Mise en scène séduisante de Barrie Kosky pour une Carmen jeune et éblouissante à l'Opéra de Londres

Carmen



Georges Bizet
Livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle de Mérimée.
Création : 3 mars 1875 à l’Opéra Comique à Paris.

Retransmission en direct live depuis le Royal Opéra House de Londres, 2 juillet 2019

Direction : Julia Jones
Mise en scène : Barrie Kosky
Carmen : Aigul Akhmetshina
Don José : Bryan Hymel
Escamillo : Luca Pisaroni
Micaëla : Kristina Mkhitaryan
Zuniga Michael Mofidian
Frasquita Jacquelyn Stucker
Mercédès Hongni Wu
Dancaïro Dominic Sedgwick
Remendado Stuart Patterson
Moralès Germán E. Alcántara

Le Royal Opéra House de Londres a l'opéra de Bizet à son répertoire habituel comme toute maison d’opéra qui se respecte, Carmen restant l’opéra le plus souvent donné dans le monde. Pendant des années nous pouvions y voir la production de Francesca Zambello de facture « classique » mais ménageant, grâce à une excellente direction d’acteurs, de très belles scènes de foules et un final tragique émouvant à souhait. J’y ai vus plusieurs grands noms de l’art lyrique, Kaufmann et Hymel en Don José ont tous les deux laissé des DVD, l’un avec la grande Anna-Caterina Antonacci et l’autre avec Christine Rice (nettement en dessous). J’ai également vu cette mise en scène un soir assez triste à Londres au lendemain des attentats meurtriers de Paris, quand personne ne semblait avoir le cœur à l’ouvrage.
J’ai vu également toutes sortes de mises en scène plus ou moins réussies dont la meilleure reste pour moi celle de Bieito, que j'ai vu plusieurs fois à Bastille, dont au moins une fois, avec deux artistes alors en état de grâce, Anita Rachvelishvili, incomparablement plus éblouissante et plus subtile qu’à Londres et Bryan Hymel qui campait un Don José bien à lui, sorte d’ours tendre et naïf que la déception et la jalousie transforment en meurtrier. Un Don José un peu « primaire », terriblement émouvant, et qui habitait littéralement le rôle.
On le sait, entretemps, Bryan Hymel a eu quelques déboires vocaux, depuis deux ans qui l’ont conduit à des représentations décevantes (les Vêpres à Munich l’été dernier pour moi après un Arrigo fulgurant à Londres en début de saison) puis à des annulations notamment à Paris : Les Huguenots puis les Troyens.

Comment renouveler le genre ? Telle est l’épineuse question que se posent inévitablement tout metteur en scène de Carmen.
La proposition de Barrie Kosky a été immédiatement fortement contestée dès sa création à Londres la saison précédente, un peu moins lors de sa reprise à Francfort cette saison, et paraissait très bien accueillie hier soir à Londres, sachant qu’elle bénéficiait en plus de fameux « Big Screen » opération retransmission sur Grand Ecran dans des dizaines de villes du Royaume Uni et d’ailleurs.
En ce qui me concerne, comme toujours avec les metteurs en scène qui ont des idées, elle m’a totalement convaincue.

