Iphigénie au TCE : noire et envoûtante tragédie, totale réussite

Iphigénie en Tauride


Christoph Willibald Gluck
Livret de Nicolas-François Guillard
Création à l'Académie royale de musique (Paris) le 18 mai 17792.

Thomas Hengelbrock direction
Robert Carsen mise en scène et lumières
Christophe Gayral metteur en scène associé
Philippe Giraudeau chorégraphie
Tobias Hoheisel décors et costumes
Robert Carsen, Peter van Praet lumières

Gaëlle Arquez Iphigénie
Stéphane Degout Oreste
Paolo Fanale Pylade
Alexandre Duhamel Thoas
Catherine Trottmann Diane, Seconde Prêtresse
Francesco Salvadori un Scythe
Charlotte Despaux Première Prêtresse, Femme grecque
Victor Sicard un Ministre du Sanctuaire

Balthasar-Neumann-Ensemble
Balthasar-Neumann-Chor


Première du 22 juin 2019 au Théâtre des Champs Elysées
Il est des atmosphères envoûtantes lors des représentations de l’art vivant qui se reconnaissent à l’extrême concentration du public dès les premières notes, au temps qui semble suspendre son vol et au souffle retenu à l’unisson par tous les spectateurs. Par deux fois cette semaine, j’ai ressenti ce bonheur absolu au Théâtre des Champs Elysées qui est pourtant l’une des salles les plus inconfortables de Paris en dehors des places de luxe. Mardi dernier pour le récital piano du virtuose Bertrand Chamayou et hier soir pour la Première de cette si belle tragédie de Gluck.
Pourtant dans les deux cas, la salle n’était pas pleine et les chanceux spectateurs s’étaient regroupés dans l’axe central de la scène délaissant les côtés très vides du deuxième balcon.
Public de connaisseurs donc, qui aime l’authenticité et la simplicité des artistes de talent, public immobile et silencieux mais dont l’émotion était perceptible comme un long frisson qui passe et repasse.
L’œuvre de Gluck est, avec son Alceste, une de ses pièces maitresses, un opéra d’une grande modernité où la tragédie se déploie de la première à la dernière note sans « effets » vocaux recherchés mais avec une continuité musicale orchestrale et vocale d’une trame complexe et incroyablement riche. L’ouverture s’intègre parfaitement à une œuvre équilibrée, sans temps morts, qui en quatre actes et deux heures, retrace l’un des épisodes de l’histoire des Grecs anciens, inspiré d’Euripide. Fatalité et tragédie compose le leitmotiv de l’une des illustrations les plus dramatiques de la malédiction des Atrides qui puisent sa source dans la mythologie grecque de l’époque mycénienne. Iphigénie fille « sacrifiée » d’Agamemnon et de Clytemnestre, a trouvé refuge en Tauride, le pays des Scythes, sauvée par Diane de la mort, et devenue grande prêtresse, elle devra assassiner tout étranger se présentant sur le rivage. 
Alors même que la tempête fait rage (au loin en pianissimo avant un crescendo et un « tutti » des instruments absolument bouleversant), Iphigénie apparait au premier acte racontant son cauchemar lorsqu’elle a vu sa mère assassiner son père. Et les flots rejettent sur le rivage son propre frère Oreste et de son ami Pylade.

Dans cette représentation idéale de la noire tragédie que nous a proposé le TCE hier soir, on ne sait pas où commencer nos éloges tant l’émotion était intense tout au long de ces deux trop courtes heures où chaque personnage nous a paru vivant et si proche, dans cette course infernale contre le destin. 
Peut-être par la fosse pour dire à quel point l’ensemble orchestral Balthasar-Neumann et son chœur, intelligemment placé dans la fosse de chaque côté des instruments, nous a littéralement ébloui sous la direction de Thomas Hengelbrock, chef attentif et inspiré, qui nous fait presque redécouvrir l’incroyable richesse de la partition, ses passages sombres et saccadés (accompagnant le chœur à l’acte 1 dans son « Il nous fallait du sang pour expier nos crimes »), contrastant avec ses longs et superbes airs purement tragiques évoquant sans cesse le passé des Atrides, ses chœurs dynamiques et précis qui changent le cours de l’histoire, et surtout, avant tout, ces belles confrontations entre les personnages, Oreste et Iphigénie qui tarderont à se reconnaitre mutuellement et le feront dans un grand moment d’émotion musicale, Oreste et Pylade et leur amitié indéfectible. Prise sur un tempo vif et emporté, l’œuvre bouscule tous les poncifs parfois attachés à la musique de cette période, montrant au contraire la modernité de ses thèmes et de leur illustration. C’est cette intense coloration des instruments si bien sollicités par le chef qui séduit d’abord et avant tout et ce, dès l’ouverture et le premier air du chœur « Grands dieux soyez nous secourables ! ».

Mais, la réussite d’une représentation est un tout et la mise en scène de Robert Carsen est un puissant ressort de l’émotion intense qui se dégage. Le plateau est sombre et nu, enserré entre les panneaux de bois recouverts de noir où les figurants tous vêtus d'ébène, viendront inscrire les noms célèbres d’Iphigénie, Clytemnestre, Agamemnon sur les trois murs, et celui d’Oreste au sol, à la craie blanche pour les effacer en les recouvrant de noir au fur et à mesure que la tragédie se déploie. La simplicité du décor, qui ne s’éclairera que par soulèvement des panneaux lors du dernier tableau, permet de se concentrer sur les évolutions magnifiques de la troupe de danseurs qui évoqueront les Scythes ou les Euménides avec une puissance évocatrice et symbolique esthétiquement superbe (magistrale interprétation par les chœurs et les danseurs des tourments que font subir les Euménides à Oreste à l’acte 2 avec le « Il a tué sa mère » en tonalité mineur obsessionnelle). Le noir domine avec l’argenté des épées qui luisent dans le noir et les mouvements ondulant telles des ombres au sombre royaume de Tauride. Le jeu des lumières est lui aussi puissamment évocateur dessinant des ombres immenses aux protagonistes, ou les laissant dans une pénombre sinistre qui ne s’éclaire que chichement, symbolisant la noirceur des desseins des dieux qui gouvernent le monde des humains.
L’ensemble de la disposition (chœur et instruments dans la fosse, plateau sévèrement délimité par de hauts panneaux) concourt à faciliter le déploiement des belles voix pures aux timbres magnifiques de l’ensemble des solistes.

Je mesurais l’évolution impressionnante de deux artistes que j’ai eu le bonheur de découvrir il y a quelques années déjà : Gaelle Arquez (Iphigénie) et Paolo Fanale (Pylade), de voir se confirmer l’immense talent d’Alexandre Duhamel (Thoas) et, bien sûr, de vérifier une nouvelle fois, à quel point Stéphane Degout est un artiste exceptionnel.
Gaëlle Arquez (que j’ai vue pour la première fois en Hélène dans Offenbach) s’habille de noir dans la gestuelle lente des grandes tragédiennes comme dans la voix au timbre large et qui « sonne » magnifiquement emplissant toute la salle de ses peurs, de ses hésitations, traduisant dans chaque note, les terribles dilemmes de l’héroïne emprisonnées dans les fils de la fatalité mais qui triomphera finalement, se jouant d’un destin « écrit » à l’avance. Dès son premier air « Le calme reparaît, mais au fond de mon cœur, Hélas ! l'orage habite encore. », c’est nous qu’elle emprisonne durablement dans son interprétation magnifique que nous ne quitterons plus ni des yeux ni des oreilles, pour suivre sa haute silhouette, longue robe noire, longue chevelure sombre, accompagnée par ses ombres multiples, tour à tour royale et éperdue de douleur (sublime « Ô malheureuse Iphigénie ! »…).

En face d’elle, l’Oreste magistral de Stéphane Degout ne peut laisser personne indifférent. A sa manière, avec ce talent qui lui est si particulier, il incarne le frère maudit des Atrides, assassin de sa mère pour venger son père, tourmenté par les Euménides (« Dieux qui me poursuivez, dieux, auteurs de mes crimes... »), qui refuse de laisser son ami Pylade mourir à sa place et fait front malgré la folie qui s’empare de lui, pour subir ce qu’il considère être son juste sort. Outre un chant magnifique, Degout sait avec la simplicité qui le caractérise toujours, incarner ce personnage complexe devant nos yeux, son aisance sur scène fait le reste et cet Oreste-là a un sacré talent…
Mais le Pylade du jeune ténor Paolo Fanale est son « double » parfait et dès son aria « « Quel langage accablant pour un ami qui t'aime... Unis dès la plus tendre enfance... », sa voix juvénile au timbre de plus en plus corsée, s’élève à son tour en harmonie parfaire avec l’orchestre et ses partenaires de choix. Les duos ténor/baryton sont à leur tour un grand moment d’émotion et on ne peut qu’apprécier la double performance des chanteurs et des acteurs dans cette grande et célèbre confrontation de deux fortes personnalités de la mythologie grecque. Le fameux « « Et tu prétends encore que tu m'aimes », avec sa part d’ambiguïtés, est criant de vérité au milieu de ce drame infini, dans un engagement incroyable des artistes aux prises l’un avec l’autre.

Le Thoas d’Alexandre Duhamel est entier, colérique et cruel comme il se doit. Le rôle est sans doute moins intéressant parce que moins complexe, mais il est difficile du fait de l’exigence d’un ambitus assez important sur un chant nécessairement « forte » pour incarner un personnage autoritaire. Le jeune baryton a tout ce qu’il faut pour interpréter ce rôle et nous offre un bien beau portrait de « méchant » sans états d’âme qui complète magnifiquement ce que je considère comme un quatuor de rêve. Et comme l’ensemble des rôles secondaires est tenu avec classe et talent par les différents protagonistes (Catherine Trottmann, Francesco Salvadori, Charlotte Despaux et Victor Sicard).
On sort en état de choc, comme envoûté par ce magnifique travail collectif qui permet de valoriser comme jamais, une des plus belles partitions de l’époque baroque, une de celle qui annonça l’opéra du XIXème siècle.
A voir absolument.

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