L'Otello de Kaufmann sous la direction de Pappano, l'événement lumineux de ces sinistres semaines

V E R D I : O T E L L O
Orchestre, Choeur et Voix blanches de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Antonio Pappano, direction musicale

Otello: Jonas Kaufmann
Desdemona: Federica Lombardi
Jago: Carlos Alvarez
Emilia: Virginie Verrez 
Cassio: Liparit Avetisyan
Roderigo: Carlo Bosi
Lodovico: Riccardo Fassi
Montano: Fabrizio Beggi
Araldo: Gian Paolo Fiocchi

Enregistré dans les studios de la Santa Cecilia à Rome début juillet 2019.


 CD événement, surtout en ces temps où l'opéra ne devient plus que virtuel, ce qui lui va si mal lui "art vivant" par excellence, cet Otello de Verdi "Pappano/Kaufmann" a déjà fait couler énormément d'encre, la presse spécialisée ou non d'ailleurs, s'étant rapidement emparée de ce nouvel opus, pierre à l'édifice des enregistrements du chef d'oeuvre de Verdi, qui, ces derniers temps, s'étaient faits fort rares, autrement qu'en live ce qui est, qu'on le veuille ou non, assez différent.
Ce CD événement arrive près de 60 ans après que l’un des enregistrements Otello les plus légendaires et les meilleurs de l’histoire des disques ait été réalisé à Rome, avec Jon Vickers, Leonie Rysanek, Tito Gobbi, Florindo Andreolli, l’Orchestra del Teatro dell’Opera di Roma et la direction de Tullio Serafin.

Soulignons immédiatement que cette expérience en studio qui repose sur l'extraordinaire entente musicale et interprétative entre le directeur de la prestigieuse Santa Cecilia (qui cumule avec les fonctions de directeur musical du ROH de Londres) et le ténor incontournable des scènes du monde entier, j'ai nommé Antonio Pappano et Jonas Kaufmann.

Pour la petite histoire, leur rencontre date d'ailleurs de l'année 2000 à Bruxelles, quant Pappano dirige "la Monnaie" et qu'il accueille le jeune ténor bavarois alors encore ténor de troupe mais qui s'essaye à voler de ses propres ailes, dans la Damnation de Faust. Les superstars sont alors ses partenaires Suzan Graham et José Van Dam. Une vidéo montre le travail que fait Pappano avec le jeune Kaufmann, encore très "ténor léger allemand" pour lui apprendre comment construire les phrases musicales du Faust de Berlioz et l'on pressent déjà toute la confiance réciproque qui se créée alors.
Et qui ne s'est jamais démentie au cours des deux décennies passées. C'est avec le maestro que Kaufmann a chanté nombre de rôles pour la première fois, dont, évidemment, cet Otello très attendu que le ténor avait reporté plusieurs fois ne se considérant pas prêt pour le "rôle des rôles". Et la confiance réciproque n'est pas rien dans l'entreprise d'un projet musical. Elle servira à sa réussite, à son caractère exceptionnel, et elle se sent quand, spectateur dans la salle, on observe aussi ces échanges entre le chanteur sous tension et le chef qui veille à ne jamais le déstabiliser mais au contraire à encourager son difficile exercice.
Dans une récente interview, Kaufmann revient d'ailleurs sur le fait qu'il n'aurait pas souhaité enregistrer cet Otello s'il ne l'avait pas déjà joué sur scène (16 fois exactement au moment de l'enregistrement) et s'il n'avait pas, donc, construit son personnage émotionnellement avant de le chanter devant un micro et pas forcément dans l'ordre du déroulé de l'action et donc de la montée des tensions. On pourrait ajouter qu'il a eu la chance (et réciproquement) de le chanter dans deux séries de représentations, la première série avec Pappano à Londres, la deuxième avec Petrenko à Munich, autrement dit dans le cadre des maisons actuelles parmi les plus prestigieuses et à chaque fois, avec leur directeur musical lui-même.
On peut aussi se demander par la même occasion, ce qui attirent ces deux chefs prestigieux (et dont la lecture d'Otello est assez différente finalement) vers le ténor bavarois avec qui ils ont manifestement un grand plaisir à travailler.
La réponse est sans aucun doute dans ce qu'ils ont tous les trois en commun : un amour du retour à la partition d'origine, sans se laisser influencer par les multiples "traduction" qui ont semblé devenir des "normes" comme par exemple l'idée que l'Otello de Verdi serait un "bloc" de puissance (vocale comprise) où l'art des nuances et les changements de couleurs vocaux ne seraient pas spécialement requis.

