Le bouleversant Fortunio de Cyrille Dubois dans une mise en scène et avec une direction musicale formidables

Fortunio


André Messager

Comédie Lyrique en quatre actes. 
Livret de Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers d'après "le Chandelier" d'Alfred de Musset. 
Création à Paris, salle Favart, le 5 juin 1907

Séance du 14 décembre, Opéra Comique

Direction musicale Louis Langrée
Mise en scène Denis Podalydès, Sociétaire de la Comédie-Française
Décors Éric Ruf
Costumes Christian Lacroix

Fortunio Cyrille Dubois
Jacqueline Anne-Catherine Gillet
Maître André Franck Leguérinel
Clavaroche Jean-Sébastien Bou
Landry Philippe-Nicolas Martin
Lieutenant d’Azincourt Pierre Derhet
Lieutenant de Verbois Thomas Dear
Madelon Aliénor Feix
Choeur les éléments
Orchestre des Champs-Élysées

L'histoire, légère et vaudevillesque, cache des passages plus profonds que Denis Podalydès, Eric Ruf et Louis Langrée ont formidablement bien exploités. C'est un travail admirable sur une oeuvre que je trouve un peu inégale mais qui recèle une trame intéressante (l'éveil à au désir et à l'amour d'une femme infantilisée par sa situation sociale et familiale) et campe des personnages très typés mais pas caricaturaux. Chacun des trois hommes a ses fêlures, il n'y a pas de "méchant" et l'histoire se déroule de manière linéaire sans qu'on s'ennuie une minute, captivés tout autant par l'agrément d'une musique fluide bien servie par l'orchestre et son chef, que par la formidable interprétation des artistes valorisant justement les contradictions de leurs personnages. 
La réussite de ce spectacle est un tout, l'harmonie entre les choix de la mise en scène, des décors (sans oublier les costumes de Lacroix), la battue du chef et le jeu/chant des artistes sur scène est à chaque seconde parfaite et totale ce qui rend difficile le fait d'isoler les performances.
Commençons quand même par l'oeuvre elle-même assez rare, qui m'a paru un genre un peu hybride : ce n'est pas un "opéra comique", il n'y a pas de dialogues parlés, ni d'alternances "arias/récitatifs", la musique est écrite "en continu" sur le très beau livret et l'un ne va pas sans l'autre. L'orchestration est assez novatrice et si elle se contente parfois d'illustrer les paroles (à merveille), elle a aussi ses propres accents légers, comiques, et soudain tendus ou dramatiques qui lui donnent un caractère résolument moderne et sans les fioritures habituelles du genre "opérette" : grande utilisation des cors dans la partition par exemple. 
Mais cela demeure malgré tout une "comédie lyrique" et s'il y a des accents dramatiques dans le personnage de Fortunio (accents que Langrée, Podalydès et Cyrille Dubois exploitent admirablement) l'ensemble reste léger.
Le metteur en scène raconte dans plusieurs des interviews qu'il a données pour cette reprise, qu'il ne voulait rien changer de sa production de 2009 mais que la personnalité du chef et des artistes, l'a conduit à revoir sa position. Une chose est sûre : c'est un remarquable directeur d'acteurs et les artistes lui doivent beaucoup tant il est évident qu'il leur a donnée la possibilité de tout donner pour illustrer des personnages plus forts qu'il n'y parait au premier abord et donc tellement plus agréables à chanter de manière expressive.
Intérieur, peinture de Hammershoi
Les très beaux décors d'Eric Ruf (qui dit s'être inspiré du peintre danois Hammershoi, le "successeur de Vermeer et l'inspirateur de Hopper") donne une douceur provinciale et romantique (sous la neige qui tombe mais ne mouille pas) et sont effectivement comme autant de très beaux tableaux des intérieurs/extérieurs bourgeois de la fin du 19ème.  Rien de manque non plus aux costumes de Lacroix : longue gabardine tirebouchonnée pour ce grand dadais de Fortunio, belles robes et chapeaux de ses dames de la bourgeoisie contrastant avec les tenues strictes des "bonnes", uniforme rouge et bleu de la garnison, tenues de nuit toutes blanches mais avec des détails de couleur (les chaussettes du capitaine).
Louis Langrée magnifie cette partition en lui donnant quelque chose de magique, entre la nostalgie du temps de la Belle époque, cette insouciance qui précédait la Grande Guerre, et modernité des choix d'instruments et des mélodies choisies. Il a choisi des instruments de l'époque de Messager qui sonnent plus doux et claquent moins que ceux d'aujourd'hui, je n'en dirai pas plus n'ayant pas pu les voir du fond du parterre.


Le plateau vocal est dominé par Cyrille Dubois en Fortunio : son interprétation est profondément juste et humaine, de son arrivée sur scène, gauche et emprunté, regrettant son chez-lui et son nouvel emploi de clerc avant de voir la femme dont il tombe éperdument amoureux à l'instant même jusqu'au final où, de la fosse, il lui déclare à nouveau sa flamme après avoir gagné son coeur. La voix prend souvent des accents dramatiques à la limite de la rupture, où ce qui est recherché est d'abord l'expression de l'intense émotion qui le parcourt et qu'il nous transmet en permanence, sa fièvre de jeune homme, l'urgence de réaliser son désir. Des graves aux aigus, le rôle ne lui pose aucun problème, il semble s'y promener, consacrant l'essentiel de ses efforts à donner du sens à ce qu'il chante si magnifiquement bien. Et c'est plus que réussi. Pas sûr que Fortunio aura désormais un autre visage et une autre voix que celle de Cyrille Dubois qui sait même donner des accents Werthériens à sa scène de confrontation avec Jacqueline. Jacqueline c'est Anne-Catherine Gillet, délicieusement mutine, silhouette agréable et adéquate, très beau timbre, belles expressions musicales et scéniques, elle est parfaite dans ce rôle de jeune femme s'éveillant au véritable amour (Fortunio) en passant par la case passion (le capitaine) et qui ose tout pour tromper un mari riche et naïf, formidablement campé par Franck Leguérinel (Maître André), véritable bête de scène qui parvient même à nous rendre le personnage sympathique par sa gouaille permanente et son air bon enfant. Jean-Sébastien Bou est le capitaine Clavaroche, jeu et chant irréprochables comme d'habitude et un beau rôle qu'il sait rendre plus subtil que la condition de militaire amant se cachant dans le tiroir d'une grosse armoire, ne le suppose.
Il faut aussi noter les très belles performances de Philippe-Nicolas Martin en Landry et de Pierre Derhet en Lieutenant d’Azincourt. J'ajouterai la forte impression que m'a fait Aliénor Feix en Madelon, qui n'est pas que le faire-valoir de sa patronne, mais un personnage très bien incarné et émouvant lui aussi.
A ne pas rater !


PS : Agnès Terrier rappelle dans sa présentation (à 19h15 avant la représentation) que Messager en tant que chef d'orchestre et directeur musical, est à l'origine du changement de place du chef d'opéra : celui ci se trouvait alors au pied du plateau, tournant le dos aux musiciens disposés eux même à l'inverse d'aujourd'hui (basses près des spectateurs). Avec Messager, le chef a pris sa place actuelle, dirigeant en même temps son orchestre et ses chanteurs.

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