’orchestration qui accompagne nombre des airs les plus emblématiques. Manon doit pouvoir montrer une importante évolution, y compris vocale, au cours des métamorphoses qu’elle subit petit à petit, de la jeune fille rêveuse de 16 ans à la femme séduite par la vie facile et l’argent.
Patricia Petibon a le charme de la jeune Manon, sa beauté qui séduit tout son entourage et un sens aigu de la comédie qui la fait réellement « incarner » le rôle jusqu’à sa sinistre mort, avec un pouvoir de conviction souvent bouleversant.
Cette splendide incarnation scénique se double d’une belle interprétation vocale, où tous les sentiments de Manon sont présents dans les couleurs de la voix donnant de très grands moments d’émotion. Mais j’avoue préférer les « Manon » aux voix plus charnues et plus larges. Là j’ai trouvé souvent la voix un peu « petite » et les aigus parfois « arrachés » insuffisamment tenus. Ce qui me conduit à ne pas totalement faire mienne l’enthousiasme de certains face à cette Manon qui a bien des côtés séduisants mais laisse un peu sur sa faim vocalement.
J’ai beaucoup plus de réserves en ce qui concerne le Des Grieux de Frédéric Antoun qui semble avoir beaucoup de mal à trouver le style qui lui conviendrait : le timbre est souvent « blanc » (sans couleurs, sans richesses, sans chaleur) ce qui limite d’entrée de jeu toute tentative de nuances, de crescendos ou decrescendos et rend le chant assez monolithique. Il m’a semblé que le ténor avait des limites techniques dès qu’il s’agissait de monter dans les aigus (qui n’ont rien d’acrobatique pour un ténor lyrique dans cet ouvrage), et qu’il arrachait parfois ses notes au risque de les rendre assez laides. On le sent mal à l’aise et ce qui le sauve, est essentiellement ce côté « engagé » qu’il a sur scène et qui conduit à rendre son évolution touchante pendant les scènes à Saint Sulpice. Mais la prestation est globalement un peu frustrante et ne rend pas vraiment compte de la beauté « lyrique » des airs du ténor en l’absence du legato nécessaire et des longues notes tenues.
A l’inverse le Lescaut de Jean-Sébastien Bou, dans un rôle évidemment très différent, est magnifique d’un bout à l’autre : jeu très précis et très sûr, presque millimétré, beaucoup d’aisance sur scène et une voix à la projection insolente parfaitement adaptée au lieu et à l’orchestre.

Le comte Des Grieux de Laurent Alvaro est très impressionnant lui aussi de justesse et d’amplitude ce qui donne d’ailleurs un superbe duo avec la Manon version douce et mélancolique qui sied à la voix et au style de Patricia Petibon.

Le Guillot de Morfontaine de Damien Bigourdan sonne également très juste et son sens de la comédie fait merveille sur scène tout comme d’ailleurs, dans un rôle plus sobre, celui du Monsieur de Brétigny de Philippe Estèphe bien campé et bien chanté.

Saluons aussi les très pétillantes prestations des trois « donzelles », prostituées de cabaret dans la version « Py » et très bien chantées par Olivia Doray, Adèle Charvet et Marion Lebègue.


J'ai eu beaucoup de plaisir à retrouver ce Manon -quelles qu'en soient les limites- si rarement chanté à Paris malgré l’évidente adéquation de l’œuvre à notre capitale. 

L’Opéra de Paris en proposera également une nouvelle production, mise en scène par Vincent Huguet, lors de sa prochaine saison, de février à avril 2020 avec Pretty Yende et Sofi Fomina en alternance pour Manon, Benjamin Berheim et Stephen Costello pour Des Grieux, et Lescaut sera Ludovic Tézier.



Cadeau : Manon, direction Barenboim, Anna Netrebko, Rolando Villazon, 2008 à Berlin




(NB : le genre « Opéra-comique » ne signifie pas que l’histoire est drôle mais signale que l’œuvre comporte des dialogues parlés et des airs chantés).

Commentaires

  1. Tu fais bien de le préciser. On oublie souvent que le premier sens de "comique" était "qui se rapporte aux comédiens", comme dans le Roman comque de Scarron (l'histoire d'une troupe de comédiens ambulants). .
    D'ailleurs , le plus célèbre des opéras-comiques, Carmen, n'est pas non plus une comédie.
    Je n'ai pas vu cette Manon, donc je ne commenterai pas ton avis.

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