Les trésors musicaux de ce superbe enregistrement d'Agrippina, avec Joyce DiDonato, Franco Fagioli, Jakub Józef Orliński et tous les autres

Agrippina


Georg Friedrich Haendel
Création à Venise au Teatro San Giovanni Grisostomo le 26 décembre 1709
Livret de Grimani

Agrippina : Joyce Didonato
Nerone Franco Fagioli
Poppea Elsa Benoit
Claudio Luca Pisaroni
Ottone Jakub Józef Orliński
Narciso Carlo Vistoli
Pallante Andrea Mastroni
Lesbo Biagio Pizzuti
Guinone Marie-Nicole Lemieux
 Il Pomo d'Oro
Direction musicale Maxim Emelyanychev

3 CD Erato, Nouvelle édition de Peter Jones & David Vickers

Un enregistrement de cette qualité est rare, il devrait réconcilier les derniers réticents avec l’opéra baroque et singulièrement ce genre exquis dans lequel Handel excelle, l’opera seria qui ne se prend jamais tout à fait au sérieux, sait ménager les intrigues successives, nouer des drames avec de beaux sentiments, sans pour autant oublier le recul et l’humour nécessaire permettant de croquer de véritables héros complexes auxquels le spectateur va s’attacher inévitablement.
Cette « comédie satirique anti-héroique » représente une nouvelle évolution du genre musical lyrique, étape importante vers l’opéra moderne. 
Rappelons rapidement qu’Agrippina, c’est l’histoire, racontée sur mode caustique presque vaudevillesque, d’Agrippina, complotant contre l’empereur Claude, pour mettre sur le trône de Rome son fils Néron. Le genre ne se privait pas de nombreuses allusions à la vie politique et culturelle de l’époque.
L’opéra comprend beaucoup de récitatifs tant l’histoire est tortueuse et complexe mais l’œuvre permet à tous les personnages de développer au travers d’arias riches aux vocalises éblouissantes, leurs personnalités et surtout leur ambiguités, les reprises permettant d’époustouflantes interrogations musicales.
Il est agréable en écoutant ce très bel enregistrement de référence, d’avoir en mémoire quelques récents « Agrippina », la mise en scène déjantée et si efficace de Barrie Kosky l’été dernier à Munich, la tournée d’Il Pomo d’Oro au printemps de la même année qui passa notamment par Paris au Théâtre des Champs Elysées, la reprise de la production de Kosky à Londres peu après. La mise en scène de Mac Vicar est également reprise en ce moment même au MET et fera l’objet d’une retransmission HD au cinéma le 29 février prochain.

Sans entrer dans les détails de ces différentes prestations – j’avais fait des compte-rendu pour deux d’entre elles- une telle richesse (et un tel succès) prouve à quel point cet opéra de Haendel, avec Serse et Gulio Cesare, est parmi les plus aboutis et les plus modernes.
La formation d’Il Pomo d’Oro sous la direction de Maxim Emelyanychev propose une lecture discrète et maîtrisée, d'une grande musicalité très aboutie,  de l'oeuvre de Haendel, accompagnant  ses splendides interprètes, d’un support solide et joliment ciselé. On pourra regretter que cette discrétion soit parfois excessive dans l’enregistrement lui-même du fait de l’importance des récitatifs dans cette œuvre, accompagnés comme il se doit d’un continuo réduit. Mais le plus souvent, les parties orchestrales pures notamment le très beau prologue, puis l’accompagnement des très brillantes arias est tout simplement magnifique, chaque soliste instrumental semblant littéralement « doubler » délicatement le beau chant des interprètes pour le valoriser, nuances et couleurs comprises. Il suffit d’écouter l’un des plus beaux morceaux de cet ensemble le « Pensieri, voi mi tormentate » de l’acte 2, où Agrippina formule ses vœux en faveur de son fils Nerone lors d’un aria qui résume presque à lui tout seul l’incroyable richesse de cette œuvre et son caractère novateur. Le solo de hautbois, suivi d’un accent court des violons, s’enroule littéralement autour des magnifiques vocalises presque éthérées de Joyce DiDonato qui donne ensuite un medium solide avant de s’envoler à nouveau dans les hauteurs du rêve et des souhaits. 
Ajoutons que cette version très complète ne compte pas moins que 122 morceaux dont les danses données en formation orchestrale pure : Gigue, Sarabande, Bourrée, Menuet, Passacaille avant le dernier air « No, no, ch’io non aprezzo » de l’acte 3 qui termine l’opéra. Une excellent valorisation de la partie instrumentale de cette œuvre.

Mais ce qui fait l’incontestable « plus » de l’enregistrement, ce sont les interprètes. Distribution de luxe avec forces de stars qui pouvaient faire craindre une succession de numéros dont certains souvent chantés en récital par leurs titulaires. Et par bonheur, il n’en est rien. L’interaction entre les personnages est perceptible et chacun donne le meilleur de lui-même pour interpréter littéralement son rôle et exprimer les évolutions et facettes diverses.
L’adéquation de Joyce DiDonato au rôle d’Agrippina n’est plus à démontrer : elle est l’une des meilleures interprètes de l’heure et littéralement incontournable tant par la perfection de son chant, le timbre est magnifique, les vocalises aisées et élégantes, les couleurs variées et infinies, les nuances splendides. Elle incarne un personnage qui ne manque pas de panache et de forte détermination, une dominante qui sait user tour à tour de son charme, de sa faculté de tromperie, de son autorité. C’est vivant et incarné, même au disque, elle vit et nous fait vivre ses aventures et le changement de ses humeurs. On pourra réécouter jusqu’à l’ivresse son superbe « ogni vento » en fin de l’acte 2 …
C’est évidemment un plaisir égal de retrouver en Nerone, Franco Fagioli tout aussi investi et incroyablement séduisant dans ce rôle qui flirte avec la folie. Le timbre du contre-ténor parfois un peu tendu en salle, est au disque, absolument parfait, de la plus belle eau, d’une pureté totale, et son art infini des virtuosités, trilles, vocalises, du bas en haut de la gamme, procure là aussi une sorte d’extase quand on est pris dans le tourbillon des « da capo » chantés avec l’intelligence d’artistes qui possèdent leurs rôles. La technique est toujours fabuleuse et aucune difficulté ne le rebute : ce « Come nube che fugge dal vento » exécuté de main de maitre en est la preuve 
Et le contraste avec le timbre plus sombre et plus profond de l’Ottone de Jakub Orlinski l’autre contre-ténor au style très différent, plus sage et plus émouvant, est l’une des grandes et agréables surprises de ces CD. J’avais entendu l’excellent Lestyn Davies aux côtés de Fagioli dans ce rôle particulièrement tragique. Orlinski y est également magnifique et là aussi, son timbre assez étrange, la profondeur de ses graves, sa signature vocale un rien mélancolique, vous émeut jusqu’aux frissons dans le Voi ch’udete Vaghe Fonti ou le Tacerò pur che fedele. Une voix qui n’est pas loin de devenir obsédante.
Elsa Benoit (qui conclut avec lui l'acte 3) de son côté s’impose de plus en plus comme une Popea de référence. Son style et son timbre tranche assez nettement avec celui de Joyce DiDonato, moins vocalisant, elle préfère manifestement une interprétation plus dramatique et grave qui lui sied parfaitement. Finalement on se laisse séduire là aussi par le contraste entre les styles qui se marient pourtant parfaitement nous réservant de bien jolies surprises comme son mélancolique « Spera alma mia ».
Luca Pisaroni a des vocalises prudentes et un timbre sombre et grave qui convient parfaitement au rôle de l’auguste Claude. Dès son « Pur ritorno a rimirarvi » on se laisse conduire par cette belle voix de baryton basse qui ne possède sans doute pas les notes les plus graves du rôle (mais bien rares sont ceux qui parviennent au grave de « Cade il mondo ». ).
Magnifique basse de Andrea Mastroni en Pallante, Narcisso vraiment très classe de Carlo Vistoli qui nous offre par exemple un très beau et très stylé Spererò, poichè mel dice. Et cerise sur le gâteau : Marie-Nicole Lemieux et son abattage inimitable s’invite en gest star en quelque sorte, dans le rôle de Junon où elle nous éblouit dans son alerte air final.
Rempli de suprises, toutes excellentes, ces trois CD qui reprennent une version proche de la partition de Haendel lors de la création de cette œuvre permet d’en redécouvrir certains trésors. 
A ne pas manquer !

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