Grandeur et décadence de Mahagonny, l'oeuvre d'une grande modernité de Kurt Weil et Bertold Brecht, sublimée à Aix par Ivo Van Hove et tous les interprètes

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny


(Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny)
De Kurt Weil
Livret de Bertolt Brecht (en allemand, mis à part « the Alabama Song).

Retransmission de la représentation du 11 juillet 2019, festival d’Aix-en-Provence.

Leokadja Begbick : Karita Mattila
Fatty, der "Prokurist" : Alan Oke
Dreieinigkeitmoses : Sir Willard White
Jenny Hill : Annette Dasch
Jim Mahoney : Nikolai Schukoff
Jack O’Brien / Tobby Higgins : Sean Panikkar
Bill, genannt Sparbüchsenbill : Thomas Oliemans
Joe, genannt Alaskawoljoe : Peixin Chen
Six Filles de Mahagonny : Kristina Bitenc, Cathy-Di Zhang, Thembinkosi Magagula, Maria Novella Malfatti, Leonie Van Rheden, Veerle Sanders
Chœur : Pygmalion - chef de choeur : Richard Wilberforce
Orchestre : Philharmonia Orchestra - direction Esa-Pekka Salonen
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny fut d’abord un « spectacle musical », le Mahagonny Songspiel, créé en 1927 à Baden-Baden, assez court, centré sur les six chansons (dont l’Alabama’ song), fruit de la collaboration entre Bertolt Brecht, homme de théâtre et Kurt Weil, compositeur de chansons, tous deux très engagés politiquement.
Devenu un opéra en 1930, il fut joué à Leipzig et interdit très rapidement dans l’Allemagne nazie.
Mahagonny, la ville-piège, n’existe pas. Ville imaginaire, héroïne de l'opéra, qui concentrerait tous les maux d’une société capitaliste que Brecht combat avec vigueur, Mahagonny est bâtie dans le désert par trois malfrats (Léocadia Begbick, Moïse et Fatty) qui fuient les shérifs et se « posent » dans ce lieu, qu’ils décident de transformer pour s’y faire le maximum d’argent, soutiré aux chercheurs d’or du coin. Bars, prostitution, whisky à profusion, tout est bon pour pervertir les nouveaux arrivants et le trio diabolique y parvient rapidement. Arrivent, outre une foule bigarrée, représentée par les chœurs, Jenny et six « filles » mélancoliques et résignées, venues faire commerce de leurs charmes, puis quatre bûcherons (Jim Mahoney, Jack O’Brien, Bill et Joe)   qui ont trimé dur dans l’Alsaka aux rudes hivers et viennent prendre du bon temps.
Trois actes et trois « états » de la ville de Mahagonny où tout est interdit avant que tout soit permis, suite à un retournement de situation (la menace d’un ouragan auquel la ville… échappe miraculeusement), puis que nos innocents bûcherons, pris au piège de la logique capitaliste, n’en meurent, l’un étouffé dans une scène digne de la « Grande bouffe », l’autre victime d’un KO mortel dans un combat de boxe et le héros, un troisième, le « héros » Jim Mahonney est condamé à mort pour défaut d’argent. Son procès et son exécution composent le dernier acte.
Le livret de Bertolt Brecht est en allemand mais la célèbre chanson « Alabama Song » est en anglais dans l’opéra. Célèbre parce qu’elle a été reprise, notamment, par les Doors…
L’œuvre suit une écriture musicale proche du théâtre de Brecht, et la composition de Kurt Weil est à mi-chemin entre le jazz, la comédie musicale voire le cabaret et l’opéra à proprement parler.
Dès le prélude musicale, l’impression d’une fuite éperdue et tragique domine, de par le choix d’un tempo nerveux et rapide, d’un mode mineur et de l’utilisation importante des cuivres.

Le chef d’orchestre Esa-Peka Salonen (avec le Philhamonia Orchestra) est totalement à son affaire dans ce style de musique qui recherche les volumes sonores et les contrastes entre les timbres des instruments (douceur des cordes pour les romances, violence des cuivres et des percussions pour les ensembles). Son inteprétation comporte toute la fougue nécessaire, avec sans doute, un emportement trop important pour certaines voix du plateau, au vu des impressions exprimées par ceux qui étaient dans salle. En retransmission, rien de tel, évidemment, la balance est rétablie et le dialogue orchestre, voix est idéal par son extrême coloration et l’émotion permanente qui s’en dégage.

