Totale réussite pour un Château de Barbe-Bleue façon thriller à Munich, à voir absolument

Judith (Concerto pour orchestra / Barbe-bleue) 

de Bela Bartok 

Le programme baptisé Judith est composé de :
- Concerto pour orchestre en cinq mouvements (1944)
- Le Château de Barbe-bleue / Opera en un acte (1918)

Direction musicale : Oksana Lyniv
Mise en scène : Katie Mitchell
Décors : Alex Eales
Film : Grant Gee
Duc Barbe-bleue: John Lundgren
Judith: Nina Stemme

Opéra de Bavière, retransmission en direct du 7 février.
La huitième clé de Barbe Bleue
Bien que familiarisée dès mon enfance à la musique de Bela Bartok, j’ai découvert à l’occasion de ce spectacle « choc » dont j’ai vu la retransmission hier 7 février depuis l’opéra de Munich, à quel point son œuvre orchestrale tardive – le concerto pour orchestre en l’occurrence- pouvait prendre les contours d’une bande originale de thriller. La musique de Bartok s'inspire de la musique traditionnelle hongroise dont il épouse souvent le style.
C’est le film qui a été construit sur la musique mais l’inverse aurait été tout aussi réussi.
L’ensemble du spectacle s’appelle « Judith » et commence bien dès la projection de ce film angoissant de Grant Gee tout à fait dans le style de ces thriller urbains, séries américaines ou scandinaves qui fleurissent sur nos écrans, où la ville, ses buildings de verre, ses néons et ses recoins sombres, semble recéler tout ce que monde moderne a d’inhumanité dans ses flancs. Une à une les femmes sont piégées par un serial killer séduisant, barbu et sans cheveux. Ses obsessions : une petite croix dorée que les unes portent au cou, les autres en boucle d’oreille ou bracelet et la perruque blonde peroxydée donnant de faux airs de vamp à des femmes ordinaires.
Et puis il y a Judith. Femme flic, enquêteuse plus exactement, qui traque les images vidéos captées par les caméras de rue, de carrefour, de scènes nocturnes et qui repère le prédateur. A chaque instant, c’est l’œuvre de Bartok qui parait être écrite pour ces plans serrés et fixes, ces accélérations dans la course contre la mort, la recherche effrénée. Elle l’a trouvé, elle va à son tour le piéger en prenant l’apparence d’une de ces femmes qu’il enlève et qui disparaissent.
Alors commence l’opéra de Bartok - son unique opéra- et se déploie son symbolisme obsessionnel sans rupture avec l’enquête policière, sans entracte, sans prologue. Le concept de Katie Mitchell est assez osé et très réussi. Il lui permet de faire triompher la femme sans qu’à aucun moment, ce qui se chante ne soit en contradiction avec ce que l’on voit. 
Même les derniers mots de Barbe Bleue sur la nuit qui s’étend, font sens alors que superwoman nous a débarrassé, nous et les sept femmes emprisonnées, d’un pervers prédateur de la gent masculine, avec brio, intelligence, un soupçon d’ambiguité et un jeu magnifique.
Judith allait au bout de son désir de mettre à nu la psychologie de son époux et elle perdra à l'ultime porte pour avoir déclenché son obsession du sang, de la mort et de la domination mais après tout la Judith de la Bible séduisait Holopherne pour l'assassiner. Et la sommes de symboles que recèle l'opéra dans son déroulement (les bijoux, les fleurs, les trésors, les vêtements, les paysages, tous ramenés au sang) permet de supposer toute sorte d'interprétation que Katie Micthell a étudié de près dans une lecture moderne actuelle.
Nina Stemme et John Lundgren jouent au chat et à la souris, à l’attirance-répulsion, elle veut visiter toutes les chambres pour le confondre enfin et trouver sa cachette, et se coule dans la peau de la Judith de l’opéra mimant une femme amoureuse, attirée, séduite, subjuguée. De pièce en pièce, l’horreur est dévoilée peu à peu, le sang suinte partout, sur les murs, sur les bijoux, dans la serre, sur le sol. Judith suit ou précède Barbe Bleue dans les profondeurs de son sinistre château façon blockhaus de béton triste et rouillé, et ne se laisse jamais envoûter même pas par les splendeurs de son monde qu’elle voit dans une salle de simulateur de vol. Elle est juste persuasive. Et c’est une huitième clé qu’elle lui volera pour délivrer de leurs chaines les femmes martyrisées de la dernière pièce qui symbolise magnifiquement son triomphe.
C’est également magistralement chanté pour deux parties vocales extrêmement difficiles. Nina Stemme ne m’avait pas entièrement convaincue dans cette partition à la Philharmonie l’an dernier. Là, en retransmission dans cette représentation de l'opéra de Munich, l'une de ses scènes de prédilection, son soprano dramatique qui ne parait jamais forcé, qui n’est jamais crié, fait merveille sur un orchestre tout en nuance, loin des tonitruants accents dont font parfois preuve les chefs qui dirigent ces œuvres dont le tissu orchestral est complexe et riche.
John Lundren est un Barbe Bleue pervers à souhait, sourire carnassier et sûr de lui, qui se fait piéger comme un débutant quand son monde de certitudes s’écroule. Mais n'est-il pas finalement au sommet de son désir malsain dans cette défaite ? Beau jeu d'acteur et belle voix là aussi, graves abyssaux très bien maitrisés et sauts d’octave à l’aise sans accroc.
L'un et l'autre maitrisent parfaitement leurs instruments, capables de donner à leurs rôles une splendeur vocale rarement entendue dans de tels rôles.
Mais pour parfaire le compliment concernant une œuvre superbement montée à Munich et qui donne une autre lecture passionnante de Bela Bartok, il faut souligner le rôle de la troisième femme, la chef Oksana Lyniv, incroyable dans le doigté, la nuance et la subtilité de cette riche étoffe chatoyante qu’elle rend si précise qu’elle évoque à chaque mesure, le drame qui se révèle peu à peu à nos oreilles. On entend chacun des instruments de l'orchestre, les cuivres n'écrasent jamais les cordes, les percussions rappellent sans cesse la montée dramatique et cette splendide musique est valorisée comme elle le mérite.
Après l’exceptionnel « Die Tote Stadt », en décembre dernier, Munich nous offre un « Judith » tout aussi étonnant dans la réussite totale : là où mise en scène, interprètes, chef se sont compris pour transcender des œuvres difficiles du 20èmesiècle en montrant leur incroyable modernité dans un spectacle où la qualité est au rendez-vous derrière chaque pupitre.

Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire