Don Carlo en version italienne, impressions d'une Première à l'opéra Bastille

Don Carlo

Opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi (1813-1901)
D’après « Don Karlos, Infant von Spanien » (1787), drame en cinq actes de Friedrich von Schiller (1759-1805), livret en français de Joseph Méry (1797-1866) et Camille Du Locle (1832-1903), traduit en italien par Achille de Lauzières (1818-1894) et Angelo Zanardini (1820-1893).
Direction musicale : Fabio Luisi
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Filippo II : René Pape
Don Carlo : Roberto Alagna/Sergio Escobar
Rodrigo : Étienne Dupuis
Il Grande Inquisitore : Vitalij Kowaljow
Un frate : Sava Vemić
Elisabetta di Valois : Aleksandra Kurzak 
La Principessa Eboli : Anita Rachvelishvili
Tebaldo : Eve-Maud Hubeaux
Una Voce dal cielo : Tamara Banjesevic
Il Conte di Lerma : Julien Dran

Etrange Première pour cette reprise du Don Carlo de Verdi hier soir à Bastille, dans la belle mise en scène de Warlikovski créée il y a deux ans, mais dans la version française d’origine. Le drame est plus resserré en italien qu’en français mais on perd quelques très belles scènes, en particulier à l’acte 4 le fameux serment solennel de Don Carlo devant le cadavre de son ami Posa « Qui me rendra ce mort » est supprimé et la scène est écourtée perdant une partie de son impact dramatique après la mort de Posa.
Sans doute aussi, peut-on noter une prosodie italienne qui « colle » moins bien à la musique verdienne qui a composé cette œuvre pour la version française, et dont on peut souligner le beau langage dans un opéra en « musique continue » c’est-à-dire un des premiers opéras de Verdi qui rompt résolument avec les récitatifs pour proposer des airs en continu en lien avec une tumultueuse musique omniprésente.
Personnellement, avec son Otello, c’est mon opéra préféré de Verdi et s’il est souvent monté ces vingt dernières années, il fut longtemps une denrée rare.
Il faut dire que, pour réussir Don Carlo, il faut 6 grandes voix, un ténor, un baryton, deux basses, une soprano et une mezzo. Chacun a un rôle important et de grands airs complexes.
Et puis il faut une mise en scène inspirée et un chef verdien qui donne les couleurs de ce drame en sachant tout à la fois valoriser les parties orchestrales, dialoguer avec les chanteurs et les chœurs sans jamais couvrir les premiers et en respectant le « rôle » central des seconds.
J’avais déjà longuement parlé de la mise en scène de Warlikowski il y a deux ans, je n’y reviens pas sauf pour redire son adéquation à l’œuvre et son subtil dosage de références à l’Histoire, aux histoires, au cinéma et au théâtre, et son efficace direction d’acteurs.
A son habitude et comme en témoignait Etienne Dupuis dans l’interview qu’il avait accordé lors des premières répétitions de Don Carlo, le metteur en scène de théâtre qu’est Warlikowski est venu dès le début pour adapter son travail à la version italienne d’une part, à ses nouveaux chanteurs d’autre part. Cela se voit, si on excepte le cas très particulier du rôle-titre, et on ne peut que saluer l’efficience de cette production en passe de devenir un classique (après avoir été, comme d’habitude, un peu décriée).
Le chef, Fabio Luisi, quant à lui, est un bon « verdien ». Ses tempos sont parfois un peu rapides mais cela correspond à la nécessité de faire monter la tension dramatique. Il ne couvre jamais les chanteurs, veille sur eux comme le lait sur le feu évitant de mettre en difficulté les plus petites voix du plateau et conduit bien une soirée pourtant complexe à maitriser. 
Tout juste regretterai-je, personnellement, la note finale pianissimo là, où en plein drame, on attend plutôt un « forte » de sortie dramatique. 
La distribution était d’un très bon niveau global à mon goût. 
