Deux femmes puissantes et quelques hommes, un Agrippina original et magnifique à Munich, mise en scène de Barrie Kosky, direction d'Ivor Bolton, distribution idéale.

Agrippina


Georg Friedrich Händel
Livret de Vincenzo Grimani
Création le 26 décembre 1709 à Venise au Teatro San Giovanni Grisostomo

Nouvelle production à l'opéra de Munich, Prinzregententheater, Première le 23 juillet (j'y serai le 28)

Direction musicale : Ivor Bolton 
Mise en scène : Barrie Kosky 
Décor : Rebecca Ringst 
Costumes : Klaus Bruns 
Lumières : Joachim Klein 

Claudio : Gianluca Buratto 
Agrippina : Alice Coote
Nerone : Franco Fagioli 
Poppea : Elsa Benoit 
Ottone : Iestyn Davies 
Pallante: Andrea Mastroni 
Narciso : Eric Jurenas 
Lesbo : Markus Suihkonen

Agrippina n’est pas un opéra « facile » tant il illustre jusqu’à l’extrême le style récitatifs et basse continue, arias solistes avec trois, quatre, cinq reprises (da capo) dont l’objectif n’est pas à proprement parlé, l’ornementure d’une mélodie principale, mais bien la reprise d’une phrase qui devra par l’intonation du chanteur (et le jeu de l’acteur) exprimer des sentiments différents sur les mêmes mots, les charger de douleur puis de colère par exemple, et développer ainsi presque à l’infini, une vision complexe des personnages de cette satire politique.
Souvent les chefs d’orchestre décident de « couper » ces fameux « da capo », asséchant d’un coup la richesse musicale bien particulière de ce genre (ce fut le cas au TCE récemment) et paradoxalement, dans le probable souci de « faire court », distillent finalement l’ennui.
Agrippina appartient à l’ère naissante des opéras « seria » et le livret est d’une grand richesse « théatrale » qui peut faire le bonheur d’un metteur en scène en phase avec cette importante évolution du jeune Haendel, et comprenant tout le parti qu’on peut tirer d’une satire politique grinçante à souhait pour peu qu’on respecte ces trois heures trente de musique et qu’on sait proposer aux chanteurs, une gestuelle précise et incessante, leur permettant de donner tout l’humour et l’interrogation ambigue et jamais ennuyeuse que contiennent ces fameux Da Capo. Pas ou peu d’exercices de virtuosité « pure » (gratuite) et au contraire une implication de chaque seconde dans une sorte d’éblouissant ballet des corps et des voix qui ne laisse aucun temps mort.
Nous nous approchons de la perfection de certains gestes des acteurs lors d’un film muet, les situations comiques étant traitées à la manière burlesque et « appuyée » dans un décor futuriste, sorte de gros parallélépipède modulable, qui évoque la « forteresse » imprenable du pouvoir au début avant de s’ouvrir peu à peu, de se fissurer, de se faire « damier » vertical géant où les complots des coulisses du pouvoir sont symbolisés par des allers et venue et les ouvertures masquées ou ouvertes par des stores vénitiens noirs et blanc. Pour finir le praticable se fera immense escalier (gravir les marches du pouvoir) puis salon blanc du triomphe de Popée avant de se refermer sur une Agrippina qui a gagné et mis son fils Nérone sur le trône mais se retrouve seule et prisonnière du destin.

Barrie Kosky, qui comme souvent, a parfaitement compris ce qu’il pouvait tirer de cette oeuvre, a construit dans le pur respect du livret et de la musique, un scénario précis qui facilite l’accès à l’œuvre et en souligne toutes les richesses musicales avec un talent décidément bluffant. Soulignons aussi la qualité des costumes qui « représentent » les personnages et leur évolution : Agrippina en belle robe simple, puis chamarrée, puis en déshabillé pour finir en costume d’homme, Neron en voyou capricieux, capuche de sweat sur la tête qui finit en costume chic de mauvais goût style Armani etc.
Le jeu de lumière très cinématographique fait merveille éclairant par intermittence certaines scènes ou certains chanteurs et soulignant leurs performances scéniques.
Il est puissamment aidé par les immenses qualités de l’orchestre de Munich en formation baroque (un théorbe et deux clavecins en plus de la basse pour un continuo qui sait « varier » ses couleurs selon le sens du récitatif qu’il accompagne, cordes, bois et vents remarquables de sonorité pour les ensembles et, oh la belle surprise, des cuivres pour les moments triomphaux, trompettes que le TCE avait supprimé de sa représentation et dont le claironnant éclat rompt avec les sonorités plus feutrées de l’orchestre baroque).
Malgré quelques tout petits décalages au démarrage, la direction d’Ivor Bolton a été remarquable et du septième rang de ce beau théâtre du Prinzregent (deuxième salle du BSO) tout en inclinaison, la vision de son travail est un régal. Il dirige, comme Petrenko, chacun des musiciens et chacun des chanteurs, tout en créant cette osmose magique, pourtant fort complexe à réussir si l’on considère la structure musicale de l’opéra. Ne perdant jamais de vue aucun de ses chanteurs, qu’il soit perché en haut du praticable ou caché derrière un sofa, il les guide à chaque seconde, soutient les duos « chanteur », « instrumentiste » soulignant les mélodies renvoyées en écho souvent très émouvants parfois comique quand c’est l’effet recherché. Ce chef m’avait déjà impressionnée dans Billy Budd à Londres il y a quelques mois et dans Orlando Paladino dans cette même salle lors du festival de Munich l’an dernier. Il confirme son intelligence musicale et son savoir-faire. Un grand chef à juste titre très ovationné comme d’ailleurs l’orchestre qui a une relation très intime avec le public dans cette salle de dimensions « humaines » à l’acoustique sympathique et où la fosse, de dimensions réduites, commence juste après le premier rang.
Commençons tout de suite par dire haut et fort que tous les artistes ont été merveilleux hier soir, autant dans la beauté de leur chant, que dans l’engagement totale scénique et vocal de leurs prestations. C’était du très grand « Munich », le « proche de la perfection » que la grande maison sait offrir dès lors qu’elle réunit des interprètes d’exception en phase avec le maestro comme avec le metteur en scène.
Et comme, pour partie, la distribution était la même que lors de la version concert du TCE (et la tournée qui allait avec), j’ai eu la surprise de voir à quel point une version scénique intelligente pouvait radicalement modifier la prestation d’un artiste.

La reine, hier soir, fut l’une des deux « femmes puissantes » de l’œuvre, la Poppea d’Elsa Benoit, littéralement époustouflante (et d’ailleurs ovationnée par un public qui la connait bien, elle est de la « maison ») maitrisant le jeu scénique complexe (et ses multiples déguisements) drôle, charmante, vive, enjouée, preque fofolle, tout autant que ses airs et symbolisant au mieux la capacité de colorer différement les Da Capo comme si elle tournait la phrase dans tous les sens pour en donner toutes les significations possibles. C’est vraiment jouissif et pour tout dire, inédit pour moi dans ce rôle.
Alice Coote, à l’opposé de la vibrionnante Elsa, est une Agrippina très « maitresse femme » et plus « maitresse » que « femme », à l’opposé de l’interprétation de Joyce DiDonato au TCE. C’est sans doute moins séduisant mais c’est musicalement beaucoup plus conforme et surtout, cela laisse de la place aux autres ! L’évolution du personnage est remarquablement conduite sur le plan musical (variations de timbres, de styles, de volume, presque de « voix » permanente), par une gestuelle remarquable, passant de la manman chérie du fiston rebelle et maladif à la femme qui intrigue avec succès et astuce, obsédée par un seul dessein, mettre son fils sur le trône. Je n’aurais de réserves que sur des aigus parfois lancés plus que chantés et qui sonnent un peu fort là où il faudrait une maitrise parfaite « autoritaire ». Mais c’est très secondaire dans une prestation globalement très convaincante.

Le Nerone de Franco Fagioli, personnage au bord de la crise de nerf, frôlant l’hystérie maladive est incroyablement bien « joué » également, à tel point que toute la première partie le voit plous « acteur » (il va même embrasser les spectateurs du premier rang tout en chantant), que « chanteur », son timbre semblant un tout petit peu grinçant et pas toujours très harmonieux. Cela se rattrape largement dans la deuxième partie où il peut faire montre de son incroyable technique de virtuose et soulève alors un enthousiasme mérité pour sa première à Munich qui marquera les esprits. Car même avec un timbre que tout le monde n’apprécie pas, il reste unique dans son style de contre-ténor grimaçant et torturé et offre des surprises musicales à chacune de ses prestations.
Très grand Claudio de Gianluca Buratto, qui campe un empereur qui garde pouvoir de séduction et grandeur majestueuse, même dans des postures « ordinaires » voire triviales, grâce à une voix superbe qui module à l’infini et malgré quelques difficultés dans les graves abyssaux, impose une projection insolente et musicalement très harmonieuse.

L’Ottone de Lestyn Davies est ma jolie surprise de la soirée (je connaissais déjà tous les autres chanteurs). A l’opposé de Fagioli, il a un timbre et une technique de contre- ténor de facture classique ce qui convient au rôle du « pauvre Ottone », son caractère de « victime » (qui l’emportera finalement) étant parfaitement dans les cordes de l’hypersensible artiste qui nous a donné une prestation remplie d’émotions, magnifique de bout en bout.

A nouveau Pallante, comme au TCE, Andrea Matroni confirme qu’il peut chanter beaucoup d’aurtes rôles plus lourds dans le répertoire baroque ! Il nous donne un Pallante très juste, timbre splendide, belle autorité naturelle dans le phrasé, superbe projection, bref le rôle est vraiment trop court. Et ce qu’il joue bien (tout comme Davies d’ailleurs).

Très sympathique Narciso de Eric Jurenas un peu grinçant comme il se doit, beaucoup d’aisance sur scène pour un rôle trop court là aussi…et formidable Lesbo de Markus Suikhonen pour compléter une distribution tellement conforme à ce que la perfection attendrait que l’on reste confondu par une telle offre.
Standing ovation de rigueur.

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