Si c'était un rêve, ce serait un cauchemar... Crépusculaire et sublime Iolanta/Casse Noisette à Garnier

Iolanta Casse-Noisette


Opéra en un acte (1892)
Ballet en deux actes (1892)
  
Musique Piotr Ilyitch Tchaikovski 
Livret Modeste Tchaikovski d'après Henrik Hertz, La Fille du roi René
Mise en scène et livret du ballet : Dmitri Tcherniakov
Chorégraphie du ballet
Arthur Pita : partie 1, l'anniversaire de Marie
Edouard Lock  : partie 1, la nuit et partie 2, la forêt et divertissement
Sidi Larbi Cherkaoui : partie 1, pas de deux et la valse des flocons, partie 2 : la valse des fleurs et pas de deux. 

Séance du 9 mai
Direction musicale :
Tomáš Hanus

Roi René : Krzysztof Bączyk
Iolanta : Valentina Naforniţă
Vaudémont : Dmytro Popov
Robert : Artur Ruciński
Ibn Hakia : Johannes Martin Kränzle
Alméric : Vasily Efimov
Bertrand : Gennady Bezzubenkov
Marthe : Elena Zaremba
et 
Marie : Marion Barbeau
Vaudémont : Arthus Raveau

Lors du compte-rendu de l’une des représentations de la précédente série (le 14 mars 2016), je rappelai le point de vue de Dmitri Tcherniakov, quand il avait eu à mettre en scène ces deux œuvres ensemble :
"J'ai cherché un opéra qui pourrait former un couple avec Iolanta, ce dernier ne pouvant remplir à lui seul une soirée. J’avais bien sûr en tête qu’historiquement, Iolanta avait été commandé avec le ballet Casse-Noisette par le Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg pour être donné en 1892. Allez savoir pourquoi, l'idée de reprendre ce diptyque avait par la suite semblé impossible : ce n'est pas un hasard si, au cours de ces cent-vingt-cinq dernières années, il n'y a eu aucune tentative, ou presque, de réunir ces deux ouvrages."
"En consultant les carnets du compositeur conservés aux archives du musée de la ville de Kline, on s'aperçoit que les inspirations musicales pour Iolanta et Casse-Noisette cohabitent sur les mêmes pages, comme les parties d'une même entité. Il s'agissait de ses dernières œuvres pour le théâtre musical. Il les a composées un an avant sa mort : c'est le Tchaïkovski de la sixième symphonie, et Iolanta et Casse-Noisette forment une autre symphonie tragique distribuée entre l'opéra et le ballet. Ces deux histoires si différentes sont liées par la musique. "
"L’idée d'inventer des circonstances scéniques nouvelles pour Casse-Noisette est la conséquence de cette nécessité d'essayer de trouver un procédé pour capter tout ce que l'on entend dans la musique : la douleur, la perte, la peur, la plénitude, l’allégresse débridée, la fragilité, le déchirement, la suffocation, la compassion… "