A l’applaudimètre c’est Anita Rachvelishvili qui se taille la part du lion ou plutôt de la lionne, puisque la grande dame noble d’Espagne amoureuse de Don Carlo et fidèle à la Reine, a pris beaucoup de personnalité dans la vision de la mise en scène. Différente de l’Eboli blonde d’Elina Garança, la belle géorgienne campe plutôt une Eboli un peu sorcière, sombre et vaguement inquiétante. Son « air du voile » a un côté très orientalisé et élégant tandis que son « Don Fatale » est scotchant par sa noirceur et sa force. Les progrès d’Anita Rachvelishvili se mesurent à chacun de ses rôles. Elle est capable d’envoyer des graves redoutables, poitrinés, puissants et de passer des aigus longs, filés, en crescendo ou decrescendo, des pianissimo de rêve démontrant une technique fabuleuse. Certains lui reprochent de ne pas être une véritable Eboli notamment du fait d’aigus une ou deux fois un peu essoufflés après la tornade des graves (pas facile techniquement…) qui rend son chant insuffisamment élégant pour une princesse espagnole. Personnellement, j’ai été bluffée par son interprétation et le contraste avec Elisabetta m’a paru parfaitement fonctionnel et intéressant musicalement comme scéniquement.
Etienne Dupuis nous a offert de son côté un superbe Rodrigo marquis de Posa, tout en legato verdien fort élégant, en nuances divines, créant un beau personnage généreux et idéaliste, plus proche du Posa que nous avait proposé Simon Keenlyside à Londres il y a quelques années, que du Posa au mordant magistral de Ludovic Tézier il y a deux ans. Son affrontement avec le roi prend du coup une dimension phénoménale tant le courage de celui qui sait ce qu’il risque à tenir tête, est littéralement vécu sur scène créant cette fameuse empathie que seuls les très grands artistes savent transmettre.  Sa « mort » en mezza voce très bien maitrisée, dans un souffle pourtant parfaitement audible, a été un grand moment d’émotion de la soirée. Beaucoup de spectateurs ne connaissaient manifestement pas encore le baryton, et l’ont découvert à cette occasion. Manifestement il a été très vite adopté, sans aucun doute du fait de ses talents vocaux et de la forte personnalité que l’on devine dans son interprétation très personnelle du marquis de Posa.
Même si la voix reste petite pour une Elisabetta, Aleksandra Kurzak séduit très rapidement dans le rôle de la reine. Le timbre est clair et limpide comme la jeune fille qu’elle est dans l’œuvre, elle maitrise parfaitement les nuances de la partition, ses aigus sont souverains et elle joue bien. Une prise de rôle très convaincante, énergique et romantique à la fois, même si son dernier air, à l’acte 5, marque une légère fatigue qui l’empêche d’être à son mieux et fait qu’elle recueille sans doute une ovation moins appuyée.
J’ai déjà vu plusieurs fois René Pape en Filippo, notamment dans le Don Carlo mis en scène par Jurgen Rose à Munich. Il a pour lui cette faculté en phase parfaite avec le style d’Etienne Dupuis d’ailleurs, d’élever son personnage au rang d’être humain, rempli de ses propres contradictions et qui, malgré son autorité, montre ses faiblesses. René Pape s’efface tellement derrière son personnage à qui il offre la plus belle des incarnations, qu’il manque de peu le ratage d’une attaque « a capella » au début de l’autodafé alors qu’il joue un Filippo ivre et titubant ce qui donne, incroyablement, encore plus de crédibilité à son formidable personnage.
Et puis il y a son fameux « elle ne m’a jamais aimé », quand il nous révèle, lui, le grand roi, au pouvoir absolu, qui a fait un mariage de raison, qu’il est tombé amoureux de cette petite chose jeune et fragile, qui se consume pour un « autre », son propre fils. Il est là, désabusé, assis dans un fauteuil et toute la peine d’un homme passe dans son désespoir. L’immense ovation qui l’a accueilli a été la récompense de cette implication totale où l’artiste prend tous les risques pour nous « donner » tous les frissons du monde.
