Kaufmann/Deutsch au MET : Concert virtuel pour vrais artistes au sommet de leur art

Jonas Kaufmann/Helmut Deutsch au MET : Concert virtuel pour vrais artistes au sommet de leur art

Saluons d'abord cette initiative unique du MET de proposer la retransmission d'un récital chanté en direct depuis un lieu célèbre à une série d'artistes prestigieux qui ont pour la plupart, fait les grandes heures de la décennie passée dans l'opéra de New York fermé qui reste ainsi une place vivante malgré la pandémie.
Commencer par un produit d'appel tel que Jonas Kaufmann, était évidemment une excellente idée d'autant plus que le ténor était accompagné de "son" pianiste, ancien professeur et ami, Helmut Deutsch dont le talent parvient à faire oublier (difficilement malgré tout mais bon...) le son de l'orchestre luxuriant et riche des morceaux proposés, tous des airs brillants de l'opéra français et du vérisme italien.
D'entrée de jeu, ce concert sans public mais en direct, s'inscrit dans les grandes initiatives réussies de la crise sanitaire d'autant plus que le MET soigne sa présentation et sa captation, même si on peut déplorer quelques problèmes de retransmission (du son ou de l'image selon les moments) inégaux selon les régions du monde pour autant que je puisse juger des échanges sur les réseaux sociaux durant le concert.
C'est Christine Goerke qui, depuis la salle du MET, inaugure la série de concerts, présentant l'artiste et la soirée, à la manière dont les soirées cinéma live HD étaient présentées (souvenir, souvenir) et d'ailleurs une petite séquence nostalgie est aussitôt diffusée, la montrant en 2014 s'entretenant avec Jonas Kaufmann dans les coulisses du MET à l'entracte du Werther d'alors. Elle dialogue également avec Peter Gelb qui présente l'initiative dans sa globalité.
Disons-le d'emblée, c'était un très grand concert, très audacieux, très complet, sans complaisance ni facilité, le ténor a voulu offrir le meilleur et il a pleinement réussi confirmant sa place au firmament des artistes de l'heure. 
Cette qualité extrême à laquelle le MET apporte tout son soin en proposant un format de douze airs majeurs du répertoire d'opéra, accompagné de deux airs de piano en lien direct avec le programme, rappelle ce qu'est l'art vivant et combien le contact direct avec le public manque cruellement aux uns comme aux autres. Au moins pouvons-nous ressentir les émotions des artistes, et apprécier leur immense talent malgré leur solitude dans cette belle abbaye bavaroise dont la caméra fait le tour avant de plonger vers eux.
Jonas Kaufmann, on le sait, aime tout à la fois surprendre et prendre des risques. Il choisit là un répertoire français et italien, excluant le confort de sa langue maternelle et singulièrement Wagner, répertoire dans lequel il possède pourtant de très nombreux rôles, de Walter des Meistersinger qu'il aurait du re-chanter à Munich fin juillet, à Parsifal, Siegmund ou Lohengrin. Il a même chanté en récital bien d'autres airs de Siegfried, Rienzi ou Tristan. Il a exclu également toute légèreté ou tout humour, préférant manifestement illustrer la gravité de l'heure, les contraintes terribles de la pandémie, et évoquer sans doute l'art lyrique en perdition au travers de ces airs les plus typiques du grand opéra du 19ème siècle. On lui saura gré d'avoir gardé tout au long de sa prestation une gravité un peu solennelle qui rendait encore plus directement tragiques les personnages incarnés. 
J'ai personnellement entendu et vu Kaufmann dans tous les airs et rôles qu'il interpréta hier soir et je l'ai trouvé en très grande forme vocale, encore davantage dans certains airs (où il risque avec succès tous les Messa di voce et leurs délicats crescendo/diminuendo de rêve qui sont un peu sa marque de fabrique) que dans d'autres où on le sent un peu plus tendu, la phrase se bousculant parfois sans pour autant atténuer les effets impressionnants de cette voix unique.

Il commence par deux airs célèbres de Tosca un Recondita Armonia plutôt tout d'un bloc, le moment où Cavaradossi s'affirme avec force en pleine possession de ses moyens pour continuer par un Lucevan le Stelle qui renvoie du monde (et du beau monde) loin derrière, tant toute l'infinie peine du chevalier peintre condamné à mort, s'exprime alors avec cette technique unique et bouleversante, dans pathos, sans excès, avec une infinie élégance toute en nuance puis en force désespérée qui vous prend aux tripes.
Banalité que de dire que comme tous les artistes, il "exprime" mieux les airs des personnages qu'il a eu l'occasion de "jouer" sur scène. Et autre banalité que de souligner qu'après l'exploit, on attend le tonnerre d'applaudissements habituels qui ne vient pas et qui frustre sans aucun doute le chanteur mais aussi le public virtuel...
Dans le même style du personnage souvent interprété et de l'incomparable sens des nuances, Kaufmann poursuit avec une "Fleur" bien à lui, ce moment-clé où Don José révèle à Carmen à quel point elle l'a rendu fou. La longue note filée accompagnée d'un crescendo/diminuendo sur "Carmen, je t'aime" est là aussi une version tout à la fois très personnelle et bouleversante d'expressivité à fleur de peau. La rapidité qu'il a à "entrer" dans un rôle en quelques secondes, est sidérante de vérité.
La tension est nettement plus perceptible pour les trois airs suivants, Gounod, Meyerbeer, Massenet, morceaux de bravoure de l'opéra français assez périlleux. Volontairement chantés avec une très grande intensité, ces airs magnifiques deviennent bien plus tragiques et profonds qu'à l'ordinaire. Ce sont des rôles "graves", dramatiques même, c'est ce dont il rend compte dans cette tension extrême. On admire aussi une diction soignée et pratiquement sans accent, où la prosodie est scrupuleusement respectée. C'est glorieux et les aigus sont lumineux tout comme l'ensemble de l'interprétation juste et convaincante. Mes petites réserves viendront du fait que je l'ai déjà entendu plus brillant et moins bousculé dans certaines phrases de l'air emblématique du Cid de Massenet (l'une de ses meilleures interprétations lors du concert "Français" de Munich il y a deux ans). Moins de nuances pour prendre moins de risques sans doute mais rien à redire globalement ni à ce Cid où on l'attend toujours dans l'ensemble du rôle, ni même à ce Roméo assez audacieux qu'il négocie fort bien. (JK semblait alors avoir un chat dans la gorge comme on dit et finalement, se dit-on, nous sommes en direct, le chanteur a le droit de s'éclaircir la gorge entre deux airs :wink: ). 
L'exercice est de toute façon difficile et le résultat se situe à une très grande hauteur valorisant l'opéra français que Kaufmann a beaucoup illustré de son talent, de Werther à Don José, en passant par un CD qui lui entièrement consacré et plusieurs tournées, dont la dernière aurait du d'ailleurs l'amener à la Philharmonie de Paris début juin. Et son interprétation de l'Africaine est tout à la fois "visitée" et héroïque, cette double qualité d'intériorité et de panache qui est là aussi l'un de ses vrais savoir-faire.
Et sans problème, la voix retrouve absolument tous ses moyens dès le début de la partie vériste où l'on assiste alors à un festival de notes filées, de nuances, de mezza voce suivis de forte, d'aigus d'une infinie douceur, bref tout l'art de Kaufmann, qui culmine sans doute avec son magnifique "Un dì, all’azzurro spazio" inspiré, rageur, poétique tout à la fois, avec là aussi cette interprétation unique du poète révolutionnaire clamant l'injustice de ce monde dans un salon d'aristocrates à la veille de la Révolution. La beauté de sa voix, toute souplesse et maitrise retrouvée, s'exprime magnifiquement dans "L’anima ho stanca" (Adriana Lecouvreur) où la douceur des premières phrases contraste avec la force et la vigueur qui succède, aisance totale d'un rôle où il fut exceptionnel également. Et plaisir d'entendre intacte, son interprétation de" Ombra di Nube" et de "Cielo et Mar ", airs qu'il interprète là aussi avec un tel sens des nuances et une telle audace vocale (qui produit toujours un très grand effet en concert... :wink: ) qu'on est comblé de les réentendre avec cette voix, ce style, cette expressivité.
Le plus bel air sera pour moi ce "“È la solita storia” de l'Arlésienne, où la voix chargée d'une émotion indicible arracherait des larmes à un rocher. Il a souvent chanté cette magnifique complainte, le contexte la rend peut-être encore plus tragique, le fait est que l'émotion malgré la distance, est à son comble...
Le final sur Nessun Dorma manque cruellement du tonnerre d'applaudissement qui accompagne en général le dernier "Vincero", c'est dommage un peu cruel pour une telle performance, mais, bon, c'est la loi de ce genre-là (et puis Christine Goerke qui ne tarit pas d'éloges tout au long de sa présentation précise avec malice, que personne n'ira dormir après une telle prestation )
 Le MET glisse également au cours du concert un peu de publicité pour ses retransmissions HD actuelles puisées dans son exceptionnel catalogue et, évidemment, celle de la Fanciulla del West (retransmise le 26 juillet) Puccini et Kaufmann obligent, dont on voit des extraits.
D'autres interludes astucieusement choisis ponctueront aussi le récital, montrant tout à la fois la richesse du répertoire de Kaufmann, mais aussi son jeu d'acteur exceptionnel, extraits de productions du MET (la Walkure avec ses puissants "Wälse") ou Werther avec "Pourquoi me réveiller" mais aussi son Vesti la giubba de Salzbourg. Durant les deux intermezzo magnifiquement interprété par Helmut Deutsch seul au piano, celui de Manon Lescaut et celui de Pagliacci, un défilé de photos de Kaufmann en scène permettait de rappeler également l'étendue de ses rôles (et son incontestable charisme photogénique ), puisqu'on apercevait même un Tamino et son Alfredo du MET, beaucoup de Parsifal, de Werther, de Siegmund, de Faust, toujours au MET mais aussi son Des Grieux du ROH, son Pagliacco de Salzbourg.
Comme il l'avait dit à l'issue de son premier récital fin mars à Munich, "la musique n'est pas la même sans public".
La solitude des artistes dans cette grande et vase bibliothèque est d'autant plus impressionnante qu'au vu des dimensions de la salle on ne comprend pas que toute présence ait été interdite.
Kaufmann conclue cependant en s'adressant à l'audience invisible de par le monde pour rappeler l'importance d'aider ses confrères qui n'ont pas la chance de pouvoir se produire en direct ainsi dans des conditions aussi exceptionnelles et annonce qu'il fera lui-même un don important (de 5000 dollars).
En résumé, on peut chaleureusement et sincèrement remercier le MET d'une telle initiative qui nous permet de voir un concert en tous points exceptionnel avec un artiste qui ne l'est pas moins et qu'il est parfois difficile de voir "en vrai", tant les places sont tout à la fois chères et rapidement prises d'assaut.
Le prochain concert sera celui d'une autre chouchou du MET, Renée Fleming le 1er Août que je ne raterai pas non plus !
A suivre donc....

