La voluptueuse invitation au voyage d'Elsa Dreisig, "Morgen" au Théâtre des Champs Elysées

Récital Elsa Dreisig et Jonathan Ware

 Soirée du 28 janvier 2020 au Théâtre des Champs Elysées
Elsa Dreisig n'a pas trente ans mais sa personnalité en impose décidément dans le monde assez réglementé de l'art lyrique. Elle arrive pieds nus sur la scène du Théâtre des Champs Elysées, dans une robe noir sobre si on excepte un curieux ruban noué sur le devant dont la symbolique est assez étrange, cheveux blonds libres et naturels sur les épaules et puis c'est tout.
Et elle commence son récital dont le programme est directement tiré de son dernier enregistrement "Morgen" par un petit discours poétique et joliment tourné qui explique à un public pas spécialement attentif, la manière dont elle va dérouler les Lieder mêlant Duparc à Rachmaninov et à Strauss, déconstruisant les cycles pour reconstruire le sien, avec méthode, intelligence et signification. Tout devra donc s'enchainer (sous entendu sans applaudissement intempestif entre les airs).
Elsa Dreisig nous invite au voyage, son voyage personnel et intime que nous devons partager dans le clair obscur de la scène avec la complicité discrète de son pianiste, Jonathan Ware.
Evidemment, nous commençons par "L'invitation au voyage", le poème de Baudelaire mis en musique par Henri Duparc, que tous les chanteurs de Lieder glissent forcément dans leur programme. "Mon enfant, ma soeur, songe à la douceur...". La voix d'Elsa Dreisig est un diamant pur un peu brut encore, très juvénile, de cette innocence encore presque enfantine qui séduit rapidement les sens.  "Là tout n'est qu'ordre et beauté, calme et volupté".
Première entorse à la "tradition" : Elsa Dreisig enchaine effrontément avec le premier des quatre derniers Lieder de Strauss, "Frühling" (Printemps) sur un poème de Hermann Hesse. Le contraste est assez saisissant, même si c'est du Strauss sans la luxuriance de l'orchestration que le pianiste n'essaie pas d'imiter. On ne peut s'empêcher de se dire que la voix est un peu jeunette pour ces Lieder assez costauds habitués à des voix de wagnérienne. Elsa Dreisig confiait d'ailleurs à France Musique le matin même du concert, qu'elle avait découvert ce cycle sublime, avec l'interprétation de Nina Stemme. Mais la comparaison s'arrête là. La jeune soprano en donne une toute autre version et cela se tient, malgré la légère frustration d'une mélodie qui semble un peu simplifiée sans toute sa richesse musicale globale. Et la volupté des paroles se marient harmonieusement avec la beauté du timbre. C'est propre, net, joli, impeccablement prononcé. La voix est ronde et chaude, même si elle manque un peu de la profondeur que seule une voix plus mûre peut rendre.
Par contre dans le Rachmaninov des "Margaritki", son style juvénile fait merveille : elle incarne la fraicheur, la douceur, la joie un peu légère puis passionnée "Je vous aime" (Ia vas Lioubliou), ce cri d'amour aux fleurs qui éclosent annonçant l'été...
On reste d'ailleurs dans Rachmaninov pour une Etude au piano seul pendant laquelle Elsa Dreisig s'assoit quelques minutes sans paraitre d'ailleurs fatiguée avant de reprendre l'un des morceaux le plus réussi du répertoire, le "Joueur de flûte" (Krisolov) où les paroles russes (qu'elle prosodie parfaitement bien avec une précision impressionnante) imitent un air de pipeau avec onomatopées à consonance comique. C'est espiègle, délicieux et cela lui va à merveille.
Le public ne peut s'empêcher d'applaudir d'ailleurs...
Et c'est après un dernier "tralalala" qu'on aborde le deuxième Lied des quatre derniers, "September", comme si la joie du printemps, de l'été, des fleurs, des airs de musique, voyait déjà son éclat se ternir. Septembre. Le deuil, la pluie, les feuilles qui tombent, la fin de l'été. 
Et c'est "la nuit dans mon jardin", la première romance de Rachmaninov qui suit dans une logique poétique et narrative séduisante "un saule pleureur pleure...".
Musicalement Rachmaninov et Strauss, ne sont guère de la même eau et les Lieder choisis de facture assez différente mais Elsa Dreisig en propose un enchainement qui fonctionne bien, malgré le contraste.
Cette première partie se termine par Duparc et sa "Chanson triste" encadrée par deux courtes pièces "Aux étoiles" et "extase". Douceur, volupté, amour, regrets, Elsa nous laisse pour l'entracte dans une douce nostalgie. Nous attendons de poursuivre le voyage...
Ce sera à nouveau le mariage Strauss et Rachmaninov  troisième Lied (l'Heure du sommeil) et romances "pour elle" et "le sommeil". Un peu de torpeur délicieuse et voluptueuse s'empare alors du spectateur, avant les "pièces" pour piano seul de Strauss…pour finir en beauté et en apothéose, par trois des plus belles pièces du programme, une par compositeur, "vers les cimes" de Rachmaninoff, chant qui met à l'épreuve les aigus chantés "forte", une mélodie plein d'allant et décidée, puis "la vie antérieure" de Duparc, sa dernière mélodie où les paroles s'enroulent dans la musique, donnant un rythme étrange et envoûtant. Et puis, bien sûr, le dernier des quatre derniers, "Im Abendrot (au Soleil couchant) qui se terminent par les terribles paroles "Wie sind wir wandermüde/ist dies etwa der Tod ?" (Comme nous sommes las d'errer/Serait-ce déjà la mort ?).
On ne peut que s'incliner devant l'intelligence du programme (qui sera agrémenté de deux "bis", le célèbre "Morgen" de Richard Strauss et la reprise de l'une des romances de Rachmaninov) et son audace (qui lui sera sûrement reprochée).

Elsa Dreisig a du talent à revendre, un grand sens du Lied, une capacité impressionnante à chanter en allemand et en russe en plus du français. Elle nous fait redécouvrir ce répertoire en le rafraichissant avec simplicité. Il n'y a pas "d'effets" artificiels dans son chant qui reste incroyablement naturel. La projection est impressionnante sans que le volume ne soit excessif, il reste au contraire fidèle au genre qui exige de créer une certaine intimité.
Sans doute encore un peu de verdeur dans la voix, trop légère peut-être pour la gravité des oeuvres de Strauss en particulier, empêche d'être toujours totalement transportés.
Mais séduits, oui. Séduits sans réserve, par une artiste décidément hors norme qu'on a plaisir à retrouver dans les étapes d'une carrière déjà impressionnante.

Hélène Adam pour le site d'ODB

Programme
Morgen
Henri Duparc « L’invitation au voyage » 
Richard Strauss Quatre derniers Lieder, « Frühling »
Serguei Rachmaninov « Margaritki » (Les marguerites), op. 38 n° 3
Etude – Tableau, op. 33 n°2 (piano seul)
« Krysolov » (Le joueur de flûte), op. 38 n° 4
Strauss Quatre derniers Lieder,« September »
Rachmaninov « Noch’yu v sadu u menya » (La nuit dans mon jardin), op. 38 n° 1
Duparc « Aux étoiles », « Chanson triste », « Extase » 
Strauss Quatre derniers Lieder, « Beim Schlafengehen »
Rachmaninov « K ney » (Pour elle), op. 38 n° 2
« Son » (Le sommeil), op. 38 n° 5
Strauss Klavierstücke, op. 3 n° 1 (piano seul)
Rachmaninov « A-u ! » (Vers les cimes), op. 38 n° 6
Duparc « La vie antérieure »
Strauss Quatre derniers Lieder, « Im Abendrot »

Liste des concerts de la tournée « Morgen »
28 JANVIER 2020,  Paris, Théâtre des Champs-Elysées
30 JANVIER 2020, Bordeaux, Grand Théâtre
02 FEVRIER 2020, Londres, Wigmore Hall
04 FEVRIER 2020, Cologne, Deutschlandfunk, Kammermusiksaal
10 FEVRIER 2020, Berlin, Staatsoper, Apollosaal
27 AVRIL 2020, Toulouse, Théâtre du Capitole
29 AVRIL 2020, Lugano, Théâtre Studio

CD « Morgen »
Erato.



Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire