Magistrale descente aux enfers dans Die Tote Stadt à Munich

Die tote Stadt


de Erich Wolfgang Korngold 
sur un livret du compositeur (sous le pseudonyme de Paul Schott) et de son père d'après le roman Bruges-la-Morte (1892) de Georges Rodenbach.
Création en décembre 1920 à Hambourg
Création française en 1982 au TCE.

Direction musicale : Kirill Petrenko
Mise en scène : Simon Stone
Dramarturgie : Maria-Magdalena Kwaschik
Décors : Ralph Myers
Costumes : Mel Page
Lumières : Roland Edrich
Choeurs : Stellario Fagone

Avec
Paul Jonas Kaufmann
Marietta/Die Erscheinung Mariens Marlis Petersen
Frank/Fritz Andrzej Filonczyk
Brigitta Jennifer Johnston
Juliette Mirjam Mesak
Lucienne Corinna Scheurle
Gaston/Victorin Manuel Günther
Graf Albert Dean Power

Kinderchor Kinderchor der Bayerischen Staatsoper
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

Séance du 22 novembre
L'oeuvre d'Erich Korngold, bien qu'écrite dans sa prime jeunesse, est musicalement extrêmement puissante : écriture "serrée" qui ne laisse aucun temps mort, orchestration riche et variée, "traduction" musicale originale de chaque étape de cette longue descente aux enfers, moments "climax" presque tonitruants suivis d'une douceur lyrique de style "Lied". 
La partition, et singulièrement la "partie" chantée par le ténor, Paul, autour de qui tourne toute l'histoire, évoque tout à la fois celle de l'Empereur dans Die Frau Ohne Schatten de Strauss, le Chant de la Terre de Mahler (qui semble presque un pré-requis pour dominer ce satané rôle) et ... West Side Story (enfin dans ce cas précis, évidemment, l'inspiration a marché dans l'autre sens !).
Le challenge est lourd pour le ténor dont Korngold semblait d'ailleurs relativement ignorer la difficulté, puisqu'il doit sans cesse passer un style à l'autre, chanter en force et dans les aigus, puis laisser entendre une suave poésie romantique avant de repartir à l'assaut d'un orchestre luxuriant qui semble s'enrichir sans cesse de nouveaux instruments.
Le double rôle de Marietta/Marie relève plutôt des exigences vocales (et scéniques) de Lulu et n'est guère plus aisé même s'il est plus "régulier" sur l'ensemble de l'oeuvre et moins heurté.
Si on ajoute le travail de Simon Stone dans cette magnifique mise en scène où il n'utilise volontairement aucun artifice style video pour décrire les fantasmes de plus en plus obsessionnels de Paul pris dans la tourmente de ses souvenirs dramatiques et de son fétichisme morbide, on reste un peu sans voix devant le labeur presque surhumain accompli ce soir là, sous nos yeux, par les artistes qui ne restent pas en place une seconde.
C'est l'histoire d'un jeune veuf, qui cultive religieusement les reliques de son aimée disparue prématurément, Marie, dans un petit cagibi aux murs tapissés de ses photos. Paul garde notamment la longue tresse de cheveux de la morte qu'il a coupée sur dans son cercueil et qu'il expose avec les portraits de son amour. Stone transpose une histoire sans âge particulier, de nos jours : Les cheveux sont donc ceux de la dernière perruque que portait Marie, morte d'un cancer dans la fleur de l'âge. Il croise le sosie de Marie dans les rues de Bruges et l'invite chez lui.
L'opéra commence alors que Franck, ami de Paul, montre à Brigitta, sa bonne, la belle maison blanche, intérieur élégant et immaculé, où Paul s'enferme avec son passé, ayant fait de sa demeure, le temple du souvenir. Il a invité la jeune Marietta, petit manteau rose, petite robe imprimée, jambes nues, qui circule à vélo, fascinée par sa ressemblance avec Marie.
Il lui offre des fleurs, la fait chanter le fameux air nostalgique « Glück das mir verblieb » et tout bascule. Stone joue alors exclusivement sur l’affreux cauchemar peuplé de fantasmes qui envahit Paul et entraine une hypothétique Marietta dans la valse des outrances. Elle veut prendre la place de Marie, elle envahit son intérieur propret et chic pour en faire un lupanar, elle amène ses amis avec qui elle répète le rôle d’Hélène dans Robert le diable de Meyerbeer, elle détruit les souvenirs de Marie, il est attiré par elle, veut faire l’amour avec elle, est malade de jalousie, malade de se rendre compte qu’elle pourrait remplacer un fantôme, malade de perdre sa raison d’exister, il la tue…
On imagine alors dans quel paroxysme le spectateur se trouve, littéralement entrainé dans un tourbillon de gestes, de chants, de couleurs, de lumières, quand tout redevient … comme avant, comme au début, la jolie maison proprette, la mignonne Mariette qui repart avec son petit manteau rose et son petit vélo et Paul, éreinté qui décide alors de tout brûler et de quitter Bruges sur un dernier air…si désespéré qu’il vous arrache des larmes avant l’ovation libératrice pour autant de talents réunis, autant d’émotions ressenties, autant de sens donné.
Le jeu des lumières est également très étudié, épousant de manière presque maniaque les évolutions d'une partition très riche et très changeante.
Bref on entre dans l'histoire et on en ressort, éreintés à notre tour, lessivés, comme submergés par un trop plein d'émotions.
Et tout cela ne serait rien sans l'incroyable jeu d'acteurs des artistes, au premier chef du couple parfait "Kaufmann/Petersen" qui allient perfection dans le chant avec jeu scénique exceptionnel.
C'était une prise de rôle annoncée depuis quelques années déjà pour Jonas Kaufmann : il l'a soignée, l'a longuement préparée, le résultat est proprement sidérant. Il incarne ce Paul torturé sans aucune hésitation, plonge dans le personnage, l'habite littéralement et nous le rend si familier qu'on pleure avec lui son amour définitivement perdu lors du tableau final. 
Il domine musicalement une partition meurtrière, où parfois l'on se demande quand il reprend sons souffle surtout quand la mise en scène le fait monter plusieurs fois sur une table pour finir trébuchant, s'étalant de tout son long, se relevant, jetant Marietta sur le lit, chant toujours plus fort, plus hargneusement, avec son timbre tout à la fois sombre et expressif, dans une scène hallucinante qui précède le final et le "Lebe Wohl mein treues Lieb". Sa tonicité physique et la beauté de son chant rappellent ses exploits dans cette même salle pour une Forza inoubliable et l'accueil presque hystérique que lui réserve le public, est à la hauteur de cette magnifique performance. Ajoutons peut-être qu'à son habitude il cherche la difficulté extrême, teintant régulièrement son chant des nuances mezzo voce, des crescendo et decrescendo dont il a le secret, rendant son interprétation unique.
Marlis Petersen qui fut une Lulu remarquée ici même à Munich, n'est pas en reste, ni en talent "complet", ni en ovations méritées à l'issue de son étonnante prestation. Elle est une Marie/Mariette surtout, tonique et dynamique, qui ne reste guère en place, se déplace comme la danseuse qu'elle est, avec une grâce infinie, évoque la jeunesse et l'insouciance avec un naturel confondant, saute partout (y compris sur le lit) tout en chantant, nous offrant un très joli timbre jamais "forcé", malgré les difficultés de la partition, et forme avec Kaufmann, un couple idéal tant dans le contraste recherché que dans l'attirance réciproque qui peuplent ce cauchemar éveillé.
Les autres rôles sont bien tenus notamment le  Franz du baryton Fritz Andrzej Filonczyk qui a l'abattage nécessaire et ne ménage pas non plus ses forces pour entrer dans le tourbillon de la mise en scène et de la musique. Placide et talentueuse Brigitta de Jennifer Johnston qui impressionne dès l'ouverture de l'opéra par sa voix chaude et son chant très nuancé.
Les quatre petits rôles notamment celui du comte d' Albert Dean Power (qu'on voit souvent ici) sont au niveau de qualité habituelle à Munich.
Et puis il y a bien sûr le discret deus ex machina de l'ensemble, le génial Kiril Petrenko qui embrasse rituellement son ténor et complice Kaufmann lors des saluts, qui reçoit, comme toujours, l'ovation la plus appuyée, et qui nous a dirigé cette Ville Morte avec son habituel talent d'orfèvre des notes, des instruments et des voix, attentif à tous et à chacun, ménageant quelques spatialisations des cuivres, donnant une très impressionnante "stéréo" sans doute accentuée par la disposition des instruments dans la fosse, le tout pour agrémenter la folie sur scène, d'un déchainement de sons phénoménal et parfaitement en phase.

C'était un événement dès la Première abondamment saluée par la presse germanique unanime (ce qui n'est pas si fréquent) et par les grandes chaines de télévision et de radio.
La deuxième séance confirme l'exceptionnel....
On a aussitôt envie d'y retourner...


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