Evoûtante et obsédante "Femme sans Ombre" à Vienne pour le centenaire de la création l'oeuvre de Strauss.

Die Frau ohne Schatten (La femme sans ombre)


Richard Strauss
Livret de Hugo von Hofmannsthal

Création le 10 octobre 1919 à l'Opéra de Vienne qui fêtait le centenaire de l’œuvre.
Création française en 1965, parisienne en 1972.
Mise en scène de Vincent Huguet ancien assistant de Patrice Chéreau.

Première du 25 mai 2019, vu en retransmission en direct depuis le  Staatsoper de Vienne.

Direction musicale : Christian Thielemann
Mise en scène : Vincent Huguet
Décors : Aurélie Maestre
Dramaturgie   Louis Geisler

L’Empereur : Stephen Gould    ténor
L'Impératrice : CamillaNylund    soprano
La nourrice : Evelyn Herlitzius    mezzo-soprano
Le Messager  des Esprits : Sebastian Holecek   baryton)   
Le Gardien du Seuil / La voix d'un faucon : Maria Nazarova  soprano
L'apparition : Benjamin Bruns   ténor
Voix de l'Au-delà : Monika Bohinec   contralto
Barak, le teinturier : Wolfgang Koch   baryton-basse
La femme du teinturier : NinaStemme   soprano
Le borgne, frère de Barak : Samuel Hasselhorn   baryton
Le manchot, frère de Barak : Ryan Speedo Green   baryton-basse
Le bossu, frère de Barak : Thomas Ebenstein   ténor

Dans Die frau ohne Schatten, il y a une gazelle blanche et un faucon. L’empereur (der Kaiser) est tombé amoureux de la gazelle devenue femme. Mais là-haut dans le fauconnier où ils règnent, une étrange malédiction se murmure avec obstination. Une voix venue de loin répète sans cesse "L'impératrice n'a pas d'ombre. L'empereur doit être pétrifié."
Car la fille du Roi des esprits n’est pas devenue une vraie femme. Elle ne peut pas engendrer et n’a pas d’ombre, le signe de l’humanité et de la fécondité. Le leitmotiv fixe en même temps l’ultimatum impitoyable : l’impératrice a trois jours pour se trouver une ombre sinon la malédiction pétrifiera son cher époux. L’impératrice et la nourrice vont alors user de leurs pouvoirs magiques pour tromper la femme du teinturier Barak, de céder son ombre et son enfant en échange de la gloire et de la beauté.
Ce conte écrit par l’écrivain Hugo von Hofmannsthal est d’abord un récit onirique rempli de sortilèges et d’envoutements qui peut prêter à de multiples lectures, toutes forcément un peu magiques, un peu surnaturelles, et très humaines en même temps.
Hofmannsthal et Richard Strauss ont travaillé de concert, s’influençant réciproquement pour un résultat où la beauté du texte le dispute à la magnificence de la musique.
On est sans cesse porté de l’un à l’autre sans pouvoir s’arracher à l’étrange pouvoir envoûtant de cette double écriture de génie.
La composition musicale est exceptionnelle : à l’effectif de l’orchestre symphonique se rajoutent des instruments très sonores comme des percussions, un orgue, des machines à vent et à tonnerre, ainsi qu’un harmonica de verre. L’œuvre entière est constituée de leit-motivs, comme celui de l’impératrice qui, composé de ses seuls intervalles de quarte, quinte et octave, reste dans une indétermination tonale soulignant sa nature incertaine entre le monde des esprits et le monde des hommes.
L’opéra met en scène deux couples auxquels se rajoute la nourrice ce qui nous donne cinq personnages principaux, dont un seul a un nom d’ailleurs, le teinturier Barak. 
Il faut cinq chanteurs exceptionnels pour incarner ces rôles très difficiles tant sur le plan de la voix (tensions dans les extrêmes, très longues phrases musicales, ensembles complexes et orchestre souvent torrentiel) que du jeu puisque les personnages connaissent de très importantes évolutions dramatiques au cours d’une œuvre qui dure plus de trois heures en trois actes intenses.
L’orchestre n’est pas en reste puisqu’il a de nombreux interludes musicaux illustrant les passages d’un monde à l’autre et que quelques beaux morceaux solos permettent aux instrumentistes de se détacher du groupe.
Je voudrais saluer l’interprétation luxueuse qu’en fait le chef d’orchestre Christian Thielemann avec l’orchestre de l'opéra d'Etat de Vienne. C’est l’œuvre d’un peintre qui par petites touches accompagne d’abord ses chanteurs, dès le début de l’acte 1, on entend presque chaque instrument qui ponctue le chant des solistes. Les nuances accompagnent aussi ces véritables exercices vocaux qui amènent les chanteurs au bout de leurs possibilités à chaque instant, diminuendo, crescendo, accélération ponctuant un aigu « forte » en pleine puissance, silence de l’orchestre puis reprise seul puis accompagné. Le travail réalisé par les instrumentistes épouse si étroitement celui des chanteurs qu’on ne peut que saluer cette belle adéquation dans l’exécution d’une partition très complexe qui comprend maints « bruitages » exécutés par les instruments.
Ses interludes musicaux sont de toute beauté également et signifient jusque dans les détails, les affres des passages d’un monde à l’autre, symboles les plus forts de la Femme sans ombre où les personnages connaitront leurs plus grandes évolutions. Chaque prélude est accompagné d’un leitmotiv lancinant de facture très wagnérienne même si Strauss va sans doute encore plus loin dans la remise en cause de toute tonalité permanente.
La mise en scène de Vincent Huguet, ancien assistant de Patrice Chéreau, évoque immédiatement l’homme de théâtre qui réalisa l’une des plus belles « Elektra » pour rester dans l’opéra de Strauss. Rappelons d’ailleurs que Vincent Huguet assura les multiples reprises de cet Elektra à New York ou à Milan.
Comme Patrice Chéreau et avec le génie de la mise en espace et du décor simple mais profondément signifiant, Vincent Huguet nous offre un accompagnement tout à la fois fidèle à l’œuvre jusque dans les détails et visuellement envoûtant et magnifique.
Et comme Chéreau, il sait jouer des décors coulissants pour éviter tout temps mort entre les nombreux tableaux qui ponctuent l’histoire surnaturelle racontée alors comme une tragédie antique dépouillée et forte de son jeu d’acteurs, des belles paroles du livret et de la formidable composition musicale.
Le monde du Kaiser est juché dans les hauteurs d’une vaste paroi rocheuse, comme une grande cage d’oiseau où nourrice, impératrice et empereur vont faire face à la terrible prophétie qui les menace. Dans celui du teinturier, terrestre, nous sommes en bas des vastes parois qui symbolisent alors les murs de l’entrepôt où pendent des tissus fraichement teints, où le sol comporte des fosses de trempage qui ressemblent à des tombes et que l’on franchit sur des planches posées. Les lits (séparés) des deux époux sont constitués d’un simple « tas » de couvertures roulées. Quand nous nous retrouvons au royaume du roi des Esprits, les parois sont redevenues hauts rochers, avec à droite la fameuse porte rouge et lors de la scène de la barque, un lac couvert de brume et follement romantique. 
Huguet sait montrer tous les accessoires avec une grande simplicité : le berceau de l’enfant à naitre, le petit brasero et le feu d’où surgiront les cris des enfants en gestation, le miroir de la teinturière.
Le jeu des lumières et des couleurs est également du très grand art : vêtue d’un rouge violent et lumineux, l’impératrice irradie la scène en permanence, longue chevelure blonde et port altier, elle domine par sa présence l’ensemble de la représentation. A l’inverse la nourrice obsédée par le retour dans le monde surnaturel, opposée à un trop long séjour dans le monde des mortels, est vêtue du noir des sorcières, dont les sortilèges semblent autant de maléfice. Barak et sa femme sont vêtus de vêtements d’un bleu éclatant, au départ très « chiffons » pour elle qui, progressivement va porter une robe de plus en plus élégante. L’empereur qui ne quittera pas son royaume, porte les plumes du faucon dans un costume vert foncé. Les lumières éclairent violemment telle ou telle partie de la scène, tel ou tel personnage, avec cette obsession du fil conducteur du récit : l’impératrice réussira-t-elle à convaincre la teinturière de lui céder son ombre, symbole de fécondité et capable, seule, de conjurer l’affreux destin de l’empereur. Des vidéos se rajoutent à l’ensemble constituant une véritable féérie visuelle lors de l’acte 3 qui voit la rédemption de tous et se termine dans une sorte de grâce infinie après le dernier ensemble des deux couples sauvés par les lumières des flambeaux du chœur qui s’éteignent une à une.
Intelligence du chef d’orchestre, du metteur en scène et génie des chanteurs. Car si l’œuvre est difficile à donner, c’est qu’elle exige un plateau de cinq grandes voix « wagnériennes » sans compter les rôles secondaires assez sollicités et les chœurs souvent présents.
Un ténor, un baryton, deux sopranos et une mezzo, tous dotés de solides ambitus (écart de notes entre la plus haute et la plus basse), capables de chanter des aigus en force et de longues phrases musicales « cantabile », et surtout de passer d’un style à l’autre en permanence. 

La distribution de Vienne est une totale réussite : homogène dans la qualité supérieure elle est tout simplement grandiose jusque dans les "ensembles" magnifiques, les duos superbement ajustés, les longs monologues chantés (et même parlés) de chacun des personnages, exécutés avec une intelligence musicale et une gestion du souffle proprement stupéfiantes.  
Wolfgang Koch est un Barak pétri d'humanité tant dans la voix, le style, le jeu. Le seul réellement « humain » de l’opéra, prend tour à tour un côté « bonhomme », d’une immense bonté tant à l’égard de ses trois frères pique assiettes que de sa femme qui souffre de son absence d’ambition et lui fait une scène mémorable, puis exprime sa grande douleur et son immense colère quand il découvre qu’elle a vendu son ombre, il veut la tuer, la voix de Koch peut alors prendre des inflexions des plus sonores, longues notes tenues en force, cris de colère, toute la palette y passe. Tous ces duos avec sa femme, jusque celui de l’acte 3 où ils sont chacun d’un côté d’un mur de pierre qui les sépare, sont d’une justesse parfaite.
La teinturière, c’est l’extraordinaire Nina Stemme (récemment Kundry et Brunnhilde stupéfiantes à Munich, lors du dernier festival d’été). C’est un rôle qu'elle habite avec un talent incroyable, elle a la voix et le style pour incarner une teinturière moins "rombière" que pas mal de ses consoeurs, plus fine, plus subtile, plus touchante aussi. Et je dois dire que ses dialogues avec le Barak de Wolfgang Koch respectent une progression dramatique remarquable (de la "légèreté" de leurs querelles de la première scène où elle est un peu harpie tandis qu'il est bonhomme à leurs retrouvailles finales du happy end) sans jamais rien laisser au hasard. Elle est remarquable de justesse vocale comme scénique quand elle exprime sa souffrance et son mal être, puis quand elle reprend espoir face aux promesses mirobolantes de l’impératrice et aux sortilèges qui l’entourent alors. 
Camilla Nylund est une habituée du rôle d’impératrice et m'a paru supérieure à ce qu'elle avait fait à Berlinil y a quelques mois. Thielemann lui laisse le temps  de la respiration ne l'obligeant pas à être à la limite de ses belles possibilités, et lui permettant de déployer un très beau timbre avec des aigus absolument souverains. Là aussi l’incarnation le dispute au beau chant, elle est belle et souveraine face à la teinturière qu’elle manipule tout en le regrettant, séduite par cette femme d’en bas, du peuple à qui elle veut ravir son ombre et sa faculté de procréer. Et son amour pour son empereur est tout simplement admirable de sensibilité à fleur de peau. Le solo parlé de l'impératrice au pied de son aimé pétrifié est rarement donné et là, dans l’atmosphère sombre des rochers menaçants qui entoure ce pauvre empereur paralysé et impuissants, Camilla Nylund nous offre une leçon magistrale de théâtre.
J’étais également ravie de revoir Evelyn Hertlitzius en aussi bonne forme après quelques difficultés passées récentes dans des rôles sans doute trop lourds et où, à son habitude, elle se donne corps et âme. Sa nourrice comporte bien quelques stridences qui lui sont propres, mais quel chant magistral globalement au service d’une vision très noire du personnage qu’elle habite elle aussi totalement. 
Stephen Gould, enfin, est lui aussi en pleine forme vocale, grandiose en empereur dominé par la malédiction qui s’abat sur lui dès le premier acte. Sans aucun excès son chant se déroule régulièrement avec ce savoir-faire wagnérien qu’il maitrise si bien et qui, dans ce rôle, est souverain. Il n’y a pas tant « d’empereurs » disponibles à ce niveau de qualité aujourd’hui surtout depuis la disparition de Johan Botha et celui-ci est absolument parfait.
Décors, lumières, costumes, direction d'acteurs, tout, je trouve entre en phase avec une direction Thielemann très inspirée. 
Tout cela est largement supérieur, au bout de ces deux actes vus en retransmission, à ce que nous avions vu ensemble à Berlin il y a quelques mois....
solo parlé de l'impératrice au pied de son aimé pétrifié.
Nous étions là dans la très, très grande qualité, assez rare finalement à ce haut niveau dans une oeuvre aussi difficile à interpréter et aussi éprouvante pour ses interprètes.
Ajoutons, ce qui est le propre des productions sérieuses, que les seconds rôles sont tous admirables (ah les trois frères de Barak !) et les chœurs souverains de sensibilité et de beau chant. Et inutile de préciser que tous et toutes nous offrent une diction admirable en tous points de ce très beau texte poétique.
Espérons que cette "FROSCH" donnera lieu à un DVD...


Petit plus : 
Cette "Frau Ohne Schatten" de Vienne est décidément à l'honneur ! Elle est également retransmise par France Musique le dimanche 26 mai à 20h dans le cadre de l'émission de Judith Chaine (et donc valable quelques mois)

Et comme cette nouvelle production intervient 100 ans après la création, France Musique multiplie les émissions sur l'oeuvre : 
Musicopolis : https://www.francemusique.fr/emissions/ ... mbre-72221
Escapade viennoise : https://www.francemusique.fr/emissions/ ... 2019-72186

Version de Salzbourg 2014 dirigée par Christian Thielemann, avec pour partie la même distribution qu’à Vienne (Stephen Gould, Anne Schwanewilms, Michaela Schuster, Wolfgang Koch et Evelyn Herlitzius 


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