Un "samedi de lumière" dans l'embrasement des sens : Stockhausen magnifié par Maxime Pascal et ses amis

Samstag aus Licht


(Samedi de Lumière)
de Karlheinz STOCKHAUSEN

Opéra en un salut et quatre scènes pour douze solistes (une voix, dix instrumentistes, un danseur), orchestre de vents, chœur d'hommes avec orgue.
Deuxième opéra de l'oeuvre monumentale "Licht" (lumière) de Stockhausen, qui comprend 7 opéras, un par jour de la semaine, et fut composée entre 1977 et 2003.


28 et 29 juin, création française à la Cité de la Musique, Philharmonie de Paris
C’était donc rien moins que la création française ce 28 juin, de l'oeuvre de Stockhausen, qui fut commandé et créée à la Scala de Milan, le 25 mai 1984, à une époque où l'audace musicale n'avait pas grand-chose à voir avec le répertoire actuel de la grande maison italienne...
L’opéra contemporain vu par Stockhausen n’épouse aucun des canons habituels de ce style, renouvelant fondamentalement le genre et secouant d’un coup bien des partis pris sur les œuvres lyriques, en remettant au cœur de l’ouvrage, le spectateur lui-même.
Ceux qui ont vu Donnerstag aus Licht à l'Opéra Comique sont déjà familiarisés avec la traduction scénique (et musicale) de la formation multifonctions qu'est le Balcon, fondé et dirigé par ce jeune chef d'orchestre aux multiples qualités, Maxime Pascal, dont la moindre n'est pas sa lecture précise, fidèle et tout simplement géniale des oeuvres contemporaines. Il a, cette fois, travaillé avec Damien Bigourdan pour la conception scénique.
Entre Donnerstag et Samstag, j'avais également vu le Jakob Lenz de Rihm à l'Athénée, et il est incontestable que la "patte" du Balcon est perceptible dans une interprétation qui colle en même temps au millimètre à toutes les indications des compositeurs respectifs. L’humour un peu décalé et le style de dessin des vidéos de Nieto s’y retrouve également.
Le savoir-faire de Maxime Pascal (et celui de son équipe) tient dans cette sorte de géniale "exhibition" de musiciens et de chanteurs et de danseurs et de comédiens (ou des deux, des trois, des quatre), qui savent allier le talent des plus grands avec ces "outrances" propres à l'œuvre sans la moindre retenue.
Samstag c'est le samedi de "Licht", le jour de Saturne, celui de Lucifer. Donnerstag racontait la vie de Michael, joué par le génial trompettiste Henri Deléger (qui fait une géniale apparition dans Samstag). Samstag raconte l'histoire de 'Lucifer en 5 "scènes". Le salut de Lucifer d'abord puis trois scènes très différentes les uns des autres, toujours dans une salle de concert où la spatialisation totale des voix et des instruments est requise et enfin une dernière scène, celle des adieux, qui doit se dérouler dans une Eglise avec utilisation de l'orgue et des effets sonores amplifiés par la haute voûte essentiellement produits par les voix d'hommes, les claquement de sabots et quelques instruments sommaires.


Voilà les détails du déroulé :
Samstags-Gruss [Salut du samedi]
Scène 1. Luzifers-Traum [Rêve de Lucifer]
Scène 2. Kathinkas-Gesang als Luzifers-Requiem [Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer]
Scène 3. Luzifers-Tanz [Danse de Lucifer]
Scène 4. Luzifers-Abschied [Adieu de Lucifer]

L'oeuvre toute entière est empreinte d'une spiritualité que Stockhausen transmet par sa composition musicale, au public. Les spectateurs sont dès les premières "notes" baignés dans cette étrange musique qui résonne alors de 8 points de hauteur différents dans la salle de la Cité de la Musique, alors qu'une lumière rouge baigne les cuivres des différentes fanfares spatialisées et que nous sommes tous invités à entrer dans l'univers de Lucifer (Salut). Il faut donc arriver au concert "réceptif" pour se laisser aussitôt entrainer dans ce monde étrange visuel et sonore qui éveille tous les sens.
 Il est d'autant moins aisé de "raconter" ce spectacle qu'il est fait de centaines de petits détails qui forment un tout époustouflant donnant l'impression finalement de pénétrer les rouages d'un système complexe et de l'observer de l'intérieur dans ses dérèglements. Du pianiste génial, Alphonse Cemin, dont l'apparence même est impressionnante et qui joue sa partition (sans partitions c'est la règle "Sockhausienne"), virtuose en équilibre précaire sur un tabouret, s'élançant au milieu de "glissando" vertigineux vers les cordes de son instruments pour les pincer directement ou taper sur le couvercle à la scène 1, aux deux flûtistes Claire Luquiens et Julie Brunet-Jailly, tout de noire vêtues façon "chat" qui nous ensorcellent littéralement à la scène 2, des interventions de Lucifer ou de sa danse par Damien Pass, superbe basse, de cette musique des "sens" qui décortique les "danses" des différentes parties du visage (projections fantastique d'images en surimpression du cercle où les "mesures" s'affichent et enfin, orchestre qui joue au complet tout en blanc, le chef étant revenu à sa place pour la fin de la scène 3, qui se termine par la "révolte" des musiciens, sortant les uns après les autres de leurs places pour filer dans les coulisses...
Notons aussi que ces artistes savent tout faire et se prêtent bien volontiers à ces images "gothiques" qu'affectionne Pascal dans sa traduction visuelle de l'œuvre, lesquelles "collent" (comme l'espèce de monstrueux scotch noir) à l'histoire de Lucifer tout comme les plumes et tête d'oiseau qui ponctuent la scénographie.

Il ne fallait pas rater le final à l'Eglise évidemment, malgré les 20 minutes de marche (tout se mérite), malgré la chaleur intense de cette soirée de canicule.
C'est à voix nues que les chœurs d'hommes (parfois accompagnés de l'orgue et de sept trombones), tous vêtus de robe de bure de moines, noires, brunes ou blanches, solide sabot de bois au pied, vont littéralement psalmodier une partition impressionnante d'engagement sonore, de l'inédit total pour moi, s'aidant des bruits de sabots de leurs pas, de leurs courses (si, si malgré la chaleur...) sur les dallages de l'Eglise, de leurs va et vient qui devient bientôt comme une sorte de rituel mystérieux pour se finir sur les marches extérieures alors que les cloches de l'Eglise se mettent à sonner à toute volée. Nouveau rituel : L'oiseau noir Lucifer est libéré quand on ouvre la cage (ce satané merle ne voulait pas sortir...), puis le grand sac s'ouvre et les moines sortent trois par trois des noix de cocos qu'ils brisent au sol avec un immense "Hahahah". Bref, comment raconter tout cela ? Et comment faire part de cette étrange impression de participer directement à la création d'une oeuvre de génie ?
Impossible...
Beaucoup d'amateurs d'opéra ont hésité devant le caractère inédit et complexe de l'oeuvre contemporaine, devant sa longueur annoncée.
En réalité, cela dure exactement 2h30 à la Cité de la musique, sans qu'on voit le temps passer, on a une heure de battement pour changer de lieu et piqueniquer sur les bords du canal de l'Ourq si on a pensé à amener son casse-croute, puis l'oeuvre de Stockhausen se poursuit dans l'Eglise de la Villette (un peu plus d'une heure) pour se terminer sur le parvis avec lâcher d'oiseau et bris de noix de coco conformément aux didascalies.
Il faut ce qu'il faut et j'avoue être restée éberluée du talent de l'équipe Pascal/Le Balcon pour illustrer cette oeuvre étrange et fascinante.
Il y a un vrai public jeune, (et moins jeune), plutôt masculin pour la musique contemporaine et c'est franchement sympa. 
Une chose est sûre : pour en avoir écouté des extraits, cette musique-là ne rend pas grand-chose au disque. Elle n'a de sens que dans cet embrasement visuel inédit....

avec
Le Balcon - chœur et ensemble
Orchestre d'harmonie du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris
Choeur de l'Armée française
Maxime Pascal, direction musicale, conception du spectacle
Damien Bigourdan, direction scénique, conception du spectacle
Nieto, création visuelle, conception du spectacle
Florent Derex, projection sonore
Pascale Lavandier, costumes
Myrtille Debièvre , scénographie
Catherine Verheyde, création lumière
Agathe Cemin, assistante à la mise en scène
Damien Pass, basse, (Lucifer)
Alphonse Cemin, piano, (Joueur du rêve de Lucifer)
Claire Luquiens , flûte, (Chat noir Kathinka)
Julie Brunet-Jailly, flûte, (Chat noir Kathinka)
Emmanuelle Grach, danseuse à rubans
Henri Deléger, trompette, (Michael)
Mathieu Adam, trombone, (Un diable à trombone)
Ayumi Taga, orgue
Emilie Fleury, chef de choeur

Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire