Don Carlos de Verdi à l'Opéra de Vienne le 4 octobre : magnifique oeuvre sublimée par ses interprètes, une leçon d'espoir pour l'opéra.

Don Carlos

Giuseppe Verdi

Texte de Josephe Méry & Camille Du Locle d’après la pièce de Friedrich Schiller 

Grand Opéra en cinq actes – Version originale française


Direction musicale : Bertrand de Billy

Production : Peter Konwitschny

Philippe II : Michele Pertusi

Don Carlos : Jonas Kaufmann

Rodrigue (Posa) : Igor Golovatenko

Grand Inquisiteur : Roberto Scandiuzzi

Elisabeth de Valois : Malin Byström

Eboli : Eve-Maud Hubeaux

 

Comme c’est très difficile de voyager actuellement à cause des restrictions dues à l’épidémie de COVID, j’ai du, à mon grand regret, me contenter de la retransmission réalisée par l’Opéra de Vienne qu’il faut chaleureusement remercier d’avoir permis à tant de mélomanes de profiter de cette magnifique performance de rentrée de l’un des plus beaux opéras de Verdi (avec Otello), qui plus est dans sa plus longue version, la plus belle à mon sens, qui dure plus de cinq heures d’un voyage dramatique et musical magistral.

Dans cette « version » française, qui est en fait l’original, Verdi respecte bien sûr ce que sont alors les « canons » du prestigieux grand opéra français, qui comprend obligatoirement un « ballet ». Relier ce ballet au reste de l’opéra est loin d’être évident. Les puissantes et riches mélodies de Verdi, accompagnées d’une orchestration souvent en « dialogue » serré avec les chanteurs, les chœurs en contrepoint, et qu’expriment les chanteurs en quelques fameux monologues (arias généralement superbes) et surtout en dialogues percutants et célèbres, n’ont pas grand-chose à voir avec la musique forcément légère de la partie « ballet » conçue de toutes façons comme une distraction (pour ces messieurs de la Haute cherchant « leur » danseuse dans le ballet et cessant généralement de parler entre eux dans les loges pendant son déroulé…).

La plupart des mises en scènes récentes de cette longue version de Don Carlos coupent ce « ballet » un peu incongru au milieu de la tragédie. 

La mise en scène de Peter Konwitschny, créée en 2004, déjà sous la direction de Bertand de Billy, prend le parti d’une illustration particulièrement dépouillée dans un décor minimaliste où quelques petits symboles apparaissent de temps en temps, tandis que pour l’essentiel, c’est le jeu théâtral des chanteurs qui racontent (si bien en l’occurrence) la tragédie en marche, et expriment l’horreur de leur enfermement, de leur « destinée » tragique contre laquelle ils sont impuissants à lutter. Ces murs blancs qui enserrent la scène flanqués de toutes petites portes étroites et basses, obligeant les chanteurs à baisser la tête pour passer et repasser de la scène aux coulisses, et ne ménageant qu’un passage à la fois, deviennent très rapidement le symbole de cette terrible et implacable oppression. 

Seul dans l’acte 1, la scène est totalement vide avec un ciel étoilé, une lumière étrange et magnifique baignant le plateau et caressant les visages de la foule de paysans chantant dans une superbe complainte d’ouverture, leur peine due à leur dur labeur et à leur misère. Le seul accessoire est le fameux brasero où Elisabeth et Don Carlos scelleront leur amour juste avant de savoir qu’il ne se réalisera jamais. Déjà le parti pris théâtral et dépouillé apparait dès l’annonce fatale : ce foulard blanc symbole du mariage qui ne sera pas le leur, ce départ déchirant d’Elisabeth, Carlos resté seul suivi par un faisceau blanc de lumière sur le plateau totalement assombri avant de s’écrouler pour pleurer son sort.

Murs blancs qui rendent prisonniers et ridicule petit arbre planté par le moine au début de l’acte 2 (avec l’aide de Carlos), qui grandira au dernier acte, près de la bouche du souffleur, seront les seuls accessoires de l’essentiel de la tragédie qui s’ensuit. Ici ou là apparaitront quelques autres symboles : la cassette d’Elisabeth, l’oreiller de Philippe, une table où grimpe Carlos pour appeler la Flandre à la révolte, des masques grotesques pour les protagonistes des faux-semblants des actes 3 et 4, le carnet que Don Carlos tient serré dans sa main. 

Les costumes sont de noir surtout et un peu de blanc pour les hommes comme les femmes à partir des débuts de la tragédie, après l’annonce du mariage de Philippe et Elisabeth. Cette dernière porte une robe colorée quand le bonheur lui sourit encore…Quelques personnages (Posa en particulier) portent parfois des costumes contemporains mais la plupart du temps les costumes évoquent la période. 

Deux ruptures de taille dans cette unité de style, de lieu, de sens : le fameux ballet où le metteur en scène nous offre une rupture totale de ton avec le « rêve » d’Eboli. Transposés brutalement dans un petit caisson transformé en petit appartement bourgeois du 20ème siècle, nos chanteurs vont se faire acteurs d’un « ballet » muet imaginant le couple Eboli-Carlos recevant Philippe et Elisabeth dans un repas conventionnel avec poulet et bon vin. En quelques minutes, c’est une véritable petite histoire très drôle et formidablement bien interprété qui nous distrait comme le ferait un interlude pendant l’entracte. Cette trouvaille a été abondamment sifflée mais très applaudie également… Personnellement je l’ai trouvée fort à propos symbolisant finalement très bien le rôle de « distraction » du public qu’était le ballet dans le Grand Opéra français. Et puis c’est tellement bien joué, sans parole mais avec beaucoup d’expressivité et quelques rires, qu’on se dit qu’on a bien de la chance d’avoir des artistes aussi polyvalents qui après deux heures d’exploits vocaux, peuvent encore s’amuser et nous amuser en mimant leurs rôles en rythme avec la musique dansante. Un exploit qu’il faut saluer comme tel.

L’autre rupture très différente et plus discutable (surtout en retransmission où le petit écran qui se situe alors au-dessus de la scène, disparait souvent…). Il s’agit du traitement de la difficile scène de l’autodafé. Elisabeth, Philippe et Posa sont filmés comme des « grands » qui arriveraient au théâtre de Vienne accompagnés par les caméras des paparazzis couvrant l’événement (c’est ce qu’on voit sur le petit écran) tandis que les chœurs chantent sur la scène beaucoup plus bas. Selon un procédé souvent employé depuis, on suit la famille royale dans les allées de l’Opéra, l’holocauste est représenté par quelques pauvres prisonniers enchainés poussés dans les escaliers par des sbires, puis Elisabeth et Philippe entrent pour de bon dans la loge au dessus de la scène. Intérêt limité et signification obscure, mais quelle mise en scène a réussi un autodafé ? Je m’interroge…

Plus globalement, ce dépouillement est une réussite totale avec de tels interprètes, tous magnifiques acteurs, qui évoluent sur la scène en permanence et dans des mouvements qui font sens et exigent beaucoup de leur part, notamment du rôle-titre en permanence en mouvement, courant, sautant, s’allongeant au sol etc… représentant l’agitation permanente d’un Carlos enfiévré et malheureux, insoumis et immature, torturé et révolté, à la limite de la folie.

On ne pouvait imaginer meilleur interprète que Jonas Kaufmann qui incarne maintenant depuis presque une décennie ce Don Carlo (et Don Carlos) là, cet infant névrosé que le malheur rend fou, ce personnage détruit de l’intérieur qui se replie dans son malheur et ne parvient pas à en sortir. Je l’ai désormais vu dans quatre mises en scène différentes avec celle-ci : celle de Jurgen Rose à Munich, elle aussi terriblement dépouillée qui mettait les personnages entre de hauts murs de bois les enserrant, celle de Stein à Salzbourg dont les décors ne sont pas non plus sans évoquer celle-ci et enfin, celle de Warlikowski à Paris qui traitait lui aussi le thème de l’enfermement mental de l’infant mais dans une toute autre optique finalement beaucoup plus... luxuriante !

Ce soir-là, 4 octobre, à Vienne, le ténor souffrait manifestement d’une toux récurrente qui voilait de temps en temps son timbre mais qu’il a finalement réussi à surmonter et qui n’a jamais compromis ses envolées lyriques héroiques notamment vers les aigus glorieux et émouvants de sa partition très tendue et magnifiquement maitrisée. Il a même su jouer à plusieurs reprises de cette fragilité pour rendre sa voix au bord de la rupture sans jamais la casser, en exprimant le désarroi, la peine, la peur, la solitude avec un talent qui lui est propre et il suffira d’entendre le magnifique duo final pour en comprendre toute l’efficacité émotionnelle.

Malgré ce choix du risque permanent sur le plan vocal mais qui « tient » et qui emporte l'adhésion totale, Kaufmann ne se ménage  jamais sur le plan physique, la mise en scène étant très exigeante à son égard (sachant qu’il n’a plus 20 ans…) et c’est ce mélange qui constitue son exceptionnel charisme avec ce timbre sombre mais éclatant et cette incroyable technique de la messa di voce, qui lui permet de nous offrir ces moments merveilleux d’immense musicalité.

Et si l’opéra n’offre pas de « grand air » au ténor, il lui offre énormément de morceaux sublimes dont l’affrontement avec Elisabeth, les duos avec Posa et le fameux « Oh mon ami » qu’il chante uniquement dans la version française en contrepoint avec le « qui me rendra ce mort » de Philippe, à la fin de l’acte 4, autant de merveilles qui tiennent autant aux paroles françaises qu’à la superbe musique de Verdi.

D’après ceux qui ont assisté à la séance suivante du 7 octobre, Kaufmann avait retrouvé l’intégralité de ses moyens.

Mais et les critiques l’ont à juste titre souligné, ce n’est pas un one man show et cela ne l’est jamais avec Kaufmann qui ne se campe jamais devant la salle pour "produire" un effet mais qui entre dans son personnage et n'en sort (à peine souvent) qu'aux saluts : sa présence et son métier galvanise sans doute l’ensemble de l’équipe est probable puisqu’on constate toujours cette « unité » scénique de toutes et tous qui valorise les talents de chacun tout en offrant des scènes de duos et d’ensemble exceptionnelles. C’est d’ailleurs ce qui rend si attirant le fait d’aller voir un opéra, quelqu’il soit, quand le ténor bavarois y tient un rôle important. 

Magnifique équipe très différente de celle qui constitua le cast de rêve du Don Carlos de Paris avec Ludovic Tézier, Elina Garança, Sonya Yoncheva et Ildar Abdrazakov (qui aurait du être de ce Don Carlos de Vienne mais n’avait pas pu finalement participé aux répétitions du fait d’une infection COVID contractée à Moscou).

Il m’a semblé qu’on avait là moins d’effets de voix, moins d’ampleur dans les arias de chacun, mais peut-être une plus grande homogénéité de style, beaucoup d’engagement scénique et vocal, le tout donnant une bien belle lecture de cette partition en tout point exceptionnelle à mon avis.


Malin Byström est une Elisabeth physiquement idéale, jeune, mince, belle et séduisante qui va petit à petit se fondre dans son destin gris et fatal, se vêtir de noir comme d’un deuil perpétuel, se couvrir la tête et le visage de blanc comme un rappel éternel du mariage dont elle ne voulait pas. Très émouvante, la jeune soprano affronte vaillamment, résolument et brillamment toutes les difficultés de son rôle pour rencontrer ses limites dans l’air final (Toi qui sus le néant) sur les suraigus qu’elle réussit mais au prix de quelques petites stridences. On lui pardonnera aisément pour se féliciter d’une aussi belle et convaincantes prestation toute en délicatesse et subtilité où transparait sans cesse la fragilité entremêlée de vélléités de dominer son destin ce qui lui est interdit. Le chant est intelligemment coloré et le souffle parfait sur ces longues notes verdiennes avec toutes les nuances nécessaires à ce rôle complexe. Une très belle Elisabeth et une jolie découverte en ce qui me concerne.

Eve-Maud Hubeaux avait déjà chanté Eboli en France avec succès et elle confirme sa très belle adéquation à une interprétation très personnelle et très intéressante de l’intrigante. Belle stature pour cette jeune mezzo très prometteuse, élégante prestation scénique jamais vulgaire (malgré le personnage et ses ambiguités) et très brillante, la voix est très belle et la technique impressionnante là aussi dans les nuances et la coloration du chant. Très impressionnante dans l’air « Au palais des fées » à l’acte 2, avec ses trilles précises et mélodieuses, ses vocalises superbes, elle réussit également le redoutable « Don Fatale » de l’acte 4 même si elle le négocie à sa manière et avec sans doute beaucoup moins d’effets qu’une Elina Garança ou une Anita Rachvelishvili, mais avec son cœur, ses tripes, ses sentiments, son naturel qui pour finir, sont éminemment émouvants et qui rappellent que Don Carlos n’est pas que l’occasion de faire du « beau chant » mais aussi celle de raconter une histoire triste et poignante où jalousie, amour et vengeance occupent une place centrale.

Le Posa de Igor Golovatenko porte des lunettes et a un faux air d’éternel étudiant ou de premier de la classe qui n’est pas sans rappeler le Posa de Daniel Boaz à Munich dans la production de Rose (2012). Il en a aussi un certain côté lisse, sage et manquant d’éclats et de reliefs, de colère et de passion. Mais c’est tout autant le style de voix et le timbre, très beau mais manquant de couleurs, de Golovatenko que le parti pris de la mise en scène qui en fait assez systématiquement le double raisonnable et adulte de l’infant Don Carlos. A lui la grandeur et la sagesse, à l’autre, les humeurs et l’agitation. Et je dois dire que dans ce parti pris, les rencontres fort nombreuses entre Posa et Don Carlos sont des grands moments d’émotion dans le contraste des voix et des caractères et finalement dans le sacrifice sublime de Posa face à un Don Carlos désespéré. Sublime moment que celui de la mort de Posa…

Le Philippe II de Michele Pertusi est une très agréable surprise. Je craignais un peu le remplacement, à tort. Michele Pertusi a la noblesse du rôle, la partialité de l’autocrate, les accents fermes et royaux de ce père qui a privé son fils d’un amour immense, et les fêlures de celui qui sait qu’il n’est pas aimé en retour ni par son fils ni par sa femme. L’artiste sert très bien ce rôle un peu ingrat et réussit à nous convaincre totalement par sa présence et la qualité de son interprétation.

Saluons aussi le redoutable Inquisiteur de Roberto Scandiuzzi dont la seule vue glace le sang et qui tonne avec fracas prononçant les sentences de mort et d’exil sans jamais faiblir d’une voix de stentor parfaitement ajustée au rôle. Son affrontement avec Philippe est un des grands moments de cette œuvre.

Et c’est peut-être dans les petites imperfections, les enrouements de Kaufmann, mais aussi les aigus parfois stridents de Malin Byström, le manque d’ampleur dans le « Don Fatale » de Maud Hubeaux, le ton parfois un peu terne du Posa de surtout dans son affrontement avec Philippe, les quelques petites scories vocales du Philippe de Pertusi, que se situent ces secrets qui font que tout en notant ces petits défauts, on est pris dans un maelström d’émotions qui balayent tout et rend la soirée inoubliable.

N’oublions pas les rôles secondaires bien tenus et citons les tous pour n’en oublier aucun : Dan Paul Dumitrescu en moine; Virginie Verrez en Thibault; Robert Bartneck en comte von Lerma Johanna Wallroth en voix du ciel (déguisée en Marilyn Monroe pour le final de l’autodafé) et  Michael Wilder en Coryphée. 

Et dans l'ensemble, choeurs compris, un français plutôt bon (voire excellent) qui rend les sous-titres inutiles. Chapeau, c'est rare.

Bien évidemment tout ceci n’aurait pas cette force et cette homogénéité que j’ai trouvé remarquable sans le travail du chef d’orchestre Bertrand de Billy, qui connait bien cette partition, accompagne et soutient en permanence les chanteurs et les chœurs (qu’il faut aussi saluer), et le splendide orchestre de l’Opéra de Vienne. Sans jamais rechercher lui non plus d’effets sonores faciles et surtout sans jamais couvrir les chanteurs lors de ces montées orchestrales verdiennes qui soulignent les tensions dramatiques (duo Philippe-Posa par exemple), il imprime une battue assez lente mais non sans relief, et qui privilégie nettement le chant qu’il valorise en permanence.

 

La difficile sortie de la crise sanitaire mondiale, rend d’autant plus admirable cette totale réussite d’un des opéras les plus longs, avec chœurs et nombreux personnages, grand orchestre, mis en scène, qui est à mettre au crédit de l’Opéra de Vienne et de tous les artistes qui y ont participé malgré de nombreuses contraintes (port du masque en répétition par exemple, tests incessants) qu’ils ont accepté de bon cœur tout à la joie de chanter à noçuveau dans un vrai opéra, sans coupure, avec une mise en scène et un public, comme « avant ».

Une belle leçon d’espoir qu’il faut saluer comme il se doit.


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Commentaires

  1. Sublime commmentaure qui met magnifiquement bien en vakeur les interprétations dectiytca chacun et le magistral jeu de scène , chanté de Jonas❤️🎵❤️

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