Le beau Fidelio de Londres, Antonio Pappano à la baguette, Tobias Kratzer à la mise en scène, Lise Davidsen et Jonas Kaufmann au chant.

Fidelio

Ludwig van Beethoven
Livret : Joseph Sonnleithner revu par Stephan von Breuning et Georg Friedrich Treitschke
1804, 1805, révisions en 1806, version définitive en 1814
Création : 20 novembre 1805 au Theater an der Wien Vienne

Royal Opera House, Londres, 3 mars 2020 (compléments suite au 6 mars)
Mise en scène : Tobias Kratzer
Direction musicale : Antonio Pappano
Leonore: Lise Davidsen
Florestan: Jonas Kaufmann
Rocco: Georg Zeppenfeld
Don Pizarro: Michael Kupfer-Radecky/Simon Neal
Marzelline: Amanda Forsythe
Jaquino: Robin Tritschler
Don Fernando: Egils Silinš
First Prisoner: Filipe Manu
Second Prisoner: Timothy Dawkins 
Chorus: Royal Opera Chorus
Orchestra: Orchestra of the Royal Opera House
Antonio Pappano s’est passionné pour l’unique opéra de Beethoven et l’a interprété comme une œuvre théâtrale dont la musique accompagne le chant sans le noyer ou s’y substituer. On sait à quel point la richesse orchestrale de Beethoven peut devenir essentielle même dans cette œuvre et la tradition "mahlérienne" de placer la magnifique ouverture dite de Leonore 3 entre les deux uniques actes de Fidelio, participait évidemment grandement au fait de voir l’orchestre prendre une place démesurée dans l’équilibre lyrique d’origine. 
Pappano est un chef d’opéra avant tout et c’est ainsi qu’il choisit d’illustrer ce Fidelio, en se prêtant au jeu largement développé par le metteur en scène, de raconter une histoire de passion et de liberté, personnelle et universelle.
Sa quasi-discrétion, même lors de l’ouverture, la manière délicate qu’il a de traduire l’épais tissu orchestral en évitant toute montée excessive de décibels, décontenance parfois, se situant à l’exact opposé d’un Welser Most à la tête du luxuriant (et magnifique) philharmonique de Vienne (Salzbourg 2015), et finalement assez loin d’un Petrenko dont la direction analytique n’empêche pas de bouleversants climax musicaux purs (Munich en 2019).
Mais la discrétion obstinée de Pappano et ses tempis parfois un peu lents, comme souvent dans les trouvailles musicales du maestro, a finalement raison de notre hésitation de départ et fonctionne assez bien, pour peu qu’on adopte ce parti pris, nous plongeant dans un récit passionnant, ce que Fidelio n’avait jamais été pour moi, jusqu’à présent sauf dans la lointaine version sur instruments d’époque d’Harnoncourt (Zurich 2004).
Ce choix artistique se marie parfaitement avec celui de Tobias Kratzer dans sa mise en scène résolument audacieuse, puisqu’il réécrit les dialogues parlés du Singspiel pour les faire correspondre à sa lecture, qui, s’appuyant sur les références de Beethoven à la Révolution française et à la liberté contre toute forme d’arbitraire, voit s’opposer sous la terreur deux conceptions : celle de Pizarro, clamant "qu’une révolution à demi-menée creuse sa propre tombe" et celle de Rocco, déclarant que "la révolution doit se terminer pour laisser la place à la république". Grandes références aux débats entre les différentes factions des clubs révolutionnaires, qui évoque Saint-Just (la Révolution est glacée).
L’illustration des excès d’une grande révolution qui porte à son front les beaux mots de « Liberté, Egalité, Fraternité » est donc symbolisée par cette cour de prison où les paniers remplis des têtes de morts arrivent pendant l’ouverture et par ces grilles d’où sortiront les prisonniers pour la belle scène de l’hymne à la liberté. Un caisson s’avance dans la cour pour représenter les deux pièces du logis du gardien Rocco où se tiendront les scènes entre Fidelio, Rocco et Marzeline. Jacquino reste lui confiné dans la cour, sujet de la moquerie de ses camarades de la garde nationale de la Révolution quand il essuie quelques rateaux avec Marzeline folle amoureuse du beau (et grand) Fidelio.
Un « arbre de la liberté » décore d’un côté la cour sombre et sinistre et de l’autre un grand drapeau bleu blanc rouge lui fait écho.
Mais si la révolution a dévoré ses propres enfants, la fin de la révolution a engendré d’autres inégalités, d’autres injustices, d’autres exploitations et généré d’autres dangers.
Kratzer nous propose alors de rendre universel le propos de Beethoven en opérant un saut dans le temps pour « nous » représenter, nous spectateurs d’aujourd’hui (clin d’œil au rideau d’ouverture qui renvoie la salle en miroir avec les mots « Liberté, Egalité, Fraternité » écrits sur le fronton : au début de l’acte deux, les « spectateurs » sont installés sur la scène et regardent Fidelio et Rocco sauver Florestan le prisonnier oublié qu’ils ont mission officielle de tuer. 
Le rideau avant le début du deuxième acte affiche le fameux « Wer Du auch seist, ich will Dich retten » (Qui que tu sois, je veux te sauver)
En devenant universelle l’histoire de Fidelio sauvant Florestan du cachot noir où il se trouve, n’est plus celle d’une femme sauvant son époux mais celle de l’arbitraire dénoncé, dévoilé, révélé et de ses règles remises en cause et abattues par la figure multiple du « Juste ». « Qui que tu sois… »
Jonas Kaufmann disait dans une interview qu’on ne lui avait jamais fait chanter l’air de Florestan ainsi, c’est-à-dire debout, à découvert, seul au milieu de la scène, entouré de nos yeux de spectateurs découvrant l’injustice et son visage. A l’habitude son « Gooooott » partait du fond d’une coin sombre de la scène, jamais, en pleine lumière où l’artiste doit exprimer tout le désarroi du prisonnier qui a perdu ses repères depuis tant d’années de cachot et de privations et se retrouve « regardé » dans son éveil maladroit à la vie.
Il faut tout le talent de Kaufmann pour réussir une fois encore sa brillante et impressionnante entrée en matière qui est sa marque de fabrique, ce long crescendo qui enfle jusqu’à atteindre une sorte de saturation avant la respiration et le « welch dunkel hier». Il est en plein jour, en pleine vue, exposé, la cheville entravée, enchainée dans un énorme bloc de rocher noir, dans ses guenilles et ses longs cheveux qu’on devine sales comme sa chemise et son pantalon venus tout droit du temps de la révolution.
Anti-héros, Florestan est la victime et le héros est une femme, Fidelio-Leonore, magnifique Lise Davidsen, qui domine totalement l’acte 1 de son emprise charismatique, épousant totalement ce personnage déguisé en homme et qui se refuse à jouer totalement le jeu tout en démontrant sa détermination. Dans l’acte 2, elle symbolise la fraternité perdue de l’humanité en perdition, l’empathie pour la misère et la déchéance, la volonté de sauver pour changer l’ordre des choses et c’est Marzeline qui l’aidera dans sa tâche tandis que se réveillent les « spectateurs » qui vont à leur tour désarmer les soldats de la garde nationale et faire en régner l’humanité qui sauvera le monde.
En me livrant à ce rapide récit, je ne peux qu’insister sur cette impression d’adéquation totale avec le livret que m’a donné cette interprétation de Fidelio par l’ensemble des protagonistes.


Le plateau vocal nous réserve la très belle surprise d’une Leonore parfaite, la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen, que j’avais déjà remarquée à trois reprises récemment : Elisabeth dans la retransmission du Tannhauser de Bayreuth cet été, les 4 derniers Lieder à l’automne à la Philharmonie de Paris et Lisa dans la Dame de Pique, retransmission du MET en janvier dernier. Outre un timbre fruité qui ne semble jamais forcé ou criard malgré l’extreme difficulté de la partition, elle possède un vrai sens de l’interprétation, l’art des nuances, des longues notes tenues, du legato, des arpèges ciselés qui amènent en douceur les aigus que nombre de ses consoeurs (et pas des moindes) lancent plutôt en force pour les atteindre. C’est beau, séduisant, magnifique et à juste titre, la jeune inconnue remporte l’ovation la plus importante de la soirée.
Jonas Kaufmann nous propose son Florestan, je l’ai dit plus haut, malgré les particularités imposées par le metteur en scène, on reconnait bien son interprétation personnelle unique qui a définitivement marqué de son sceau le rôle qu’on a désormais du mal à entendre chanté différemment sans ce long gémissement qui se termine par un cri de douleur puis d’espoir de liberté qu’il sait magnifiquement incarner. Tout juste remis d’une grippe (annoncée lors de la Première deux jours avant) le ténor sera sans doute resté plus prudent dans ses interventions qu’il ne l’est d’autres fois quand il est en pleine forme, mais il chante magnifiquement bien sa partie, avec toujours cet art de la métamorphose qu’il donne à son Florestan, prisonnier en guenille, redevenu homme digne grâce à la liberté que lui offrent Fidelio, Rocco et Don Fernando.

Rocco c’est Georg Zeppenfeld un habitué du rôle là aussi, qui déploie les affres des contradictions de sa conscience avec sa belle âme et son désir de paix et de justice. C’est très bien chanté et magnifiquement joué là aussi, avec ce talent qui lui est propre et qui fait qu’on remarque toujours ses interventions. La basse allemande possède aussi le secret de la longue phrase musicale proche du Lied et s’il est le plus souvent wagnérien il a chanté beaucoup de rôles de Sachs à Daland, en passant par Fafner, Heinrich der Volger ou Marke et Pogner.

Le Don Pizarro de Michael Kupfer-Radecky remplaçant au pied levé Simon Neal, souffrant, est un peu décevant même s’il faut bien sûr tenir compte (et l’en remercier) des conditions sans doute assez précaires de sa présence sur scène à la dernière minute. La voix manque souvent de stabilité et si le timbre est beau et la projection parfaite, il y eut plusieurs passages moins satisfaisants, notamment dans les ensembles.

Amanda Forsythe est une charmante Marzelline au timbre peut-être un peu ténu parfois, surtout face à la voix charnue et puissante de son « amoureux » Fidelio-Leonore qui ne lui permet pas toujours de défendre la subtilité de son interprétation plus discrète et têtue, comme une petite fille décidée qui suit une sorte de parcours initiatique lui révélant son destin et son rôle. C’est un très joli personnage qu’elle sait défendre avec conviction et je dois dire qu’elle m’a émue à plusieurs reprises.

Le Jaquino de Robin Tritschler est parfait dans les scènes d’affrontement/déclarations d’amour avec Marzeline. Leurs voix et leurs styles sont similaires, leur lecture des personnages cohérente et on prend du plaisir à la première scène pourtant souvent fastidieuse grâce à leur jeu. Il faut bien avouer que l’arrivée de Fidelio les renvoie un peu au second plan vocalement ce qui est dommage finalement, la subtilité de leurs timbres moins brillants que celui de Lise Davidsen (mais qui atteint sa magnificience sur ce plateau ?) s’effaçant ou s’estompant quelque peu.

Enfin le Don Fernando d’Egils Silinš a l’autorité requise pour le rôle du sauveur final, même s’il est très largement secondé, et sa présence lors du final magnifique, contribue à la beauté des voix alors rassemblées. Impossible de ne pas souligner l’excellence du chœur tant lors du magnifique hymne des prisonniers que lors de ce dernier tableau qui emporte d’ailleurs l’adhésion pour l’ovation qui suit la représentation, renforcée encore par l’arrivée devant le rideau refermé des héros de la soirée.

Nous n’en sommes qu’à la deuxième représentation d’une nouvelle production riche d’inventions et de nouveautés. Il faudra voir comment elle évolue notamment jusqu’au 17 mars, date de la retransmission cinéma mais elle possède déjà de très sérieux atouts à mon goût.

Compléments suite à la séance du 6 mars : 
La troisième séance de ce Fidelio confirme mes impressions concernant l’exceptionnel plateau vocal au moins pour le trio de tête des chanteurs : Jonas Kaufmann, très en forme cette fois, nous donne une interprétation encore plus raffinée et subtile de son personnage, la voix a repris toute son ampleur et se marie parfaitement à celle de Lise Davidsen, toujours exceptionnelle dans sa magistrale performance. Ils sont parfaitement en phase également dans leur jeu d’acteurs, la longue évolution de leurs « retrouvailles », Florestan sortant de son long sommeil pour reconnaitre enfin son amour. Tant par les gestes que par les intonations vocales, ces deux-là savent ensemble se prêter à une interprétation intelligente et dont on perçoit le sens, la progression et les détails y compris dans les plus hauts rangs de l’amphithéâtre où j’étais (et d’où on ne distigue pas les traits des visages). 
Rétabli, Simon Neal chantait Don Pizarro sans grande originalité (et avec un faux départ).
Mais c’est bien l’ensemble de la distribution qui se révélait de plus en plus homogène et passionnante dans une mise en scène qui, décidément, fait sens. Enfin Pappano, toujours à son affaire dans sa lecture de Fidelio, lui redonnant vraiment ses lettres de noblesse en tant qu’opéra, a recueilli une très belle ovation.





Pour info, trois captations du "Forestan" de Jonas Kaufmann existent :
- deux DVD, l'un qui date de 2004 (Zurich, Harnoncourt avec Camilla Nylund) et l'autre de 2015 (Festival de Sazlbourg, Welser-Möst, Wiener Philharmoniker avec Andriana Pieczonka)
- 1 CD qui date de 2010 (Lucerne, Claudio Abbado avec Nina Stemme)


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