Mort, destruction et renaissance : les mille images de Castelluci pour un requiem de Mozart sous la baguette inspirée de Raphaël Pichon à Aix

Requiem  


Wolfgang Amadeus Mozart 

Messe de Requiem en ré mineur (KV. 626) -  1791

Direction musicale Raphaël Pichon
Mise en scène, scénographie, costumes, lumière Romeo Castellucci
Dramaturgie Piersandra di Matteo
Responsable des chorégraphies traditionnelles Evelin Facchini

Soprano Siobhan Stagg
Alto Sara Mingardo
Ténor Martin Mitterrutzner
Basse Luca Tittoto
Enfant chanteur Chadi Lazreq 

Mille histoires en une, le fantastique Requiem de Mozart par Castelluci et Pichon, Aix en Provence, retransmission du 10 juillet 2019.
En intitulant la représentation « Montage musical autour du Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart », Raphaël Pichon, son orchestre d’instruments d’époque et ses chœurs danseurs et acteurs de l’ensemble « Pygmalion », annoncent clairement leur ambition. Ce requiem, que Mozart n’a pas pu achever, sinistrement saisi par une mort prématurée, sera précédé, suivi et même « interrompu » par d’autres morceaux que nous citerons au fur et à mesure. Currentzis pour la Clémence de Titus du même Mozart à Salzbourg, et Bieito (comme metteur en scène cette fois) pour le Fidelio qui règne depuis une décennie avec succès à Munich, s’étaient déjà livrés avec bonheur au jeu des « rajouts » de Mozart dans Mozart ou de Beethoven dans Beethoven.

Un tout petit moins convaincant du fait d’une trop grande quantité d’additions à l’oeuvre que nous considérons généralement comme le Requiem de Mozart, Raphaël Pichon nous livre malgré tout une proposition artistique alléchante et surprenante qui comporte d’immenses qualités et surtout, est magistralement interprétée. Mis en situation "d'attente remplie de curiosité, le spectateur accepte finalement cette « relecture » d’un Requiem qui a été « achevé » après la mort de son auteur, par Franz Xaver Süssmayr.
Roméo Castelluci propose, sur cette base, un patchwork de « tableaux » au multiples références -danses évocatrices souvent folkloriques, costumes idoines, décors, lumières et « écrits »- sont autant de clés simples qui renvoient toutes au cycle de la vie, de la mort, aux dangers passés et futurs qui menacent l’humanité, sa morale, sa culture et son existence. Fin du monde, apocalypse et renaissance...
La « mise en scène » aux mille images de Castelluci comporte sa part de poésie et de messages, et respecte, à son habitude, une belle esthétique globale en noir, blanc et rouge, où le passage du côté clair, de la lumière aveuglante, au côté obscur, au sombres bas-fonds de l’âme humaine sont assez simplement évoqués pour être tout simplement grandioses de clarté et agréable au regard. Mille bravos d’ailleurs au chœur Pygmalion qui s’est joliment prêté, de même que les quatre magnifiques solistes, aux exigences de cette mise en espace et qui ont largement contribué à la beauté de ce que nous pouvons voir avec ce Requiem. 