Kaufmann est un chanteur lyrique "spinto". Son Otello est d'abord et avant tout lyrique, les moments "spinto" en ressortent d'ailleurs avec d'autant plus de force et de relief que l'ensemble de son interprétation est différente des standards souvent adoptés pour ce rôle. Si Kaufmann a un modèle, ce n'est pas Domingo, contrairement à ce qu'il dit lui-même d'ailleurs et, quitte à faire hurler quelques fans du passé, celui auquel je pense, en écoutant Kaufmann, c'est John Vickers. Il n'a ni la même voix, ni surtout le même timbre, mais il a la même lecture du personnage et si Vicker, et seulement Vickers d'ailleurs à mon avis, parvenait à se lâcher complètement dans un "Sangue, Sangue" d'anthologie, inégalé, ce que Kaufmann retient un tout petit peu sans doute pour ne pas se "perdre" en route, obsession de l'interprète d'Otello, énormément des choix faits par Kaufmann, s'apparentent à son ainé. En particulier le fait de "changer" de voix selon les passages et les émotions exprimées, quitte à rendre le timbre presque "laid" quand le personnage est au bord de l'explosion et de la rage aveugle causée par sa jalousie.
Kaufmann dit lui-même en parlant de Pappano et des conditions de l'enregistrement studio : "Je lui dois beaucoup, non seulement en ce qui concerne les intuitions qu'il a eues en approfondissant mes rôles, mais aussi parce qu'il m'a donné des moments de pure joie - sur scène comme en studio , où en un rien de temps il a réussi à recréer la même tension des performances live ".
Et en effet, cette tension est perceptible à chaque "plage" du CD, nous plongeant littéralement dans l'opéra, sans jamais avoir l'impression d'un côté artificiel, sur-joué ou pompier.
Certains critiques regrettent cependant que Pappano ait beaucoup renforcé les différences de volumes entre les parties "romantiques-lyriques" et les moments climax, semblant exagérer de manière non naturelle, la richesse de la partition et de ses variations. On sursaute il est vrai, très souvent, aux brusques montées d'adrénaline mais l'absolu accord entre les chanteurs et le maestro, et singulièrement celui d'Otello, rend au contraire l'écoute, à mon sens, terriblement excitante. Il faut éviter de devoir veiller à ne pas déranger les voisins, il faut écouter ce CD tout volume ouvert pour pouvoir vraiment apprécier l'incroyable travail fait par tous les protagonistes, ingénieurs du son (très décriés par de nombreux critiques) compris. J'ai trouvé au contraire, que le "live" de Londres, que j'ai vu en salle, se retrouvait bien dans les choix encore approfondis, évidemment du couple Pappano/Kaufmann.
Depuis Londres, Kaufmann a mûri son personnage et sa voix a sans doute un peu perdu de sa brillance, pour se caractériser de plus en plus par son timbre très particulier de bronze qui se durcit et semble devenir de l'acier, mais garde toute sa capacité à changer de couleurs et de styles ce qui est avant tout, sa marque de fabrique. On "entend" le combat intérieur d'Otello, aucun air n'est chanté pour la "beauté de l'air" (et son éventuelle célébrité) ; chaque passage est au contraire au service d'une interprétation, la plus proche possible de la partition, en osmose avec la manière dont Kaufmann exprime les contradictions violentes d'un homme debout que le destin va peu à peu briser. On le voit, on l'entend se fissurer depuis le magnifique duo "Già nella notte densa", jusqu'au "Calma come la tomba" final, il ne cesse d'osciller entre deux états, le doute puis la confiance, puis le doute, puis la rage, puis l'amour, puis la rage, tout cela dans la même phrase, avec de brusques accélérations phénoménales et sidérantes de justesse.
Le délire pathologique de la jalousie provoque un cruel travail intérieur de destruction qui le torture et le mine, le transforme et le détruit. Kaufmann donne beaucoup dans ce rôle, il donne tout même pourrait-on dire et il convainc sans réserve en ce qui me concerne.
Sans doute a-t'on en tête l'interprétation scénique de Kaufmann en écoutant l'enregistrement studio quand on l'a vu, comme moi, plusieurs fois à Londres puis à Munich, et sans doute aussi, les impressions peuvent être différentes sans cette expérience du "live", tout simplement parce ceux qui l'ont vu en salle, savent cette sorte de charisme très spécial du chanteur qui fait qu'on devine sa présence avant même qu'il ne paraisse vraiment.
Et sans doute aussi, tous ceux qui ont des "modèles" d'Otello très différents, comme Del Monaco par exemple ou même le grand, l'immense Vickers, voire Domingo, trouveront que la voix de Kaufmann n'a pas l'ampleur nécessaire, mais personnellement, je pense qu'un "enregistrement" ne devient un événement que s'il offre une nouvelle manière d'interpréter un personnage, surtout quand il est aussi complexe que l'Otello de Verdi, qui chante tout autant les douceurs presque mielleuses de l'amour que la rage incontrôlée du meurtrier...Et lors du dernier air, on sent à quel point Otello a déjà quitté ce monde pour un autre...Or telle est la difficulté. Chanter fortissimo avec rage et colère puis pianissimo avec amour et douceur, est parfois une quadrature du cercle pour certaines voix qui ne parviennent pas à faire ressortir cet absolu contraste qui peut intervenir au beau milieu d'une phrase musicale. C'est tout le talent de Kaufmann que d'y parvenir de manière parfois littéralement sidérante.
On pourra entrer dans les détails pour souligner par exemple, la délicatesse du «Dio mi potevi» qui ne "s'emballe" jamais ou le contraste brutal entre la colère des premières phrases et ce  «calma fronte», en rupture totale avec un très beau diminuendo qui donne immédiatement à voir les fissures du glorieux guerrier (certains critiques auraient décelé des problèmes de souffle, en tous cas surement pas sur cette magnifique prouesse vocale qui créée une tension perceptible et infiniment rare à cet endroit dans le rôle. 
On pourra citer aussi le «Dio ti gioconda» dont les nuances et les couleurs sont une pure merveille avec ses assombrissements qui expriment le doute avant un provisoire apaisement qui reste plein de doutes permettant de réaliser l'un des musts de l'enregistrement, l'accélération perceptible sur la montée vertigineuse et le contre-ut glorieux de «quella vil cortigiana». C'est un passage que, personnellement, j'ai toujours considéré comme incroyablement original chez Kaufmann, à cause de cette alternance entre la douceur et la rage qui rend à l'ensemble sa grande complexité originelle.
Sans entrer dans tous les détails de cette magistrale interprétation (qu'il faut d'ailleurs écouter plusieurs fois tant la partition est riche et complexe ainsi servie) on soulignera cependant la longue préparation qu'une telle réalisation a demandée.
Et sans doute enfin, l'accord parfait entre Pappano et Kaufmann, rend-il cette lecture unique et bouleversante.
Outre l'excellence des formations musicales de Pappano (orchestre et choeurs) dont l'osmose avec les choix du maestro sont, là aussi, très impressionnantes, les partenaires de Kaufmann dans cet Otello sont plus que satisfaisants.
Le Iago de Carlos Alvarez a la force et la ruse du traitre, alternant le chant fier, rageur et décidé hors de la présence d'Otello (un "credo" très réussi) au ton fielleux qui convient au fait de distiller le poison mortel qui achèvera ce Maure qu'il hait et jalouse lui-même. C'est magnifiquement chanté et le duo qui termine l'acte II est absolument sidérant.
Federica Lombardi débutait en Desdémone. Elle chante beaucoup toute sorte de rôles à Munich et j'avais déjà eu l'occasion de la remarquer par deux fois dans les "Noces" et dans "Cosi". Passer de Mozart à Verdi, c'est assez audacieux, sans doute encore un peu "vert" surtout dans l'acte 1, avec parfois un léger vibrato mais globalement très prometteur et tout à fait agréable pour le rôle et dans ce cadre très sécurisé par Pappano. Magnifique Air du saule et Ave maria.
Le Cassio de Liparit Avetisyan montre une belle voix/beau timbre (en contraste parfait avec celui, très sombre, de Kaufmann), très enjoué et très crédible dans tout l'acte 1, notamment dans son "Miracolo vago dell’aspo e dell’ago" tout comme d'ailleurs l'Emilia de la mezzo française Virginie Verrez qui réussit un parcours sans faute pour ce rôle.
Le coffret propose le livret intégral et quelques interviews et photos de l'enregistrement.

Enregistrement soigné, génie de Pappano, qualités de l'orchestre et des choeurs (bien supérieurs à ceux du ROH de Londres), travail fabuleux fait par tous les artistes et, évidemment, par le rôle-titre dont l'approche originale apporte un vrai "plus" à la discographie, font que ce CD est sans aucun doute l'un des meilleurs enregistrements de ces dernières années.
A se procurer de toute urgence en ces temps de disette lyrique...

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