Quatre grands interprètes qui chacun à leur manière, nous donnent une véritable interprétation de l’œuvre en phase avec la mise en scène et cet élan général que Verdi a donné à sa composition et qui fait la force du drame qui se joue devant nous.
Malheureusement, et je n’ai volontairement pas commencé par là, ne voulant pas donner l’impression fausse que cette Première aurait été totalement ratée à cause de cela, nous n’avons pas vraiment eu de Don Carlo à la hauteur de l’enjeu : Roberto Alagna qui reprenait  ce Don Carlo, après une dizaine d’années (dernière au MET en 2010), n’a jamais paru dans son « rôle ». Peinant à « placer » sa voix, son premier air souffre d’une absence de justesse et d’un décalage avec l’orchestre qui semble alors, lui-même en légère difficulté. Et surtout, avec un timbre étrange, le ténor chante tout son rôle en mode « forte », très monolithique et sans la moindre nuance. La seule mezzo voce tentée, lors de son duo avec sa mère (où la voix devient rauque) s’accompagne d’un chevrotement. A ce moment là, nous ne savons pas qu’il est grippé (ce qui explique largement a posteriori, sa contre performance) et lors de l’entracte, les commentaires désabusés échangés, parlent plutôt d’un manque de préparation ou d’une difficulté à aborder désormais ce type de rôle, sa voix ayant trop évolué. Mais à la reprise, nous avons l’explication :  il est annoncé qu’en fait, Alagna est grippé, a tenu quand même à chanter mais ne peut pas continuer ( ce que public comprend parfaitement d'ailleurs). 
Sa doublure, le ténor espagnol Sergio Escobar, que j’avais personnellement vu lors d’une répétition de ce Don Carlo, connait le rôle tout comme la mise en scène. Malheureusement, comme lors de la répétition, il craque deux aigus en arrivant, ce qui aisément pardonnable compte tenu des circonstances, ce d’autant plus qu’il a alors la sagesse de ne plus tenter trop « d’effets » et de se contenter de chanter (en gros). Son style verdien et son timbre qui quand il n’est pas « forcé » est plutôt joli, calme le jeu et les émois créés par deux Don Carlo guère à la hauteur du reste de la distribution. Mais bon, la magnifique scène de l’acte 5, n’est pas vraiment à la hauteur des attentes et on est loin, très loin, de la sublime interprétation d’il y a deux ans pour le coup… 
J’ai trouvé le Grand inquisiteur de Vitalij Kowaljow sombre et inquiétant à souhait avec ses lunettes noires de mafieux et l’affrontement entre les deux basses est un grand moment d’opéra comme cette oeuvre en comporte pas mal même si lors de cette Première. 
Les rôles secondaires sont de grande qualité :  mention spéciale au moine de Sava Vemić (qui a une très belle voix !), au Tebaldo de Eve-Maud Hubeaux et au Conte di Lerma de Julien Dran.
Enfin tous mes compliments aux magnifiques chœurs de l’opéra de Paris qui ont un rôle central et nous donnent une très belle interprétation forte et impressionante.
Une belle soirée, donc, malgré tout, et c'est la loi du spectacle vivant... un art très exigeant pour les artistes et qui laisse place à l'imprévu. Souhaitons un prompt rétablissement à Roberto Alagna !

Photos : Vincent Pontet, site de l'ONP.

Entretien avec Etienne Dupuis, 10 octobre
http://www.odb-opera.com/joomfinal/index.php/les-dossiers/48-les-chanteurs/323-entretien-avec-etienne-dupuis-le-baryton-de-montreal
https://passionoperaheleneadam.blogspot.com/2019/10/il-sera-posa-bastille-dans-don-carlo-de.html 


Final de Don Carlos, version française, Bastille 2017, retransmission ARTE.

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