Détails
Jonas Kaufmann a ouvert le bal de la série de concerts "Mets Stars Live in concert" avec un concert donné en direct le samedi 18 Juillet avec Helmut Deutsch au piano.

Le ténor se produira dans la salle bibliothèque de l'Abbaye de Polling en Bavière sur le programme suivant :

“Recondita armonia”
From Puccini’s Tosca

“E lucevan le stelle”
From Puccini’s Tosca

“La fleur que tu m’avais jetée”
From Bizet’s Carmen

“L’amour, l’amour … Ah! lève-toi, soleil!”
From Gounod’s Roméo et Juliette

“O paradis sorti de l’onde”
From Meyerbeer’s L’Africaine

“Ah! Tout est bien fini ... O Souverain, ô juge, ô père!”
From Massenet’s Le Cid

“Cielo e mar”
From Ponchielli’s La Gioconda

“L’anima ho stanca”
From Cilea’s Adriana Lecouvreur

“Ombra di Nube”
By Licinio Refice

“Un dì, all’azzurro spazio”
From Giordano’s Andrea Chénier

“È la solita storia” 
From Cilea’s L’Arlesiana

“Nessun dorma”
From Puccini’s Turandot

Billet à 20 dollars à acheter ici

Concert valable pendant 12 jours, visible via le site du MET.

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