Mourir si jeune... La Traviata d'aujourd'hui, drame absolu, à Garnier, musicalement sublime

La Traviata

Giuseppe Verdi
Opéra en trois actes
Création le 6 mars 1853 à La Fenice de Venise sur un livret de Francesco Maria Piave d'après le roman d'Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias (1848) et son adaptation théâtrale (1852).

Direction musicale : Michele Mariotti / Carlo Montanaro - (9, 12, 16 oct.)
Mise en scène : Simon Stone
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Coproduction avec le Wiener Staatsoper

Violetta Valéry : Pretty Yende 
Flora Bervoix : Catherine Trottmann
Annina : Marion Lebègue
Alfredo Germont : Benjamin Bernheim 
Giorgio Germont : Ludovic Tézier 
Gastone : Julien Dran
Il Barone Douphol : Christian Helmer
Il Marchese d'Obigny : Marc Labonnette
Dottor Grenvil : Thomas Dear
Giuseppe : Luca Sannai
Domestico : Enzo Coro
Commissionario : Olivier Ayault

Séance du 15 septembre, Opéra Garnier

J’attendais avec impatience la nouvelle production de la Traviata qui ouvrait la saison à l’opéra Garnier en cette rentrée 2019 pour plusieurs raisons :
-      la curiosité à l’égard de Simon Stone, ce surdoué de la mise en scènde de théâtre, dont les débuts à l’opéra avaient déjà fait couler un peu d’encre : die Tote Stadt à Bâle en 2016 (et à nouveau à Munich prochainement), Lear puis Medea à Salzbourg ces deux dernières années, avec toujours ce souci de rajeunir et de moderniser ce que ces œuvres comportent de message universel dans la critique parfois féroce de la société.
-      Le plaisir de retrouver la Traviata à Garnier dans un cadre qui lui convient très bien, pas seulement pour faciliter le travail des voix mais surtout parce que le théâtre à l’italienne garde une proximité entre chanteurs et spectateurs qui sied au récit intimiste de ce grand amour qui est aussi une grande tragédie implacable.
-      La garantie d’une grande distribution avec le Germont père de Ludovic Tézier déjà vu de multiples fois, notamment à Bastille, l’Alfredo de Benjamin Bernheim l’un des ténors lyriques le plus intéressant du moment à mon avis, et surtout la Violetta de Pretty Yende, prise de rôle d’une chanteuse surdouée qui ne cesse de me surprendre et de me séduire.
-      Si on ajoute le fait que Mariotti est pour moi dans Verdi, l’un des bons chefs actuels qui a sa propre signature musicale, les atouts me paraissaient a priori assez riches dans la même main.
Les premiers avis des critiques suite à la Première (accueillie triomphalement par le public) ont été assez réfrigérants voire carrément hostiles à cette Traviata, essentiellement tournés contre la mise en scène jugée tape-à-l’œil, vulgaire, hors de propos. Comme je suis de nature méfiante et que j’apprécie le travail de Stone, cela ne m’a pas refroidie.
Et franchement, j’ai été bouleversée.
A tel point que je n’ai pu retenir mes larmes lors des dernières notes ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps à l’opéra, c’est dire…
Certes, l’émotion que suscite souvent cet opéra, est d’abord due au génie de Verdi,  comme l’écrivait Tommaso Locatello dans la Gazette de Venise en 1854 : « La valeur de cette musique, c'est la somme d'éloquence contenue dans ses phrases, c'est l'habileté suprême de ses combinaisons de sons. Grâce à elles, le compositeur développe les situations par le truchement des instruments, suggère la passion mieux qu'avec les paroles, semble presque dépeindre les pensées des personnages... Celui dont les yeux restent secs devant cela n'a pas un cœur humain dans la poitrine ».
Mais, ayant vu sans doute plus de 40 représentations de la Traviata, je n’ai pas toujours été émue loin de là, la mise en scène, le chef et les interprètes y sont pour beaucoup…
Je n’ai, par exemple, jamais réussie à éprouver la moindre émotion « lacrymale » à la vue de la précédente mise en scène (Benoit Jacquot) de l’Opéra de Paris, donnée de multiples fois à la Bastille et que j’ai vue avec toute sorte d’interprètes. Trop « lourde », trop peu intimiste, avec des décors écrasant les chanteurs et ne leur laissant guère de places sur la scène.
Rien de tel avec Stone. Il opte au contraire pour un décor minimaliste, formé par une sorte de grand livre ouvert qui tourne sur lui-même, montrant soit les deux pans de sa couverture, soit son intérieur, qui ménage alors un espace où se situeront quelques « symboles » illustrant les différentes scènes de la Traviata, alors traitée comme une sommes de tableaux se succédant. 
Contrairement à ce qui a été parfois écrit, il n’y a rien de provocateur dans la proposition de Simon Stone. Il part de l’idée, simple et juste, que Verdi a écrit cette œuvre pour décrire et critiquer l’hypocrisie des mœurs de son époque, celle des « demi-mondaines » entretenues par des messieurs riches, s’amusant d’elles et avec elles avant de passer aux choses sérieuses sans se préoccuper de ce qu’elles pouvaient alors devenir. Sa Violetta a la tuberculose, maladie qui faisait des ravages alors et qu’on associait aux vies dissolues et à la pauvreté. 
Simon Stone illustre donc l’opéra de Verdi qu’il met en scène en adoptant la même posture pour notre société actuelle, celle de 2019. Ce qui le conduit à changer la nature de la maladie, pour en faire un cancer. Alfredo est un architecte qui compose des plans sur ordinateur, Violetta une youtubeuse célèbre qui sponsorise une marque de parfum et échange des textos avec ses copains, les informations arrivent par mail (la Mutuelle, la banque). Et puis c’est à peu près tout. Et il est amusant de vérifier que dans la salle aux entractes, chacun allume son smartphone et pianote ses textos sur les réseaux sociaux, envoie ses photos de l'opéra sur WhatsApp ou twitter, bref fait exactement comme Violetta, Flora et compagnie.
La fête où Violetta et Alfredo font connaissance est une fête normale et tout, où nos jeunes gens sont très bien habillés, avec une superbe fontaine de champagne, en haut de laquelle Alfredo va se jucher pour chanter Libiamo. Violetta est déraisonnable malgré le mal qui la menace et sort fumer dans la cour arrière de la boite où ils dansent, c’est là qu’Alfredo la retrouve (contraste des roses décorant le mur de la « boite » et des poubelles jaunes et vertes contre ce mur) avant qu’ils ne s’éloignent tous les deux vers la place des Pyramides où Violetta chantera « Sempre libera » sous la statue de Jeanne d’Arc, sol blanc, éclairage indirect superbe, vélo « jump » rouge dernier cri parisien (le même figure « en vrai » juste devant le palais Garnier). 
Le décor est minimaliste à chaque tableau permettant des changements très rapides, un peu comme un long travelling cinématographique. A l’acte 1, on verra également un VTC arriver alors que la foule des fêtards se disperse dans une aurore bleutée (« il est sept heures »), puis Alfredo dans son bureau d’architecte tandis que Violetta va manger un kebab dans un de ces petits boui-boui turcs très 10èmearrondissement de Paris.
Les échanges de textos se poursuivent, projetés sur les grands panneaux blancs, parfois trop rapides, souvent amusants, dans tous les cas parfaitement « crédibles » pour une mise en scène qui lorgne très clairement vers les « trentenaires » d’ici ou d’ailleurs tant ce langage des réseaux sociaux est par définition, international.
L’aspect le plus complexe à résoudre pour Stone fut de rendre compte du drame qui se noue quand Germont père doit convaincre Violetta de renoncer à Alfredo dans l’intérêt du mariage de la sœur de celui-ci qui ne peut se faire si le jeune homme conserve une liaison aussi scandaleuse. C’est probablement l’aspect le plus tiré par les cheveux, mais toutes les mises en scène qui « transposent » la Traviata (et il y en a eu des dizaines) se sont heurtées à ce problème. Stone est allé chercher une histoire de fiançailles avec un roi du pétrole Saoudien rompues du fait de la mauvaise réputation de la « célèbre » Violetta, femme libre, explication qui apparait en gros-titres projetés.  Violetta et Alfredo sont partis à la campagne, dans une ferme alternative collective, où Alfredo chantera « De' miei bollenti spiriti » en jetant du raisin dans un bac qu’il foulera de ses pieds nus (c’est assez érotique…). Le tableau suivant montre une vache (qui curieusement, a beaucoup choqué alors que comme symbole de la campagne c'est assez élémentaire), celui d’après la cantine en plein air des alternatifs, puis une petite chapelle symbole du bonheur que Violetta ne connaitra pas etc...



Le drame se noue et Violetta désespérée, se remémore ses doux moments avec Alfredo (très belles images animées de nos deux tourtereaux amoureux qui font mouche pour imprégner le spectateur de l’authenticité de leurs sentiments), en remontant sur Paris.
La « fête » n’est plus du tout la même qu’à l’acte 1 : panneaux agressifs extérieurs avec positions sexuelles en néons colorés, invités déguisés de manière ostentatoire et souvent vulgaire, Alfredo très ivre, qui joue au poker sur grand écran électronique, chœurs des bohémiennes et des toréadors assurés par les invités du bal dans un très bel ensemble.
Pour l’acte 3, les textos ont disparu. Violetta va mourir. Elle délire et se remémore les belles scènes de son passé, imagine la présence d’Alfredo, revoit les murs couverts de roses de la boite de l’acte 1, mais des flammes inquiétantes éclairent la scène par intermittence, la place des Pyramides mais plus rien n’y vit.
Retour d’Alfredo puis de Germont père, le projecteur central n’éclaire plus que le lit de douleur de Violetta qui se relève, veut sortir, ne peut pas, s’écroule dans un dernier « Gran Dio, morir si giovine » alors que retentissent les derniers accords grandioses de l’orchestre.
Voilà ce qui agite le tout-Paris lyrique (sourire).
L’avantage évident de cette mise en scène est sa simplicité et son universalité. Elle parlera tout autant à son public cible à Milan qu’à Moscou, les réseaux sociaux ont la même facture partout, ayant eux-même une vocation internationale. 
Elle modernise le mythe de la Traviata et valorise la partition qu’elle respecte scrupuleusement.
Et c’est une vraie satisfaction que d’entendre rétabli par exemple, la cabalette de Germont père à l’acte 2 dans sa confrontation avec Alfredo, quand il tente de consoler son fils et d’apaiser sa fureur, très bel air virtuose dont les variations rompent avec le côté par trop solennel du « Di Provenza il mar » qui précède.

Michele Mariotti est particulièrement à l’aise avec cette partition intégrale dont il valorise chacune des inflexions ou changement de style sans exagérer les effets dramatiques mais en laissant monter le drame jusqu’à l’explosion finale avec talent. Un vrai bonheur qui contribue très largement au succès de la représentation. C’est d’ailleurs Mariotti qui fut le vainqueur à l’applaudimètre ce dimanche après midi.
Chœurs d’une part, ensemble d’autre part, notamment le magnifique largo concertato qui termine l’acte 2 annonçant la fin tragique irrémédiable, sont de la plus belle eau. O miracle (car ce n’est pas toujours le cas…) dans une polyphonie parfaite, on entend toutes les voix des solistes et leurs différentes partitions, c’est l’un des plus beaux moments de la Traviata et sa perfection n’est pas pour rien dans la « préparation » du spectateur à l’acte final.


La Violetta de Pretty Yende est à l’image de cette belle soprano sud-africaine qui ne m’a jamais laissée indifférente dans tous les rôles où je l’ai vue : Rosine du Barbier à Bastille, Teresa de Benvenuto Cellini toujours à Bastille, Norina de Don Pasquale à Garnier, Adina de l’Elisir d’amore à Munich.
La voix est légère mais elle sait prendre du corps dans les moments dramatiques et les vocalises sont aussi pétillantes que des bulles de champagne, ses aigus bien amenés et réussis. Pretty Yende affronte le rôle avec courage et détermination, terriblement véridique en icône de son époque, allure et style conforme à ce que voulait Verdi : que sur scène, ses personnages soient habillés comme les spectateurs. L’acte 1 la voit parfois un peu précautionneuse mais toujours très crédible, son « È strano... Ah fors'è lui.. » est déjà bouleversant. A l’acte 2, elle est tout simplement admirable, jeune femme moderne qui accepte de se sacrifier, on sent ses hésitations sous la pression de Germont père, puis sa résignation fatale, et la scène où Alfredo arrive tout content la surprenant tandis qu’elle écrit sa lettre de rupture est un « must » musicalement comme scéniquement.
Mais c’est évidemment à l’acte 3 qu’elle montre tout son talent. Petite voix ? Non, certainement pas, timbre fruité et voix aérienne mais qui sait prendre des profondeurs dramatiques et assurer des crescendos impressionnants qui balayent tout sur son passage. De l’Addio del Passato » au cri final où elle parcourt toute sa tessiture avec brio, elle vous accroche et ne vous lâche plus. Magnifique tout simplement. Une vraie incarnation d’une Violetta de son temps, de notre temps.
Ces dernières années, je n’ai pas croisé de bon Alfredo, à tel point que je me demandais s’il en existait encore. Généralement les ténors (pourtant réputés) que j’ai vus, réussissaient soit l’Alfredo du début (jeune homme timide, chant essentiellement lyrique), soit celui de la fin (en colère, hargneux même avant d’être désespéré, chant aux accents beaucoup plus héroiques) mais pas les deux. Benjamin Bernheim est enfin un vrai Alfredo au chant viril et puissant mais pas monolithique du tout, avec beaucoup de nuances, de très belles et longues phrases musicales et un énorme travail sur la coloration des notes pour donner du sens à son chant. Il donne toutes les facettes de son personnage le faisant évoluer sous nos yeux, parfaitement en phase avec la mise en scène qui lui permet d’ailleurs de valoriser cet aspect de son talent. Comme Pretty Yende, il joue très bien et leur couple fonctionne à merveille, on y croit, on est désespéré avec eux, on pleure avec lui…

J’étais en terrain connu (et reconnu) par contre avec le Germont Père de Ludovic Tézier qui avait également fait la première série de la Traviata mise en scène par Jacquot à Bastille. Egal à lui-même le baryton déploie sa voix au timbre magnifique, avec toute l’autorité requise et se paye le luxe d’une magnifique cabalette (que j’entendais pour la première fois dans sa bouche puisque la production Jacquot l’avait coupée) où il peut déployer tout son talent dans le legato verdien. Un vrai régal qu’on aurait bien bissé… et qui a été ovationné. Tout juste peut-on émettre une petite réserve sur son immobilité durant sa confrontation avec Violetta qui, elle, joue en permanence, mais son jeu sera plus fluide par la suite notamment dans la scène de la monnaie et dans le final. 
C’est toujours agréable (et la marque des grandes maisons) que d’avoir des comprimari de luxe et c’était le cas : impressionnante Flora de Catherine Trottmann, la bonne Annina de Marion Lebègue, l’excellent Gastone de Julien Dran ou le talentueux Barone Douphol de Christian Helmer. 

Alors voilà, cette Traviata restera dans les annales des multiples mises en scène controversées (lesquelles ne le sont pas ?) ce qui est souvent la preuve de leur inventivité. Quelle que soit l’appréciation que l’on a de celle de Stone, une chose est sûre : le respect de l’œuvre permet une lecture fidèle mais singulièrement rajeunie, d’un opéra si souvent donné qu’il faut sans doute cela pour ressentir à nouveau des émotions qui au fil du temps, s’étaient estompées.


Rien que pour cette séance de très forte émotion, merci à tous…

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