Pourtant le spectacle commence étrangement : on entend des paroles dans le noir qui se superposent dont on saisit les thèmes : grand débat/internautes/publics
Puis le rideau se lève sur une chambre avec lit et une vieille femme en chemise regarde la TV en fumant puis hume une pomme qu’elle pose au sol.
Des chants grégoriens (Christus factus est) a capella et hors scène, d’abord féminins, s’élèvent alors accompagnant ces symboles de la vieillesse qui précède la mort.
La femme s’allonge et disparait, s’enfonçant dans le lit, avant que ne s’affiche « Requiem » sans que l’œuvre de Mozart ne commence encore vraiment. 
Les chœurs d’hommes, vêtus de noir avec drapeaux noirs, prennent le relai pour un hymne maçonnique (Meistermusik K.477 B) puis un chœur mixte se forme alors sur le plateau (avec le Miserere mei K.90).
Le célèbre « Introitus» en ré mineur, « Requiem aeterna », commence alors. Les chœurs se sont gonflés et rapprochés du lit où la vieille femme a disparu. L’accompagnement des instruments d’époque de l’orchestre Pygmalion sonne de tous ses feux, magnifique et envoûtant.
La soprano solo, les bras chargés de feuillage et de fleur, a repris la pomme laissée par la « disparue » comme un relais dans le cycle de la vie qu’elle pose sur le lit où elle brille tandis que le sol s’éclaircit et devient blanc. Les quatre premiers arrivants déposent une poignée d’oranges sur le lit avant de l’emporter.
L’aspect « rituel » que Castelluci donne au Requiem apparait alors nettement et ne cessera de se renforcer au cours des séquences suivantes alors que la litanie infinie des "disparitions" et "extinctions" mériterait à elle seule, une analyse complète.
La brassée de fleur blanche avec rameau d’olivier est à son tour transmise de la soprano toute vêtue de noire à une jeune danseuse en roble blanche qui exécute une très simple chorégraphie sur le « Kyrie », entouré de quelques chanteurs du chœur formant une ronde (les autres restent en « spectateurs » sur le côté de la scène avant de rejoindre le cercle par petits groupes). Trois d’entre eux soulèvent la jeune fille sur les dernières notes du mouvement rapide et magnifiquement exécuté.
Interlude encore avant la « séquence 3 » du Requiem avec apparition des trois générations de femmes (retour de la vieille femme, apparition d’une fillette) qui s’enlacent, chacune avec sa pomme emblématique tandis que la basse chante un air (maçonnique) de Mozart sur la poussière et la cendre tout en versant de la poudre blanche sur la jeune fille allongée tandis que ses deux avatars tentent de l’en empêcher. En vain. Reprise du chant par les chœurs, la fillette reste alors seule. Sur le mur s'affiche "faune disparue" suivi du nom des espèces correspondantes.
Le Dies irae est l’occasion d’un nouveau retour des chœurs formant une ronde animée autour de la petite fille brandissant sa pomme. Derrière les danseurs sur le mur noir du fond de scène s’affichent « flore disparue », et petit à petit les noms des espèces en extinction apparaissent. Puis nouvelle danse plus « folklorique » avec rubans rouge lors du Tuba mirum (Très belle exécution vocale des trois solistes magnifiques rendant toute l’émotion de l’instant et superbe accompagnement instrumentale là encore), la fillette est maquillée façon « peintures de guerre », le mur du fond redevient blanc et s’orne du rameau d’olivier avant d’égrenner à nouveau les noms latins des plantes disparues.
La fillette se suspend de dos au mur blanc durant le Rex tremendae (façon crucifixion) dédié cette fois aux « lacs disparus » (et leur liste s’affiche). Danse simple mais bien cadencée des chœurs dans le rythme de cette partie qui commence pour mémoire, en sol mineur « forte » pour se terminer en ré mineur "pianissimo" (Salve mi, sauve-moi, moment où la fillette redescend au sol avec l’aide de la basse et s’assoit, rameau d’olivier dans les mains. 
Les chœurs s’évanouissent sur les dernières notes, arrive un jeune garçon jouant au foot avec une tête de mort sur une scène devenue entièrement blanche et violemment éclairée alors que s’affichent « Hominidés éteints » puis leur liste et que l’enfant entonne son chant (le Solfeggio K.393/2) avant le retour au quatuor, tout vêtu de robes blanches brodées (et décidément très bien chantant) pour un Recordare avec nouveau rituel, et versement de miel façon baptême sur la petite fille aux peintures de guerre puis à nouveau de « peinture rouge » alors que le chœur chante la passion du christ. La pauvre petite fille « martyrisée » est alors recouverte d’un gand capuchon noir, d’une épaisse fourrure et de cornes de bouc et dotée d’un grand bâton de pèlerin tandis que les noms de peuples disparus continuent de s’afficher.
Les chœurs sont revenus avec le « Confutatis » (finement exécuté) et dansent au milieu des orangers, couronnes de fleurs dans les cheveux, tandis que nous passons aux « villes disparues ». Très beaux ballets des chœurs changeant de rythme avec les différentes « parties » de ce confutatis tandis que sont amenés des sacs de terre répandus au sol. Une sorte de reproduction d’un rite paien de célébration du printemps, après le sacrifice de l’enfant innocente. Les cercles sont omniprésents.
