Forêts profondes et ensorcelantes - Superbe mise en scène et très belle distribution pour ce Freischütz de Weber au TCE

Der Freischütz

Carl Maria Von Weber
Création : Berlin, 1821
Livret du poète Johann Friedrich Kind d'après un conte populaire germanique

Laurence Equilbey direction 
Clément Debailleul et Raphaël Navarro (Cie 14:20) mise en scène 
Valentine Losseau (Cie 14:20) dramaturgie 
Clément Debailleul coordination artistique et vidéo 
Aragorn Boulanger chorégraphie 
Siegrid Petit-Imbert costumes 
Elsa Revol lumières
avec
Stanislas de Barbeyrac Max
Johanni Van Oostrum Agathe
Chiara Skerath Ännchen
Vladimir Baykov Kaspar
Christian Immler L’Ermite
Thorsten Grümbel Kuno
Daniel Schmutzhard Ottokar
Anas Séguin Kilian
Clément Dazin Samiel
Insula orchestra 
Accentus direction Frank Markowitsch

Première du 19 octobre 2019 au Théâtre des Champs Elysées
Cette oeuvre a été écrite par Weber après qu'il ait vu une représentation du Fidelio de Beethoven et la filiation musicale (jubilatoire) est assez évidente. Mais, comme pour son Oberon, Weber donne la mesure de sa puissance romantique, par ses thèmes (place au peuple, rôle central des choeurs, hommes, femmes, solistes, chants ou cris, oppositions entre les paysans et les chasseurs, récits de légendes populaires, place de la nature, fautes, crimes et rédemption), comme par la puissance orchestrale de l'ensemble.
Cette oeuvre annonce Berlioz (qui en fera d’ailleurs une version française en 1841) ou Tannhauser et les Meistersinger de Wagner (le jeune Wagner s’était d’ailleurs emballé pour les opéras de Weber).
Weber compose ses opéras à l’époque où triomphe l’opéra italien de Rossini. Il s’en affranchit très nettement (et s’y oppose très fortement) en affirmant finalement une nouvelle orientation thématique et musicale qui donnera ensuite la grande lignée du romantisme allemand. 
Cela concerne les thèmes : la nature fantastique, la forêt profonde, touffue d’une part et, d'autre part, la magie noire représentée par le rituel diabolique de Kaspar à la Gorge aux Loups, véritable sorcellerie. (Pour obtenir les balles magiques, il mélange « du plomb, puis de la poudre de verre d’un vitrail d’église, un peu de vif-argent, trois balles qui ont déjà touché, l’œil droit d’une huppe et l’œil gauche d’un lynx ».).
Mais cela concerne aussi le style musical qui tourne le dos aux grands airs valorisant les chanteurs insérés entre deux récitatifs. Là, à l’inverse, peu de grands airs, une continuité de style, des duos et des ensembles soignés et un rôle important des chœurs. On peut ajouter l’empreinte importante des cuivres, des solos de bois ou de cor, et des percussions créant une atmosphère d’angoisse.
En 2015 dans cette même salle du TCE une version concert avait été donné avec un orchestre contemporain, l’orchestre philharmonique de Hambourg sous la direction de Thomas Hengelbrock. Il est incontestable que l’on a davantage dans l’oreille du Beethoven et du Weber donné avec la force et la puissance des instruments actuels que ce retour aux sources proposé ce soir par Laurence Equilbey et il faut bien le dire, de ce point de vue, on craint le pire lors de l’ouverture (célèbre) de ce Freischütz quand les cors sonnent faux à plusieurs reprises et que les cordes sont un peu faibles peinant à donner l’élan nécessaire qui doit sonner aux oreilles du spectateur. L'orchestre devrait être autrement doté en fortes sonorités contrastées qui approchent bien davantage, à mon goût, cette orchestration qui souligne avec force les thèmes musicaux, leitmotivs de l’histoire et des personnages dont Wagner s’inspirera pour la structure de ses propres ouvertures.
Cela s’arrange par la suite (non sans quelque retour aux couacs assez agaçants) mais je n’ai pas été éblouie par la direction de Laurence Equilbey ni par sa formation Insula orchestra. A sa décharge une acoustique qui étouffe les sons et peut-être un problème de rodage de Première.
La compagnie 14 :20, l’une des formations théâtrales les plus prometteuses, était à la mise en scène. Elle nous proposait une lecture poétique de ce conte allemand plongeant dans les profondeurs mystérieuses de la forêt noire s’appuyant tout à la fois sur de magnifiques vidéos que sur des « effets » surnaturels très réussis : les artistes s’envolent gracieusement, retombent sur le sol comme un film au ralenti, les « balles » sont autant de lumières façons lucioles, les jeux d’ombres et de lumières se succèdent, nous avons des pantomimes et des hologrammes, on se prend au « jeu » et il nous semble que, comme jamais, on pénètre au fin fond de cette forêt. Le final, qui comme beaucoup d’autres passages, évoque furieusement celui de Fidelio, s’accompagne d’un magnifique effet scénique d’apparition de l’eau au pied des chanteurs.
Le personnage maléfique de Samiel, (Clément Dazin impressionnant dans un rôle parlé), le « chasseur noir », tel l’âme damnée du récit initiatique de ce Freischutz, est sans cesse sur scène, joué par un comédien tout vêtu de noir, que les autres ne voient pas en général et qui forme une inquiétante présence permanente.
Les dialogues parlés (en allemand comme il se doit) sont rétablis et s’insèrent correctement entre les airs chantés même si on peut regretter une sonorisation un peu forte.
On a là en tous cas, une représentation très fidèle au livret (contrairement à la version concert donnée en 2015 qui avait supprimé totalement ces dialogues et introduit des poèmes rajoutés), esthétiquement très poétique et ma foi, plutôt favorables aux voix des chanteurs et au déploiement du chœur, parfois visible, parfois dans l’ombre.

Côté voix, le plateau m’a paru très homogène et globalement de bonne qualité, dans ce style qui se situe assez près du Mozart de la Flûte enchantée (Weber est d’ailleurs le cousin de sa femme) mais s’inspirant aussi des qualités très particulières du Fidelio de Beethoven.
Mon coup de cœur ira l’Agathe de Johanni Van Oostrum que j’ai trouvée tout simplement merveilleuse : très beau timbre, vocalises très bien maitrisées, émotion à revendre et simplicité touchante du personnage. Son « Leise, leise from Weise » est sublime.
Stanislas de Barbeyrac, pour sa prise de rôle, campe un Max à la silhouette juvénile qui fait immédiatement penser à son Tamino mais la comparaison s’arrête presque là. La voix s’est corsée et assombrie depuis la Flûte et l’aisance dans le grave et le médium lui permet de très belles réussites dans ce personnage romantique. J'aurais peut-être une petite réserve pour le fameux et célébrissime « Durch die Wälder, durch die Auen » où les aigus « en trompette » qu’exige le rôle ne sont pas assénés avec suffisamment de confort. Mais une première reste une première et pour tout le reste, chapeau bas, le rôle est difficile et exigeant et venant juste après sa magnifique prestation dans les Indes Galantes, on s’incline d’autant plus sans réserve. Cela situe désormais Barbeyrac dans la lignée des "wagnériens lyriques" et rien ne lui interdit de penser, après ce Max, à Florestan d'une part, à Parsifal ou Lohengrin d'autre part...Belle diction en allemand et maitrise de la prosodie très particulière de cette langue.
Chiara Skerath est une délicieuse Ännchen dans ce rôle de soprano léger où finalement sa voix n’est pas si légère que cela et, surtout a le mordant nécessaire. J'aime beaucoup cette artistes qu'on voit de temps en temps dans Gluck ou Mozart (mais aussi dans Debussy) et qui a toujours énormément de grâce et de style dans le chant.
Vladimir Baykov est un puissant et remarquable Kaspar. Je crois que je n’avais jamais entendu ce baryton-basse, habitué de Hambourg, c’est un chanteur à suivre. Son Hier im ird’schen Jammertal » avait une prestance vocale impressionnante.
Tous les autres rôles sont  bien tenus de Christian Immler en Ermite à Thorsten Grümbel en Kuno en passant par l'excellent Daniel Schmutzhard en Ottokar (baryton que j’ai entendu de multiples fois en Allemagne) et le surprenant et remarquable Anas Seguin (belle présence scénique en plus !) en Killian.
En bref, une belle soirée suffisamment mystérieuse et envoûtante pour faire oublier les individus qui se sont permis de huer la mise en scène.







A noter 
Photos Vincent Pontet
Production déléguée Insula orchestra
Coproduction Théâtre de Caen / Les Théâtres de la Ville de Luxembourg / Opéra de Rouen Normandie / Ludwigsburger Festspiele / Théâtre des Champs-Elysées / Cie 14:20
En collaboration avec l’ENSATT
En partenariat avec france.tv
Ce spectacle fait l’objet d’une captation pour Arte
Diffusion sur Arte et Arte Concert en 2020
France Musique diffuse cet opéra le 9 novembre à 20h

Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire