La séduisante carte de visite de Benjamin Bernheim : un nouveau CD de très grande qualité

Benjamin Bernheim
A selection of famous romantic arias
PKF - Prague Philharmonia
Emmanuel Villaume

Ce premier CD « solo » est à l’image de Benjamin Bernheim, la magnifique "carte de visite" d'un jeune ténor qui a la chance de pouvoir disposer d'un enregistrement assez complet pour présenter l'étendue de son répertoire actuel en italien, français et même un peu en russe. Un premier enregistrement  est pour un artiste lyrique un peu le rendez-vous de toutes les chances et de tous les dangers. 
Benjamin Bernheim, lui, a déjà une notoriété incontestable, dans plusieurs rôles qu'il a déjà chantés dans quelques prestigieuse maisons d'opéra comme Paris, Londres, Salzbourg, Zurich et à présent Munich. 
Mais là aussi, la palette proposée et l'égale maitrise est impressionnante.
En commençant par le fameux air de Werther « Pourquoi me réveiller, O souffle du printemps », Benjamin Bernheim fait un choix d’entrée de jeu séduisant : c’est un rôle où on l’attend et où l’on sait qu’il ne décevra pas et marquera sans doute le rôle romantique et tragique du jeune héros suicidaire de Goethe que Massenet a si bien mis en musique.
L’intériorisation du personnage déchiré mais déjà décidé à cette étape de l’œuvre quand, sur la requête de Charlotte qui s’interdit d’aimer ce poète déraisonnable, il « récite » le fameux « Lied d’Ossian », est magnifiquement rendue par le ténor dont la belle voix s’enrichit désormais d’une palettes de couleurs très séduisante tout en gardant cette précision parfaite dans le rythme.
Presque trop parfaite, osera-t-on dire, sans douter une minute que sur scène, la fièvre sera plus perceptible encore (il faut un peu perdre pied…) que dans un studio d’enregistrement.
Mais outre la perfection de la diction, il faut apprécier à sa juste valeur l’élégance du chant notamment dans le fameux aigu « forte » du « réveiller-er » amené avec toute la grâce nécessaire pour ne pas être « hurlé », suivi d’une mezzo voce de rêve sur « O souffle du printemps ». Elégiaque à souhait, le chant de Benjamin Bernheim atteint la perfection sur la longueur du souffle déployé sur le second « Pourquoi me réveiller », aigu longuement tenu et final avec une infinie grâce. 
Douceur aussi dans le deuxième choix où l’air célébrissime de Donizetti « Una furtiva lacrima » est négocié dans un style lyrique au tempo assez lent, sans recherche d’effets particulier, en laissant agir la musique et rien que la musique, servie par ce très beau timbre auquel l’enregistrement de DG rend justice d’ailleurs sans jamais en exagérer artificiellement les caractéristiques. Benjamin Bernheim n’est pas un chanteur belcantiste, il excelle dans le répertoire lyrique où il évolue tranquillement vers le romantisme. Cet air lui convient par l’intériorisation qu’il lui donne sans affectation et la grâce avec laquelle il négocie le final et la vocalise qui précède la dernière phrase, très émouvante. 
Le « Roméo » de Benjamin Bernheim est agréable à écouter tant rien n’est jamais forcé dans la manière dont le ténor déploie ses longues phrases musicales, tenant ses notes et n’hésitant pas à moduler, colorer, nuancer, usant de son instrument sans la moindre difficulté. 
Mais c’est dans la Traviata que l’on retrouve le plus, l’amoureux qu’il a été récemment sur scène avec un très grand pouvoir de conviction et d’émotion. Pourquoi avoir coupé la cabalette de l’air ? Cela reste un mystère que l'on regrette un peu :  l’excitation verdienne vient aussi de la richesse de cette reprise, qui permet au jeune Alfredo de transmettre avec fièvre l’ardeur de ses sentiments, qu’il finisse ou non sur un contre-ut. Benjamin Bernheim sans être le roi des contre-notes prouve d’ailleurs avec l’air de Faust un peu plus loin, qu’il peut parfaitement donner cette note qui n’est pas écrite dans Verdi mais, par habitude, produit toujours le plus bel effet…
Mais on est à nouveau totalement et sans réserve, et plus encore, conquis par son « Lenski », le fameux « Kuda, Kuda », cet air tragique et nostalgique d’un héros romantique bafoué par le cynisme de son meilleur ami qui a détruit son amour et qu’il s’apprête à défier dans un duel où il trouvera la mort. Outre une diction en russe enviable et une prosodie parfaitement maitrisée, c’est avec une audace bien agréable à l’oreille, que Benjamin Bernheim nous propose cet aperçu d’un rôle qu’avec celui de Werther, on a hâte de l’entendre interpréter entièrement. Et il trouve pour le final les accents déchirants sur un decrescendo ralenti suivi d’un crescendo subtil et fort bien négocié sur les dernières notes. 
Dans les deux airs de Rigoletto, il campe un « duc » un peu moins convainquant en studio, à qui il manque peut-être la fantaisie et la désinvolture du personnage, il reste un peu « sec » malgré, comme toujours de très beaux phrasés, il n’y a pas l’élan et "l’italianité" insolente nécessaire au rôle. C’est un rôle qu’il chante avec talent en ce moment sur le plateau de Munich où il fait ses débuts (et les photos le montrent beaucoup plus désinvolte d'ailleurs) et nous n’avons pas de doute sur la probité et la classe de son engagement, mais le rôle, à notre avis, n’est pas ce qui lui convient le mieux, question de tempérament sans doute. C'est, malgré tout, très soigné et irréprochable.
Le Des Grieux du Manon de Massenet, semble par contre écrit pour lui tant il caresse les mots avec une douceur magique, et toujours son infini sens des nuances parfaitement illustré dans sa manière de prononcer juste le nom de « Manon »…
Jolie surprise avec les deux morceaux suivants extraits de Lucia di Lamermoor, exécuté avec vigueur, autorité et détermination. Amusant d’ailleurs d’avoir à ce point joué sur l’opposition entre Massenet et Donizetti et à l’intérieur du « Tombe degli avi miei, 
l'ultimo avanzo» sur les contrastes des sentiments désespérés qui traversent Edgardo à l’acte 3. C’est finement exécuté et très émouvant là encore.
Pas de problème avec l’opéra français comme le confirme l’air de Faust (Gounod) finement ciselé avec son suraigu qui arrive comme naturellement, avec une maitrise qui prouve que le ténor fait un peu ce qu’il veut avec sa voix dont le timbre est pur et particulièrement élégant.
On admirera la justesse et la précision du chant, et comme toujours, le soin extrême apporté à chaque instant. 
Les deux extraits de Luisa Miller sont moins convainquants disons le franchement. Là Benjamin Bernheim semble puisser dans ses réserves et met sa voix en légère insécurité à quelques petites reprises dans le « O fede negar potessi » qui nécessité quelques poussées « spinto ». Le deuxième air beaucoup plus lyrique, « quando le sere al placido », lui convient bien mieux et il retrouve une plus grande stabilité alliée à son beau timbre et à son sens des nuances qui fait merveille une fois encore.
Là encore la coupure des cabalettes ne semble pas justifiée et on regrette un peu ce choix qui fait naitre une petite frustration dans ce répertoire verdien.
Le « Dante » de Benjamin Godard comme décidément tous les airs d’opéra français qui compose cet opus, lui convient merveilleusement. La douceur des mélodies permet à sa voix de varier les couleurs, la lenteur sur le premier air puis la précipitation du rythme sur le deuxième, avant les longues notes tenues pour exprimer tout à la fois la fièvre, l’amour, la détermination.
Le Faust de Berlioz cette fois, et ce superbe « Nature immense » de la Damnation, quel choix magnifique pour (presque) terminer le CD. C’est bien là que l’on apprécie le plus l’immense talent du ténor, dans ces airs où il peut déployer toute la palette de ses sentiments romantiques ce qu’il fait merveilleusement bien et dans un français soigné et parfait.

J’aurais vu avec plaisir le CD se terminer ainsi après avoir ouvert avec le Werther. Non que l’air de Rodolfo dans la Bohême soit mal interprété, bien au contraire, c’est une merveille, mais parce que dans un CD aussi riche, l’unité dominante dans l’exceptionnel, reste pour moi, tous ces airs de l’opéra français auxquels le ténor apporte sa forte personnalité.
Mon deuxième « regret » sera l’impasse faite sur le répertoire allemand où pourtant Benjamin Bernheim a déjà une expérience intéressante et une interprétation de l’Air du Graal qu’il donne en récital, fort réussie. Mais attendons les enregistrements suivants !
Soulignons enfin que Deutsche Grammophon a offert à son nouveau ténor vedette un bel écrin avec le Prague Philharmonia dirigé par Emmanuel Vuillaume et quand les dernières notes s’éteignent, la beauté de l’ensemble reste gravée dans l’oreille.
Je n’ai volontairement donné aucune comparaison même si Benjamin Bernheim m’a parfois fait penser à tel ou tel ténor parce que, indubitablement, il s’agit bien de sa marque personnelle et de ses qualités propres. 
Bravo et merci pour le voyage.


Détail :
Jules Massenet (1842 - 1912)
Werther
Act 3
1."Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps?"

Gaetano Donizetti (1797 - 1848)
L'elisir d'amore
Act 2
2."Una furtiva lagrima"

Charles Gounod (1818 - 1893)
Roméo et Juliette, CG 9
Act 2
3. "L'amour! l'amour! oui, son ardeur a troublé"
4. "Ah! lève-toi, soleil!"


Giuseppe Verdi (1813 - 1901)
La Traviata
Act 2
5."Lunge da lei"
6."De' miei bollenti spiriti"

Pyotr Ilyich Tchaikovsky (1840 - 1893)
Eugene Onegin, Op. 24, TH 5
Act 2
7.Introduction to Lensky's Aria
8."Kuda, kuda, kuda vi udalilis" (Кудакудакуда вы удалились)

Giuseppe Verdi (1813 - 1901)
Rigoletto
Act 2
9."Ella mi fu rapita!"
10. "Parmi veder le lagrime"

Jules Massenet (1842 - 1912)
Manon
Act 2
11."Instant charmant"
12.En fermant les yeux

Gaetano Donizetti (1797 - 1848)
Lucia di Lammermoor
Act 3
13. "Tombe degli avi miei"
14."Fra poco a me ricovero"

Charles Gounod (1818 - 1893)
Faust, CG 4
Act 3
15."Quel trouble inconnu me pénètre?"
16. "Salut! Demeure chaste et pure"

Giuseppe Verdi (1813 - 1901)
Luisa Miller
Act 2
17."Oh! fede negar potessi"
18."Quando le sere al placido"

Benjamin Godard (1849 - 1895)
Dante, Op. 111
Act 1
19."Ah! De tous mes espoirs"
20."Tout est fini"

Hector Berlioz (1803 - 1869)
La Damnation de Faust, Op. 24, H 111
Pt. 4
21."Nature immense, impénétrable et fière"

Giacomo Puccini (1858 - 1924)
La Bohème
Act 1
22. "Che gelida manina"

CD Deutsche Grammophon – sorti le 8 novembre 2019

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