Les chœurs toujours en costume « folkloriques » de type balkanique, brodés et blanc s’installent près des tas de terre sous les orangers alors que commence le très beau « Lacrimosa » en ré mineur, l’une des pièces maitresse de ce requiem dans sa capacité émotionnelle, et que s’affichent les « langues disparues ». Une partie des chœurs entame une sorte de « chenille » adaptée à la lenteur magnifique de ces larmes de supplication. Et puis alors que la phrase musicale reste suspendue comme dans une sorte d’éternité sur le « Aaaaa » (men) inachevé, les corps chutent soudain tous à terre entrainant les orangers sur le sol alors que la scène s’assombrit brutalement dans un silence de mort et que s’affiche en lettres blanche sur fond noir dans le seul bruit des grillons « religions éteintes».
On devine alors dans ce faux silence de cette fausse nuit, la bataille des corps allongés répandant la terre sur le sol. Trois « ombres » de vieillards nus émergent et se lèvent pour s’éloigner et allumer un feu qui les éclairent par intermittence de même que la litanie des « religions éteintes » (arianisme, sabéisme, manichéisme, jansénisme, puritanisme…)
Nuit noire et réapparition brutale de la lumière, du plateau blanc, des chœurs chantant et dansant cette fois rouge et blanc de type plus oriental du fait des chasubles passées. Nous passons aux « architectures disparues » (dont la forteresse de la Bastille ou la salle Le Pelletier, les murs du ghetto de Varsovie mais aussi le mur de Berlin ou le célèbre « 10500 Cielo drive », qui fut le théâtre du sauvage assassinat de Sharon Tate, le stade de Wembley et le World Trade Center et tant d’autres références-symboles qui racontent chacune une part de l’histoire de l’humanité) et à l’offertorium du Requiem (Domine jesu Christi en sol mineur avec cet étourdissant échange entre le quatuor et les chœurs, contrastant avec l’Hostias en mi bémol majeur, quel génie ce Mozart). 
Le style des danses change également…apparait un homme torse nu, visage christique tandis que le chœur mime la mise au tombeau, puis entrave l’homme agenouillé ou dansent autour d’un mat dressé et orné de multiples rubans multicolores. Les chasubles rouges ont disparu, les danseurs sont à nouveau, tout de blanc vêtus.
Dès que le « sanctus » commence (un peu mou à mon goût, musicalement parlant), le mur blanc s’éclabousse d’une tache noire et la blancheur des costumes des chœurs contraste avec le cadavre violemment accidenté d’une voiture noire qu’ils amènent sur le plateau. Nous abordons les « œuvres d’art disparues » (de Turner, Poussin, Caravage etc.)
Avec le très joli Benedictus, un soleil descend du « ciel » tandis que les solistes, puis les membres du chœur, viennent prendre d’étranges « poses » devant la voiture cabossée, celles de corps projetés par la violence d’un choc, avant l’aller s’allonger côte à côte sur le sol dans l’immobilité raidie de le mort. Puis sur un « Hosannah » (fugue des chœurs), à nouveau très enlevé, les chœurs retirent l’épave et s’installent au sol, dos au mur.
L’Agnus dei est précédé d’un beau solo de la mezzo accompagné des « extinctions d’aujourd’hui » qui sont comme une litanie des malheurs à venir : l’extinction de la Montagne Sainte Victoire, celle de l’herbe ou du bruit des grillons dans la nuit, de l’Archevêché ou de la cathédrale Saint-Sauveur, du vent, du moi, du corps…Les corps, eux, sont désormais tous allongés, comme dans une gigantesque morgue à ciel ouvert. Extinction de cette musique, extinction des pensées…
La liste interminable des « extinctions » se poursuit avec l’Agnus dei tandis que les corps de se relèvent, comme « ressuscités » puis s’habillent de noir comme s’il pénétraient le royaume des morts et que l’harmonie entre les chœurs et l’orchestre est à son zénith. Le plateau est sombre et on peine à distinguer la masse sombre qui s’y meut tandis que s’affiche « l’extinction de l’histoire » puis celle « de l’amour » et du « verbe être » et réapparaissent, en blanc,la petite fille donnant son bâton de pèlerin à la soprano pour le « Lux aeterna ». Les capes noires tombent pour ce superbe final, qui voit finalement les corps se dénuder entièrement et se serrer les uns contre les autres dans l’innocence de la création devant les murs qui se déchirent. La double fugue est de toute beauté, maitrise idéale des chœurs, de leurs reprises, des accélérations et du ralentissement solennel des dernières mesures.
Le Requiem a donné sa dernière note sublime, le plateau se vide sur un fond de chant grégorien (in Paradisium) chanté tout doucement par les chœurs, comme au loin très loin du désastre dont il ne reste que les ruines des murs écroulés sur le sol qui se lève lentement à la verticale…et que l’enfant et sa voix d’ange réapparaissent une dernière fois accompagné des seuls chœurs comme l’écho sous une voûte de cathédrale. La fillette, la jeune fille, la jeune femme, la vieille femme amènent alors un bébé (un vrai) qu’elles allongent près du mur et qui reste seul à jouer en silence.
Le retour de la vie. Fascinant tableau.


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