Un des plus beaux opéras russes, le rare Mazepa de Tchaikovsky, au Mariinsky pour le festival des Nuits Blanches, magnifique découverte.

Mazepa ( Мазепа)


Piotr Tchaikovsky 
Livret de Pyotr Tchaikovsky et Viktor Burenin tiré du poème épique « Poltava » de Alexandre Pouchkine

Direction musicale : Valery Gergiev
Mise en scène : Ilya Shlepyanov (1950)
Décors : Alexander Konstantinovsky
Révision : Yuri Laptev
Mazepa: Vladislav Sulimsky 
Kochubei: Stanislav Trofimov 
Lyubov: Ekaterina Semenchuk 
Maria: Maria Bayankina 
Andrei: Sergei Semishkur 
Orlik: Grigory Karasev 
Iskra: Leonid Zakhozhaev

Création : 15 February 1884, Bolshoi Theatre, Moscow 
Premiere de cette mise en scène : 15 May 2009, Mariinsky Theatre, St Petersburg

Retransmission sur Mezzo de la séance du 9 Juin 2019.

C’est dans le cadre du festival annuel « Etoiles des Nuits Blanches » de Saint Petersbourg que la troupe du Mariinsky avec à sa tête son directeur musical, Valery Gergiev, nous a proposé ce rare Mazepa, opéra de Tchaikovsky dont on voit surtout les célèbres Eugène Onéguine et Dame de pique, tous deux tirés de récits de Pouchkine. Ce Mazepa, opéra en trois actes et six scènes, a aussi été composé à partir d’un poème épique du même Pouchkine, « Poltava », qui raconte la bataille historique qui opposa en 1709 l'armée de Pierre Ier de Russie et les troupes de Charles XII de Suède avec l'appui des cosaques d'Ukraine du hetman Ivan Mazepa.
Le personnage de Mazepa est l’un de ces héros épiques qui symbolise les batailles de l’Ukraine contre la Russie toute puissante du tsar mais aussi, les intrigues, alliances, mésalliances diverses qui peuplent les récits « historiques » forts. De ce point de vue, Mazepa comporte sa part de drames, de duels, d’exécution capitales, de champs de bataille, de ruines mais aussi de scènes de danses folkloriques, d’histoire d’amour pas forcément « classique » et comporte même une superbe « scène de folie », rarement citée dans la liste de ces scènes dont l’opéra raffole. Celle-ci termine l’opéra et est l’occasion pour la soprano incarnant « Maria », d’une très belle composition.
Mazepa fut dans sa jeunesse, dit la légende, page à la cour du roi de Pologne, jeune homme d’une grande beauté, suite à une aventure, il fut condamné au supplice d’être attaché nu sur un cheval fou par le mari trompé. Le cheval le conduisit en Ukraine où il fit si bien sa place qu’il fut élu « hetman » par les cosaques d’Ukraine (« Guetman » en langue russe, « chef » des Cosaques au XVIIème siècle) puis le tsar le fit « prince d’Ukraine ».
Allié des Suédois, il fomente un complot pour gagner l’indépendance de l’Ukraine. Dénoncé par le général cosaque Kotchoubeï et le colonel Iskra auprès du tsar, il s’en sort grâce à la confiance que le tsar lui conserve et fait décapiter les « traitres ». 
Puis l’armée suédoise appuyée par ses cosaques, est défaite à Potlava par l’armée du tsar et Mazepa devra s’exiler.
L’opéra commence par l’invitation du hetman Mazepa par Kotchoubeï après une très belle ouverture qui évoque celle d’Eugène Onéguine musicalement tout comme d’ailleurs, ces beaux chants de jeunes filles en chœur puis ces splendides ballets folkloriques.
Le drame se noue pourtant dès les premières mesures, puisque Maria, la fille de Kotchoubeï, déclare son amour pour le « vieillard » Mazepa, contre toute attente, alors que son ami d’enfance le jeune Andrei chante son désespoir face au choix de sa tendre Maria.
Maria décide avec élan de partir avec Mazepa quand celui-ci, en querelle avec son père, la somme de choisir, au désespoir de ses parents qui promettent un sort terrible à celui qui leur a ravi leur fille.
Fidèle à la trame historique, l’opéra ne nous épargne rien : ni les tortures contre Kotchoubeï emprisonné au fond des sombres cachots de la forteresse, ni la scène publique de l’exécution, ni la mort en longue agonie d’Andrei, tué par Mazepa en fuite au dernier acte. Mais les personnages féminins ont leur part d’ombre, de mystère et se taillent finalement de bien beaux rôles, même si ceux-ci sont plus courts : Lyubov (« amour ») la mère qui ira supplier sa fille de sauver son père condamné à mort par son propre mari, et Maria, qui ayant enfin compris ce qu’était Mazepa, devient folle et tient la salle en haleine durant toute la dernière scène.
Le Mariinsky pour l’ouverture du festival 2019, nous a proposé une mise en scène datant des années 50 mais modernisée sur le plan théatral (direction d’acteurs) et présentée à Saint Petersbourg depuis une dizaine d’années.
Facture classique mais non surchargée, la production a l’avantage de respecter le cadre historique fondamental de l’œuvre et se sert de décors sous forme de grandes toiles esthétiquement très belles (et très évocatrices, ainsi cette rivière bleu ciel à l’acte 1 qui devient rouge sang lors de la scène finale), avec un minimum d’accessoires, laissant toute sa place au jeu des acteurs, foules comprises, et à celui des danseurs du ballet de l’acte 1.
Musicalement, le maestro Valery Gergiev est dans son élément. Il a déjà dirigé un autre « Mazepa » au Mariinsky, classique lui aussi (qu’on peut trouver intégralement sur Youtube), il sait en souligner tout autant les beautés musicales inspirées à Tchaikovski par les airs folkloriques ukrainiens, que la modernité du drame annoncé dès l’ouverture et dont la riche orchestration permet une montée de la tension parallèle à celle des périls. Les roulements de tambour quand Kotchoubeï quitte son cachot pour être conduit à l’exécution sur une baisser de rideau, ou la violence des cuivres et des percussions quand Maria et sa mère arrivent trop tard après l’exécution, sont autant de richesses musicales qui annoncent clairement le Puccini de la Tosca et que Gergiev sait parfaitement valoriser tout en respectant l’équilibre d’un plateau vocal soumis à rude épreuve.
Une des raisons de la rareté de cet opéra, est sans doute en effet, la difficulté à réunir autant de talents maitrisant parfaitement la langue russe et capables d’incarner des personnages hauts en couleurs, tous pourvus de quelques grands airs emblématiques et vocalement complexes, très longs et faisant appel, un peu comme dans la Dame de Pique, à plusieurs techniques musicales en même temps.
Il faut de surcroit, deux grands chanteurs (un baryton et une basse) pour les deux rôles masculins principaux, une jeune soprano pas si légère que cela, une mezzo soprano de caractère et puissante et un ténor qui ne fait pas que de la figuration même s’il parait peu, il a quand même deux grands airs et quelques duos importants.
Au Mariinsky nous sommes servis.
Commençons par le superbe Mazepa de Vladislav Sulimsky, baryton habitué du Mariinsky et de Tchaikovsky (Eugène Onéguine et Comte Tomski) mais qui y chante aussi à peu près tous les rôles importants (Macbeth, Germont père, Rigoletto, Don Carlo, Scarpia etc) et qui fréquente également les scènes internationales dans ces rôles (il était l’excellent Tomski du festival de Salzbourg l’an dernier). C’est un baryton de belle prestance (vieilli par la mise en scène pour les besoins du rôle) qui rend crédible son personnage complexe, ambitieux, rusé mais aussi exalté et amoureux, qui doit passer d’une sévère sentence de mort l’encontre du père de Maria, à une émouvante déclaration d’amour à sa fille dans l’une des scènes les plus impressionnantes de l’acte 2. Aigus flamboyants et graves riches en harmoniques, Sulimsky ne manque de rien pour tenir sans faiblir ce rôle éprouvant qui se termine par cette incroyable indifférence à l’égard de Maria devenue folle. 