J’avais été d’emblée totalement séduite par le choix du metteur en scène d’installer cette géméllité obsédante entre Iolanta et Casse Noisette, imaginant finalement glisser tous les personnages de Iolanta (eux-mêmes acteurs puis spectateurs dans l’opéra) dans une sorte de rêve éveillé qui tourne au cauchemar pour ce ballet dont la lecture est si noire qu’elle en parait totalement renouvelée.
Avec l’aide des trois chorégraphes qui vont illustrer de manière très diverse, les différentes « parties » du ballet, l’ensemble forme un tout qui de jeux en rêve, tourne à la parodie et au désespoir avant de revenir en toute fin, au petit matin dans le décor initial.
L’opéra lui-même se déroule donc dans une toute petite « pièce », elle-même aveugle tant les fenêtres sont opaques, qui se révélera lors de la liaison entre les deux œuvres, être un petit théâtre où Marie, qui fête son anniversaire, regarde avec ses amis cette jolie pièce chantée. A part Iolanta, toute de blanc vêtue, une « Marie » qui serait encore totalement vierge et innocente de tout puisque son « père » la tient volontairement dans l’ignorance de sa cécité et lui cache qu’il existe un « vrai » monde, les autres personnages gardent leurs manteaux, lourdes pelisses d’hiver, ou leurs uniformes dans la petite pièce, sortes de « déguisements » d’un monde que Iolanta ne peut ni voir ni comprendre. Leurs « doubles » danseurs, sont au contraire en tenue de fête lors du ballet et ce n’est finalement que lors des « saluts », partie prenante de la représentation, qu’arrivant deux par deux dans les mêmes vêtements, les « danseurs » en ôtant leurs manteaux, révèlent quel personnage ils incarnaient.
Amusant artifice qui rend extrêmement émouvante l’ensemble de l’œuvre, qui est réellement conçue comme un tout indissociable.
Hier soir à l’opéra Garnier (quel beau cadre pour cette splendide représentation), nous étions particulièrement servis par un orchestre aux cuivres magnifiques et par un chef, Tomáš Hanus, qui sait vraiment valoriser les œuvres slaves avec leurs perpétuels références folkloriques et leurs très riches colorations instrumentales.
Je trouve que cet ensemble a des accents dramatiques phénoménaux et valorise la superbe musique de Tchaikovski et le fait de prendre les tempi assez lentement au début de chaque partie, donne presque une allure de valse à l’ensemble.

Du bonheur aussi avec les voix des chanteurs.
Bien sûr la Iolanta de Valentina Nafortina est très éloignée de celle que nous avait donné Sonya Yoncheva il y a trois ans au même endroit. La voix est petite mais se projette plutôt bien et révèle un très joli timbre assez « enfantin ». La soprano semble cependant se fatiguer un peu sur la fin aux moments plus soutenus vocalement et la voix s’amenuise beaucoup dans le grave qui conduit au fait que l’orchestre la couvre de temps en temps. En même temps, ce qui est séduisant, c’est son adéquation touchante à la fragilité du personnage souvent incarné par des sopranos qui « déménagent » (Netrebko et Yoncheva).

Le comte Vaudémont c’est le beau ténor Dmytro Popov (perruque rousse), très à l’aise sur scène, qui souffre lui aussi d’un léger sous-dimensionnement de voix et de volume surtout quand il chante en fond de scène, alors que son timbre est généralement beau et ses aigus souverains. Prestation inégale là aussi mais globalement agréable.

La « nounou » Marthe d’ Elena Zaremba est bien meilleure dans la deuxième partie de l’opéra, voire impressionnante par un timbre sombre et inquiétant mais elle ne démarre pas très bien, avec un vibrato envahissant, dont elle va heureusement se débarrasser en cours de route.

J’ai bien aimé le roi René de Krzysztof Bączyk, (qui remplaçait tardivement Ain Anger puis Alexander Tsymbalyuk, tous deux contraints d’annuler), même si on peut lui reprocher des aigus toujours vocalement atténués alors que le reste de la tessiture sonne magnifiquement. Haute stature très noble, il convainc totalement dans l’incarnation d’un personnage et de ses contradictions.

Je trouve toujours admirables les prestations du baryton Artur Ruciński et c’était encore le cas hier soir dans le rôle du duc de Bourgogne : il est époustouflant, rayonnant de justesse, très belle voix et sans doute le plus à l’aise dans son rôle, hélas très secondaire, il arrache les rires et les applaudissements du public à juste raison.

J'ai trouvé plus inégale la prestation de l’autre baryton, Johannes Martin Kränzle incarnant, Ibn Hakia, le médecin maure, réussissant une très belle entrée en matière mais s’affaiblissant un peu en cours de route.

N’oublions pas dans un double compliment, le magnifique contraste totalement réussi entre la basse russe Gennady Bezzubenkov en Bertrand, le portier et le très beau ténor Vasily  Efimov en officier. Impressionnant « numéro » de duettistes, dans de tout petits rôles admirablement tenus. Un joli plateau donc globalement, avec des voix qui ne percent pas toujours suffisamment l’écran musical et sonore, ce qui s’en ressent lors de l’ensemble final, mais qui ont leur charme et leurs qualités.

Notons aussi que le premier entracte intervient lors d’un grand moment interrogatif de l’opéra alors que Iolanta et Vaudémont sont dans les bras l’un de l’autre, et que leur avenir est fort incertain et lourd de menaces.

La deuxième partie voit donc le final de Iolanta, l’évolution du décor et les premières scènes de Casse-Noisette qui sont remplies de folies et de plaisirs pour représenter l’anniversaire de Marie. 
La "fête" est gaie, déjantée, avec beaucoup d'allusions aux comédies musicales (le "bal" de West Side Story"). C’est le chorégraphe Arthur Pita qui nous propose cet « anniversaire » très ludique.
Mais à la fin de la fête, Marie se retrouve seule et s’apprête à aller dormir quand ses invités reviennent tous un à un, ayant perdu leur allure et leurs poses juvéniles, pour entamer une danse saccadée et fort inquiétante, chorégraphiée par Edouard Lock.
Le tout est une rupture totale avec tous les Casse-Noisettes classiques que j'ai pu voir, c'est osé, audacieux, esthétiquement réussi dans une sorte d'expressionnisme qui nous fait entendre la musique de Tchaikovski de la manière tourmentée et sombre qui sied assez au compositeur Russe qui était tout sauf conformiste et bourgeois.
Mais surtout... elle s'achève par une explosion (cardiaques s'abstenir, le réalisme est total), des débris de toute sorte retombent pendant quelques très longues secondes sur la scène, devenue noire, tout a brûlé, Marie (formidable Marion Barbeau ) est seule avec Vaudémont mortellement blessé. S'en suit un pas de deux  puis un ballet, la Valse des flocons, d'une telle beauté, sombre, noire et désespérée, que la scène n'est pas descriptible. C’est alors l’œuvre du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, pas et mouvements dépouillés, danseurs en fusion totale, émotion indescriptible. 
Il faut voir simplement.
J’ai été à nouveau bouleversée comme une grande partie de la salle qui a retenu son souffle, sidérée.

Sidérée par les talent de ces deux danseurs, elle en robe claire, seule tache d'espoir dans un monde devenu uniformément gris sous la cendre, lui en pantin désarticulé, ils dansent le désespoir. On reste scotché par la violence et la douceur mélangée d'une scène de danse, saisie par la grâce et l'émotion.
La dernière partie, après le second entracte, est plus inégale à mon sens , notamment parce que Edouard Lock semble avoir été moins inspiré par le divertissement et que, malgré quelques allusions très soviétiques de Tcherniakov assez drôles, les danses qui se succèdent ne sont pas à la hauteur des scènes précédentes.

Le rideau s'ouvre pourtant sur une belle scène dans la forêt (avec hippopotame comme créature étrange qui passe derrière le rideau d'arbres, oiseaux effrayant et solitude de Marie très poignante) mais ensuite, les tics des chorégraphes de cette partie sont moins convaincants (les scènes de démangeaison qui n'ont pas grand-chose à dire...)
Le retour de la valse (des fleurs cette fois) à nouveau magistralement chorégraphié par Cherkaoui, rachète le sentiment de baisse de régime, surtout qu’elle est suivie par un pas de deux à nouveau sublime, jouant l’un et l’autre sur la beauté des pas de danse et l’ambiguité des « clones » de Marie et de Vaudémont, des âges (enfants puis personne d’âge mûr), le tout étant superbement enlevé et esthétiquement d’une élégance folle, juste avant le retour du salon, de Marie sortie de son cauchemar et de l’enfance.

Un merveilleux spectacle complet qui a ravi le public de l’opéra Garnier, venu fort nombreux pour cette première « reprise », et qui n’a pas ménagé ses applaudissements.

Le DVD sorti suite à la première série de représentations

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