Le parti pris est évidemment discutable puisque Kosky décide de supprimer les dialogues parlés (de Meilhac et Halévy), et de « créer » une « Carmen » récitante qui, en quelque sorte, présente un spectacle style revue de cabaret hispanisant, à qui l’on confie l’essentiel du contenu de ces fameux dialogues et quelques phrases empruntées à l’ouvrage éponyme de Mérimée. Le décor est unique : un gigantesque escalier très sombre, qui évoque bien sûr les gradins des arènes, se rapproche et s’éloigne selon les situations, et permet surtout grâce à un très astucieux jeu de lumières, de « centrer » la vision du spectateur sur l’action en cours. Un fin faisceau lumineux est parfois le seul à créer un cercle autour du chanteur, laissant le reste dans l’ombre avant d’inverser brutalement la direction et d’éclairer le partenaire (ou adversaire).
Esthétiquement la réussite est impressionnante de beauté, du point de vue du sens de l’opéra, on suit parfaitement bien (et peut-être mieux encore que d’habitude) le sens immédiat de l’histoire tout comme les raisons qui ont abouti à ces situations. Le côté « narration » met un peu de distance entre le spectateur et le drame mais la beauté et la réussite de l’occupation du plateau créée les intenses émotions requises. 
L’autre grand atout de Kosky c’est le choix de traduire une bonne partie des actions par le truchement de la danse. Non pas d’un ballet extérieur à l’opéra mais de danseurs représentants l’entourage des personnages principaux. De ce fait on pourrait même parler d’une gigantesque chorégraphie (de Otto Pischler) qui englobe tout autant les chœurs, glissant littéralement sur les marches de l’escalier pour « happer » Michaela (quelle scène grandiose) ou pour se rapprocher des cigarières qui apparaissent peu à peu par l’intermédiaire de l’éclairage. Les danseurs professionnels qui « mènent le bal » en quelque sorte de ce gigantesque show visuellement excitant, entrainent tout dans le rythme endiablé de leurs formidables pas de deux, de trois, de cinq. On notera par exemple la précision et l’éclairage donné à des scènes qui apparaissent souvent comme secondaires, telles la ritournelles des enfants (qui arrivent en courant avant de s’immobiliser), « les tringles des sistres » réglés au cordeau, « Nous avons en tête une affaire », le fameux Quintet de Carmen ou l’arrivée du Toréador.
Beaucoup de symboles sont visuellement forts : ainsi la longue corde que Don José tient du haut de l’escalier et qui emprisonne Carmen au bas de l’escalier avant que leurs places ne s’inversent comme leurs rôles dans le rapport dominant/dominé. Ce « lien » entre les deux amants se retrouvera lors d’un final très épuré et terriblement sensuel au travers d’une longue traine de tissu noir.
Spectacle de cabaret de grand luxe (avec costumes noirs et masques blanc ou noirs), le Carmen mis en scène par Kosky m’a séduit tout au long du déroulé et je n’ai pas été surprise que Carmen après l’issue fatale, se relève et salue.
Musicalement aussi, cette version nous réserve quelques surprises (plutôt bienvenues), notamment les modifications de la fin de la Habanera ou le rétablissement des couplets de Moralès, et l’affrontement Don José/Escamillo, au complet.
La représentation d’hier (que j'ai vue en retransmission, je le précise) bénéficiait en sus d’interprètes particulièrement en phase avec les intentions du metteurs en scène à commencer par l’étonnante Carmen de Aigul Akhmetshina, que je ne connaissais pas mais qui devrait rapidement accéder à la célébrité. Elle a d’ailleurs rejoint la prestigieuse Jette Parker Young Artists du ROH en 2017 et était Mercédès lors de la création de cette production. Clémentine Margaine ayant déclaré forfait pour cette reprise, c’est la mezzo-soprano russe qui a dû endosser le rôle-titre en alternance avec Anaik Morel. Et c’est une découverte….Elle se moule totalement dans les différents déguisements que la mise en scène lui propose : dès sa première apparition, elle est une Carmen habillée en toréador (mais en costume rose), puis, cigarière, alors qu’émerge de l’ombre les protagonistes de la bagarre, elle est une Carmen androgyne qui domine ses camarades, mais se féminise totalement en bohémienne redoutable quand elle séduit Don José pour finir tout de noir vêtue, affublée d’une improbable traine gigantesque, noir comme le deuil, triangulaire comme le symbole du sexe.
La voix est jeune et claire, sans chichi, naturelle, avec un timbre capiteux et des aigus lumineux, elle démontre sa capacité à passer de la jeune bohémienne désinvolte (légèreté du style, facilité et agilité de la voix) à la femme qui affronte crânement son destin (Avec « la mort », le grave apparait comme sombre, solennel et glaçant, et l’ensemble de l’air qui suit les échanges des « cartes » est formidable de maitrise). Oserai-je dire que c’est mieux que la Clémentine Margaine entendue très récemment dans le même rôle à Hambourg ? En tous cas, c’est beaucoup plus homogène, d’une diction impressionnante de précision, et d’une force de conviction excellente. Mon bémol concernera le final où elle semble moins engagée que cet écorché vif de Bryan Hymel, et parfois même surprise par son empressement. 
Il faut dire que le ténor, à l’inverse, commence très prudemment sa prestation, on sent qu’il dose l’effort pour être sûr de ses aigus, nous donne du beau chant qui rassure immédiatement sur son état vocal, sans se lâcher entièrement. Mais qui connait le Don José de Bryan Hymel, sait que c’est à partir de la « Fleur » qu’il va vraiment donner la gomme et c’est exactement ce qu’il fait. Encore gauche et emprunté dans la première partie, il se libère alors, et sans en faire de trop, pleure littéralement en chantant. C’est assez inexplicable, il faut l’avoir vu, en général cela agace mais chez lui, c’est à l’inverse, fascinant. Il révèle alors tout son talent d’interprète, tant dans les vifs échanges avec Escamillo (où l’on sent toute l’ardeur bouillante de sa jalousie) que, et surtout, dans le final, qui le place à mon panthéon personnel des Don José en exercice par sa faculté à réussir à rendre presque excusable le geste fatal….
Bref, un vrai retour gagnant salué chaleureusement par une salle qui l’aime beaucoup. Je me souviens encore de l’accueil qui lui fut fait lors de Vêpres mémorables.
La Michaela de Kristina Mkhitaryan a elle aussi, une bien jolie voix et son côté « jeune pousse innocente, robe blanche et chaussettes blanches » est fort sympathique tout comme d’ailleurs ses jeunes et timides élans vers le très sensuel Don José de Bryan Hymel. Oie blanche parfaite, elle se sort plutôt bien du redoutable air de « je dis que rien ne m’épouvante » avec un timbre très homogène sur toute la tessiture (ce qui est assez rare…) malgré les écarts de notes difficiles de la mélodie. 
Luca Pisaroni en Escamillo c’est un peu du luxe pour le grand basse-baryton habitué aux Don Giovanni et aux Leporello des grandes maisons. Mais il s’amuse, il nous amuse, il est plaisant et fort bien « tourné » pour faire un torero mince et nerveux face au puissant Don José. Dragueur parfait, flatteur crédible, bref, c’est une réussite et c’est tant mieux.
Les rôles secondaires sont tous très bons, en particulier les Frasquita de Jacquelyn Stucker et Mercédès de Hongni Wu (très drôles et très élégantes, parfaitement assorties à Carmen), ou encore les contrbandiers, le Dancaïro de Dominic Sedgwick et le Remendado de Stuart Patterson sans oublier le brigadier Moralès de Germán E. Alcántara.
Et d’une manière générale, le français n’est pas mal du tout.
Il faut aussi évidemment, saluer la performance (très applaudie d’ailleurs) de Julia Jones à la tête de l’orchestre. Elle sait passer du léger au dramatique, valoriser les chanteurs et les chœurs et, menant le tout à un rythme plutôt vif qui sied à Bizet, elle nous donne à entendre une bien belle interprétation d’une partition archi-connue (mais avec quelques nouveautés…).


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