Le Kochubei de Stanislav Trofimov, qui chante surtout à Saint Petersbourg mais que nous avons pu voir, entendre et apprécier dans une version concert d’Ivan Le Terrible à la Philharmonie de Paris durant cette saison mais qui était également l’archevêque toujours à la PP deux ans auparavant, dans un autre opus assez rare de Tchaikovsky, la « Pucelle d’Orléans », et plus atypique mais très remarqué, qui fut aussi un Sparadrafucile remarquable au TCE dans le Rigoletto brillamment incarné par Simon Keenlyside en début de saison. Superbe basse russe à la technique irréprochable, qui n’a pas peur des graves abyssaux de la partition ni du médium qu’il a riche avec un timbre chaud superbe.
La Lyubov de Ekaterina Semenchuk est royale comme à son habitude : immense mezzo soprano russe, Semenchuk fait aussi une brillante carrière internationale qui la place parmi les meilleures Eboli, Azucena, Dalila ou Didon. Dans un rôle moins lourd, elle brille de mille feux, d’abord matrone un peu effacée dans le grand cérémonial masculin du début, puis lionne presque méconnaissable quand il s’agit de défendre sa fille ou de tenter de sauver son mari, elle déploie un superbe timbre puissant et chaud dans une incarnation de haute volée. 
La Maria de Maria Bayankina est particulièrement remarquable lors des premiers (hymne à l’amour) et derniers actes (scène de la folie) où elle joue juste dans un rôle loin d’être évident, avec douceur, mélancolie et charme, exactement ce qu’il faut pour nous émouvoir. Certaines scènes de l’acte 2 la voient un peu plus tendue, surtout dans les aigus, la montée en puissance exigée lui convenant moins bien que la douceur mélancolique. Jeune star de la troupe du Mariinsky elle a la grâce et la crédibilité du rôle et son final est tout simplement grandiose.
Le Andrei de Sergei Semishkur a une très jolie voix, magnifiquement déployée dans ce rôle de pauvre ténor qui perd toujours et ne gagne que lorsqu’il va mourir. Un peu gauche scéniquement, il rattrape cette petite limite par une expressivité vocale magnifique. Encore un fidèle du Mariinsky où il a chanté Enée, rôle où je serai curieuse de l’entendre….

Les deux autres rôles, l’Orlik de Grigory Karasev et l’Iskra de Leonid Zakhozhaev, sont aussi de très haute tenue comme l’ensemble des artistes de cette troupe de haute voltige.
Opéra riche et foisonnant, très peu connu en France, ce Mazepa, sera également donné en version concert le 14 mars prochain à la Philharmonie de Paris, cette fois avec la troupe du Bolchoi. Mieux vaut connaitre un peu l’histoire avant pour suivre les méandres d’une version concert en russe…
Ne surtout pas rater cet opéra injustement méconnu dans nos contrées et qui rejoint les meilleures oeuvres de Tchaikovsky au Panthéon des merveilles de la musique russe.


Retransmission sur Mezzo TV

Une autre version, inégrale,dirigée par Gergiev.


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