La mise en scène de Ivo Van Hove m’a profondément séduite. Elle évoque immédiatement l’une de ses très grandes réussites, celle de la pièce « Les damnés » tirée du film de Visconti et qui se joue à la Comédie Française. Le décor reste sobre avec quelques accessoires « symboles » comme ces ventilateurs qui soufflent le vent de la tornade, ces quelques chaises vides ou remplies, cette estrade qui servira de ring de boxe ou de chambre d’amour, cet écran surélevé avec coursive et balustrade d’où les premiers arrivants observeront Mahagonny tandis que les 4 bûcherons s’y embarqueront tentant de fuir par la mer la ville dépravée.
Sur la scène on filme à l’arrière ou sur les côtés, nous aurons donc, comme pour les Damnés, des coiffeuses pour artistes, des lampadaires et des spots d’éclairage et ces jeunes cameramen surdoués qui filment en direct les gros plans des artistes (détaillant ceux des chœurs), soulignant les expressions ou dévoilant des scènes cachées, leurs réalisations étant projetées sur l’écran au dessus des protagonistes.
Simple, efficace et vivant, le spectacle orchestré par Van Hove, se double tout naturellement d’une exceptionnelle direction d’acteur, sans doute facilitée par le talent et l’immense présence scènique (en tous cas dans la retransmission) de tous les artistes. L’opéra de Weil/Brecht étant lui-même très « théatral », un bon dramaturge comme Van Hove, manifestement fasciné par les visions satiriques de cet entre deux guerres qui verra se développer le nazisme et le fascisme, en rend magnifiquement toutes les facettes dans son double jeu théâtre réel/gros plans filmés. De temps en temps l’écran projette des images évocatrices : la mer pendant la vaine tentative de fuite des bûcherons (on en a le mal de mer avec la belle Jenny), l’image satellite de la tornade, et surtout, les deux silhouettes blanches d’oiseaux évoluant gracieusement dans le ciel, se rapprochant puis s’éloignant, pendant le duo final Jenny Jim.
Beaucoup de scènes sont très bien agencées, celle de l’arrivée des trois improbables escrocs, très bien « croqués », costumes, maquillage, allure et jeu, celle de l’Alabama Song où les airs alanguis de Jenny rendent toute la nostalgie de la célèbre chanson, celle du joueur de piano au bar (dont les mains sur le clavier sont filmées en gros plan), celle de l’émouvante mort de Jim, littéralement enveloppé dans un linceul qui étouffe sa voix et le final de la révolte prend, juste après, tout son sens dans un saisissant contraste.
Le chœur qui joue la « foule » de la nouvelle ville de Mahagonny, chercheurs d’or, émigrants de toutes sortes, est tout simplement époustouflant de justesse et d’engagement. Félicitations donc à l’ensemble Pygmalion pour son exceptionnelle (et si crédible) prestation car, il fait beaucoup pour la cohérence du tout, donnant une toile de fond permanente et très agissante aux moments-clé de l’œuvre (lors de l’ascension de la ville, lors de la crise qui précède la nuit d’attente de l’ouragan, lors de cette fameuse hallucinante nuit, lors des épisodes où tout est possible (manger, aimer, se battre, se saouler) et puis, par-dessus tout, lors du procès où l’intelligence du chant et de la gestuelle atteint des sommets.
Somme de véritables artistes qui chantent ensemble, chacun et chacune a à cœur d’incarner vraiment son personnage et une telle qualité est finalement assez rare à l’opéra.
Et les personnages si typés, de par leurs rôles, leurs noms, leur histoire, de la satire écrite au vitriol par un Bertolt Brecht qui ne cache nullement ses sympathies communistes et sa haine du capitalisme, sont subtilement interprétés par des artistes confirmés que Van Hove sait adroitement diriger, valorisant leurs immenses qualités.
Dès leur arrivée sur scène, ils décoiffent d’ailleurs, tout à la fois gouailleurs et enjoués, corrompus et avides : la Leokadja Begbick de la grande Karita Mattila, au maquillage agressif et au jeu de tenancière de bar, cupide et sans pitié, arbore comme toujours ses immenses qualités de soprano à la voix riche et pulpeuse à souhait, au registre aigu resté insolent et harmonieux, aux graves de poitrine fort impressionnants également.
Le Fatty de Alan Oke (ténor britannique qui chantait Loge lors du dernier Ring au ROH), est également d’excellente tenue avec une vraie composition théatrale doublée d’une belle présence vocale.
Sans démériter loin de là, Willard White semble parfois un peu en retrait mais le choix de ce grand artiste historique, confère au trio, une saveur qu’on n’est pas près d’oublier. 
Je n’ai pas une grande passion pour la voix d’Annette Dasch que j’ai entendue dans Mozart (Donna Elvira) et dans Wagner (Elsa et Senta) qui a le défaut d’un timbre un peu strident dans les aigus. Mais elle sait elle aussi « entrer » dans un personnage et lui conférer une épaisseur remarquable. Sa Jenny est insolente et lucide, amoureuse mais réaliste et elle porte avec classe sa combinaison noire et son déshabillé rose vif, d’un bout à l’autre de la triste histoire qu’elle vit. Elle est très bien accompagnée par les « sechs mädchen » (six filles) hautes en couleur.
Nikolai Schukoff est un ténor sensible, intelligent et d’une grande subtilité. Sa propre personnalité le conduit à donner un relief particulier à son personnage, loin des clichés parfois dominants faisant de Jim Mahonney, une sorte de bucheron un peu brut de décoffrage, jouisseur et jouet de destin. Victime le Mahonney de Schukoff l’est incontestablement et même victime expiatoire, les scènes de l’acte 3, magistralement interprétées par l’artiste donnant tout leur sens à ce destin fatal. Très investi, le ténor chante très bien sans esquiver la moindre difficulté d’un rôle très exposé et assez tendu vocalement, déployant son beau timbre rempli d’émotions, un rien éraillé parfois, à l’image de sa sympathique dégaine et du charme de sa bouille mal rasée. Extraordinaire rôle de composition là encore. Et il est fichtrement bien accompagné avec ses trois compères : Sean Panikkar, brillant ténor lui aussi, touchant dans sa naiveté et victime de sa crédulité, Thomas Oliemans,un bien beau baryton (dans tous les sens du terme) pétri d’humanité et dont on ressent l’amitié nostalgique du temps de l’Alaska comme si nous étions avec nos quatre travailleurs de force dans les forêts glacées du Grand Nord et Peixin Chen, belle basse et bouille ronde, respirant lui aussi cette sympathie que doivent inspirer les « gens du peuple ».

Remarquable œuvre d’une grande modernité et remarquable réalisation pour le festival d’Aix. 


A revoir ici sur ARTE Concert

A noter : coproduction avec l’opéra d’Amsterdam qui donnera également cette œuvre dans la même mise en scène avec cette fois, Markus Stenz, à la direction musicale. Les interprètes seront pour partie les mêmes, à part pour le rôle de Leokadja Begbick (Doris Soffel). Du 16 mars au 5 avril 2020, détails ici.

Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire