Un trio phénoménal pour un Otello, terre de contrastes, à Munich le 20 septembre

Otello


Giuseppe Verdi
Livret de Arrigo Boito d'après la pièce „Othello“ de William Shakespeare
Séance du 20 septembre 2019 - Opéra de Munich. 

Direction musicale : Adam Fischer 
Mise en scène : Amélie Niermeyer 
Décors : Christian Schmidt 
Costumes : Annelies Vanlaere 

Otello : Jonas Kaufmann 
Jago : Claudio Sgura 
Cassio : Evan LeRoy Johnson 
Roderigo : Galeano Salas 
Lodovico : Tareq Nazmi 
Montano : Milan Siljanov 
Ein Herold : Markus Suihkonen 
Desdemona : Anja Harteros 
Emilia : Katarina Bradić
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

Revoir l’opéra de Munich et l’Otello de Kaufmann, la Desdémone d’Harteros, autant de plaisirs attendus et donnés par cet orchestre, ces chœurs, ces artistes, en tous points exceptionnels et puis avoir, en plus, la bonne surprise d’un Iago vraiment impressionnant. Après cette soirée du 20 septembre qui marquait l’ouverture de la nouvelle saison à Munich, nous resterons durablement impressionés par ce que nous avons vu et entendu sur le plateau et dans la fosse. Un Otello dont le ressort dramatique est formidablement remonté dès les premières mesures et qui sait garder son spectateur dans un état second, lui faisant partager chaque détail de la tragédie. Pas une fraction de seconde d’ennui malgré une mise en scène délibérément intimiste tant nos chanteurs « jouent » chaque détail du drame avec une intelligence musicale et scénique rare. On en sort ereinté. La langue britannique a un mot pour qualifier l’ensemble : « terrific »….qui veut tout à la fois dire formidable, fantastique, énorme, extraordinaire, super…

J’avais écrit lors de la première série de représentations de cette production très dépouillée de Amélie Niermeyer : « Nul besoin d’appuyer par un visuel explicite, le récit musical instrumental et vocal de cette tempête qui déferle sur le rivage tandis qu’on attend le « héros », le guerrier maure Otello, génial stratège et courageux combattant.
Les chœurs sont alors dans l’obscurité sur la scène qui s’éclaire peu à peu, tandis que dans une « petite chambre », Desdemone se désespère assise sur son lit blanc.
Petite cheminée avec feu qui brûle en haut, grande cheminée en bas. Esultate grandiose de Otello-Kaufmann arrivant dans la petite chambre.
Là immédiatement, on comprend que c’est le regard de Desdémone qui détermine la vision des choses, et l’incommunicabilité entre les deux amoureux  éclate au grand jour, comme celle d’un couple que trop de choses séparent au retour du combat du soldat. La petite chambre recule vers le fond de la scène puis disparait derrière un rideau tandis que la scène prend tout le plateau et restera à peu près inchangée dans ce parti pris de huis-clos. Une grande partie grise le "monde d'Otello", lit gris hautes fenêtres vers lesquelles les protagonistes sonderont l’infini, une petite partie blanche, havre de paix, refuge intérieur de Desdemona, lit blanc. L'opposition entre ces deux mondes dure pendant tout l'opéra. Elle est habillée de blanc élégamment, lui de gris tristement. Ils ne parviennent jamais à vraiment se retrouver : il est le plus souvent dans la partie "grise", celle du monde et des complots dont il sera victime, elle l'y rejoint mais retourne sans cesse dans sa petite chambre se réfugier. Où il tentera encore deux fois de pénétrer sans résultat. Quand il l'étrangle dans la partie grise, morte elle est "emmenée" chez elle dans le fond de la scène. Symétrie parfaite : deux cheminées, deux lits, deux fauteuils.... »
J’ajouterai après avoir revu cette mise en scène hier soir 20 septembre, que les participants ont muri leurs rôles et que la présence d’un nouveau Iago a sensiblement modifié quelques aspects.
Plus que jamais le personnage féminin de Desdémone, lumineux, d’une douceur infinie, en belle robe blanche immaculée, semble regarder depuis son havre à l’abri de la fureur des hommes, ceux-ci se battre férocement selon des règles qu’elle ne comprend ni n’approuve mais dont elle sait qu’elle sera la victime expiatoire. L’interprétation d’Anja Harteros rend vain toute comparaison : je ne vois aucune Desdémone incarner comme elle cette douceur qui cache une forte détermination et qui semble ne jamais donner prise à la colère d’Otello.
Plus que jamais Otello est un homme profondément divisé, entre le soldat qui revient de guerre, manifestement très traumatisé et l’homme amoureux, maladivement jaloux qui va se laisser littéralement anéantir par la perversité de Iago. Otello passe sa veste kaki très armée d’Allemagne de l’est et il est soldat, il l’enlève, il est homme. Ce jeu rituel est presque incessant soulignant théâtralement l’incapacité de l’ancine « héros » de redescendre sur terre et de reprendre une vie normale. L’interprétation de Jonas Kaufmann est celle d’un homme en colère, parfois même fou furieux, et cette dimension a été nettement accentuée dans le jeu de l’acteur comme dans le chant du ténor.
Sans aucun des attributs « romantiques » habituellement prêtés au héros de Shakespeare, sans épée, sans cape, sans habits de vive couleur, l’Otello de Munich est un homme victime de ses propres démons et dont la virilité ne s’exprime finalement que par le meurtre de sa femme. Physiquement méconnaissable, Kaufmann qui « naturellement » a la tête romantique de l’emploi, accepte totalement cette métamorphose, l’accentuant presque par des postures qui ne sont pas toujours les siennes, une sorte de ressenti maladif de la malédiction, une colère maladroite et vaine, et surtout un jeu étonnant avec un Iago , géniale incarnation de Claudio Sgura, beaucoup plus diabolique que ne l’était le doux Finley ce qui nous donne un affrontement absolument inoui d’où Otello sortira vaincu, littéralement piqué par le venin d’un serpent.
Ce Iago là est tout à la fois d’une intelligence aigue magnifiquement montrée par l’acteur sur scène face à un Otello brut de décoffrage et à qui il manque de toute évidence, la capacité à s’élever au-dessus de ses sentiments primaires. Iago manipule tout le monde et mène le bal. Claudio Sgura est de très haute taille, très à l’aise sur scène, il domine Otello très rapidement, moralement comme physiquement.
La mise en scène avait été diversement appréciée lors de la création en décembre de l’an dernier, d’aucuns regrettant ouvertement que le « héros » soit si maltraité, d’autres rappelant qu’aussi fort guerrier qu’il ait été, il se montrait bien faible et bien manipulable à son retour au port pour finir en meurtrier.
Je n’avais pas été entièrement convaincue la dernière fois, je ne le suis toujours pas totalement mais c’était sans importance hier tout simplement parce que la direction d’acteurs reste littéralement exceptionnelle et que, comme la salle parfaitement silencieuse et tendue, j’ai été captivée de la première note, ce bouleversant adagio agitato avec glissando des cordes qui symbolise la tempête, jusqu’à la dernière chantée -chuchoté d’une voix rauque- par un Otello agonisant après un final aussi tendu que l’était l’introduction.
Musicalement nous restons au paradis des chefs-d’œuvre.
Adam Fischer a mis sa baguette à l’ombre de celle de Petrenko et nous offre les mêmes contrastes entre les moments dramatiques, forts, colorés, gigantesques et la douceur des airs où l’amour domine. Beaucoup de respects pour les chanteurs qu’il accompagne à chaque instant, notamment dans tous les passages qui nécessitent de brusques changements de tons, qui foisonnent dans Verdi notamment pour le difficile rôle d’Otello.
Otello, œuvre forte, et terre de contrastes pourrait-on dire. Ainsi l’acte 1 se termine-t-il par l’un des plus beaux duos d’amour composé par Verdi et magnifié par l’interprétation magistrale de Jonas Kaufmann et Anja Harteros, qui tiennent du génie quand ils sont ensemble. Le Già nella notte densa est presque murmuré par nos deux amoureux, tout en étant empreint d’une intensité qui annonce le drame, le thème musical on le sait, sera repris après la mort de Desdémona comme un retour nostalgique sur l’affreux dénouement.
A l’inverse, l’acte 2 où l’affrontement se précipite, se termine par le violent et superbe duo entre Iago et Otello « Ciò m'accora… », grand moment « climax » absolument terrifiant de violence et d’engagement des deux protagonistes tandis que telle une tentacule, Iago entoure progressivement Otello de ses grands bras. La montée en force des deux chanteurs ( avec notamment le « sangue, sangue » terrible d’Otello) répond parfaitement à l’accélération et au crescendo de l’orchestre. D’un acte à l’autre, avant l’entracte, nous sommes dans un univers passionnant, passionné et qui va s’accentuer encore dans les deux actes suivants.
Dans une très grande forme vocale, Jonas Kaufmann ne recule devant aucune difficulté, chante avec une puissance et une rage étonnante et beaucoup plus importantes que lors de la création du rôle à Londres, dans une mise en scène, il est vrai, très différente, et nous envoie même un superbe contre-ut « forte » dans le « Quella vil cortigiana » à l’acte 3 !
La montée en puissance des protagonistes se poursuit et franchit encore un cran avec le Dio! mi potevi scagliar tutti i mali de Kaufmann est amer et désespéré, dans une fièvre que le ténor nous communique par son chant rauque, son timbre sombre et cette manière qu’il a de transmettre par la coloration extrême du chant, l’urgence de ses derniers instants de lucidité avant que la folie jalouse ne s’empare de tout son être annihilant sa volonté. Au comble de la colère, l’Otello de Kaufmann va encore monter d’un cran avec le « A terra! Sì, nel livido fango ». 
C’est sans doute à ce moment de l’opéra que la douceur et la résignation de Desdémone est la plus merveilleuse qui soit. La voix aérienne, preque angélique d’Anja Harteros tente de calmer son époux dont la colère est déjà meurtrière. Classe et beauté, la soprano nous offre un portrait saisissant elle aussi, qui atteindra une véritable apogée avec les plus beaux airs de l’œuvre que Verdi a réservé à cette belle âme victime de la folie des hommes : le Piangea cantando nell'erma landa (chanson du saule) entonné par cette voix au timbre superbe (auquel les retransmissions ne rendent pas justice, on ne le dira jamais assez, il faut entendre la divine Anja Harteros en salle). Douceur des aigus sublimes, nuances infinies et en même temps, Anja Harteros comme ses deux compère sur scènes d’ailleurs, ne fait pas du « beau chant » pour faire un numéro de star. Elle interprète le désespoir mêlé d’une profonde angoisse de la femme désormais ouvertement menacée par sa brute de mari jaloux. Suit un Ave Maria qui est tout autant une prière qu’une accusation. 
L’affrontement entre Kaufmann et Harteros, lui l’accusant, elle se défendant, est comme toujours avec ces deux-là un grand moment rempli d’une très forte émotion avec montées crescendo des deux dans un climat d’une extrême violence où aucune des deux ne ménage ses forces tandis que l’orchestre se déchaine jusqu’au cri final de Desdémone assassinée… tandis que l’orage se calme un peu, c’est le magnifique « Calma come la tomba » d’Otello qui s’élève alors de la scène. 
La scène finale est à nouveau d’une agitation extrême (et fort bien interprétée par tous les protagonistes notamment la jeune et surprenante Emilia qui trouve là son plus beau passage), tandis qu’Otello comprend son erreur et se donne la mort. Plateau vide alors, Kaufmann seul, désespéré, monte encore en force avant de s’écrouler, forteresse définitivement vaincu, il meurt la joue écrasée sur le lit « Orror! » puis « un bacio, encora, un bacio… » presque parlé dans son agonie…
L’Otello de Kaufmann n’a jamais été aussi tendu, halluciné, violent, désespéré. Une interprétation qui vous reste longtemps en mémoire et qui diffère sensiblement des grandes références du passé que sont Domingo ou Del Monaco tout en offrant un pouvoir de conviction équivalent pour une lecture différente qui finalement, lui convient très bien vocalement et scéniquement. Sombre personnage (et timbre de bronze) mais angoisses perceptibles à chaque instant, violence des colères et fragilités des dernières syllabes, le fameux « Dédesmona » final, mots heurtés, voix presque tremblante, l’art de Kaufmann c’est tout cela à la fois cette force et ses fêlures sans cesse présentes dans un personnage fortement contrasté.
Le Iago de Claudio Sgura est bien plus adéquat à la rencontre avec Kaufmann et leurs deux personnages se marient superbement. Une bonne surprise que ce baryton, beau timbre, belle variation des styles, tout à la fois retors, rusé et intelligent, capable du legato verdien le plus parfait et de belles montées remplies d'une ironie mordante qui fait mouche : je ne l'avais vu qu’une fois (mais plutôt apprécié) en shérif de la Fanciulla à Paris Bastille il y a quelques années et qui remplaçait Ludovic Tézier, souffrant, qui rate une nouvelle fois cette prise de rôle attendue…
Quant à Anja Harteros elle confirme son adéquation tout à la fois à ce rôle, à cette mise en scène qui l’oblige d’ailleurs à être présente en permanence sur la scène et lui offre une très belle incarnation d’un personnage parfois un peu fallot, et à la rencontre magique avec Kaufmann, bonheur sans cesse renouvelé pour les spectateurs.
Parmi les rôles secondaires autour de ce trio franchement exceptionnel, le Cassio de Evan LeRoy Johnson parait un peu terne et un peu effacé et la scène de l’ivresse, première manifestation de la perversité d’un Iago qui le domine totalement, manque sans doute un peu de relief malgré le beau timbre du jeune ténor. Même remarque pour le Roderigo  de Galeano Salas.  A l’inverse nous avons un Lodovico remarquable avec Tareq Nazmi qui crève l’écran si je puis dire et a été d’ailleurs spécifiquement ovationné aux saluts. Et puis il y a la jeune mezzo Katarina Bradić en Emilia qui nous a gratifié d’un air phénoménal lors du final juste avant la mort d’Otello, quelque chose de rare pour une aussi jeune artiste, magnifiquement chanté et très bien joué avec une force et un désespoir superbe.

L’opéra de Munich rouvrait ses portes sur cette reprise à la veille de l’Oktoberfest. Le public moins international qu’à l’habitude, était manifestement bouleversé. Standing ovation pour tous les artistes pour une soirée exceptionnelle.


Commentaires

  1. Merci, Hélène de ce commentaire vibrant qui donne tant de regret de ne pouvoir assister en salle à cet Otello et console de la très décevante impression laissée par la video retransmise en décembre dernier. Merci de nous donner des nouvelles du fabuleux couple munichois que je n'entendrai décidément pas en direct après le forfait de Mario en mai à Paris. Vous continuerez à être nos yeux et nos oreilles ...

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