Eugène Onéguine à l'Opéra de Vienne, jeunesse et dynamisme pour une représentation exceptionnelle !

Eugène Onéguine (Евгений Онегин)

Piotr Illitch Tchaikovsky

Livret du compositeur et de Constantin Chilovsky, inspiré d'Eugène Onéguine, roman en vers d'Alexandre Pouchkine. 1878


Direction musicale : Tomáš Hanus

Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov

Tatiana: Nicole Car

Eugène Onéguine : Andrè Schuen

Olga: Anna Goryachova

Lenski: Bogdan Volkov

Prince Gremine: Dimitry Ivashchenko

Filpievna : Larissa Diadkova

Madame Larina : Hélène Schneiderman


Retransmission en différé de la représentation du 31 octobre 2020 au Wiener Staatsoper, disponible en ligne à partir du 6 novembre

https://play.wiener-staatsoper.at/event ... 4e1ba/play


L’Opéra de Vienne nous gâte en cette rentrée, relevant le défi de présenter de grandes œuvres qui font appel à de magnifiques distributions, des chœurs, un grand orchestre et d’intéressantes mises en scène de son répertoire. Après le Don Carlos du début de la saison, Vienne avait programmé la retransmission d’un Eugène Onéguine flamboyant et tout aussi séduisant qui tint toutes ses promesses et même davantage.

L'arrivée rapide du lockdown début novembre, a permis malgré tout à la maison viennoise de capter l'une des dernières séances (celle du 31 octobre) pour nous l'offrir comme promis et c'est tant mieux.

On se situe, du fait de l'extrême qualité de l'oeuvre elle-même, de sa richesse musicale et de son superbe livret (d'autant plus appréciable qu'on comprend le russe...), à un très haut niveau de qualité, ce d'autant plus que l'interprétation est globalement plutôt originale et retient l'attention du mélomane qui aime bien les nouvelles voix quand elles promettent de grands lendemains.

La mise en scène de Tcherniakov a déjà fait couler beaucoup d'encre et a fini par devenir un "classique" proposant une interprétation audacieuse, très discutable, mais originale et "travaillée" de cette oeuvre magnifique, tout autant littéraire que musicale, de haute volée, qu'est l'Eugène Onéguine de Tchaikovsky.

Commençons par rappeler quelques aspects de cette mise en scène, vue en ce qui me concerne, pour la première fois à Garnier en 2008 du temps de Gérard Mortier et sous la baguette du directeur musical du Bolchoi d'alors, Alexander Vedernikov, qui vient de nous quitter.

Tcherniakov est un peintre de l'enfermement. Il aime les décors uniques de salons bourgeois chics et élégants dont les grandes croisées sont souvent opaques, fermées, et ne s'ouvrent que de temps en temps : violemment lors de la fin impressionnante de l'air de la Lettre sous l'effet de l'orage autant réel que symbolique de la passion sourde de la toute jeune Tatiana ou plus suavement, sur un paysage printanier le lendemain quand elle croit revivre lors de la visite d'Onéguine. Mais même ces arbres trop verts et qui, finalement barrent l’horizon, et ces personnages ricanant qui font irruption de temps en temps derrière les vitres, sont autant de menaces qui pèsent sur l’amour impossible d’Eugène et de Tatiana enfermés dans un entrelac infranchissable de non-dits, de conventions, de préjugés. Et juste avant le drame, la pièce alors en fête, lors de l'anniversaire de Tatiana, s’assombrit peu à peu derrière des volets fermés hermétiquement 

Rustique malgré sa richesse bourgeoise lors des actes 1 et 2 qui se situent à la campagne, la grande table accueille tout le monde, le fossé entre les maitres et les domestiques s'efface comme dans une sorte de vaste comédie humaine, les paysans s'installent à la fête, le salon devient à l’opposé, rutilant, rouge, blanc, or avec de riches tentures au dernier acte, celui de l'échec d'Onéguine qui de dandy dominant, devient parvenu dépassé et défait, dans la propriété de l'aristocrate prince Grémine où il peine à trouver une place qu’il a définitivement perdue…

Les qualités de Tcherniakov dans cette mise en scène, outre ce décor unique oppressant et troublant (comme le sera celui de son Iolanta quelques années plus tard) nous offre une fantastique direction d'acteurs toute en subtilité et en analyse précise des personnages et de leurs interactions dans cette vision intellectuelle très russe des relations sociales. Chaque mouvement des acteurs se marie parfaitement avec chaque inflexion de la chatoyante composition de Tchaikovsky. Chaque inflexion musicale (et l’œuvre torrentielle de Tchaikovsky n’en manque pas) est accompagnée d’une gestuelle précise et d’une fascinante précision.

On pourra, une fois encore, lui reprocher la distance qu'il prend avec l'oeuvre elle-même quand il fait d'Olga une pimbêche jouant avec les sentiments des hommes et rendue largement et directement responsable du duel fatal, de Tatiana une oie blanche excessivement naïve qui s'efface souvent derrière sa soeur, de Lensky un romantique nerveux bourré de tics et d'accès de violence ou de dérision (exaspéré par la situation créée par les jeux d'Onéguine, il emprunte le numéro de Triquet pour le réaliser lui-même de manière clownesque et assez loin des intentions du compositeur).

Mais on s’incline très rapidement, tout simplement parce que cette lecture sans s’éloigner vraiment de l’œuvre, l’illustre de manière passionnante et qu’on vit à cent à l’heure cette histoire tragique tellement remplie de nostalgie pour le bonheur raté des protagonistes et si furieusement romantique dans sa construction mélodique inoubliable.

Ajoutons que l'ensemble des tableaux qui composent les trois actes, sont autant de peintures de toute beauté, où chaque personnage a une place précise et où une foultitude d'actions et d'expressions des chanteurs (et du choeur) permet de donner un relief particulier à cette oeuvre.

 

Cette mise en scène est, il faut le dire, particulièrement bien servie par l’ensemble des artistes. J’aurais d’abord évidemment des éloges appuyés sur le plan musicale pour la direction de Thomas Hanus et la beauté de l'orchestre de l'Opéra de Vienne et des choeurs. Du très très grand Tchaikovski sous la baguette d'un chef qui travaille au cordeau avec les artistes, notamment lors des délicats et superbes "ensembles" de l'oeuvre qui sont si souvent si difficiles à "mettre au point". 

Ensuite chacun des interprètes a sa propre personnalité musicale et scénique, tout à la fois originale et passionnante.

Le choix d'artistes jeunes, nouveaux, pas forcément très connus, mais très engagés et follement passionnés par leurs échanges romantiques et enfiévrés, se révèle un coup de maitre.

On pourra songer à d'autres Onéguine excellents ces dernières années, de Dmitri Hvorostovsky à Peter Mattéi en passant par Mariusz Kwiecien, Simon Keenlyside ou les quelques barytons exceptionnels de la troupe du Mariinsky. Il n'en manque pas. Pourtant Andrè Schuen tire sacrément bien son épingle du jeu, après son remarquable Guglielmo dans le Cosi fan tutte de cet été à Salzbourg. Baryton de qualité, il allie jeunesse et beau timbre, avec beaucoup d'aisance sur scène, manifestement très en phase avec son compère de cet été, le jeune ténor russe Bogdan Volkov (Ferrando dans le même Cosi) et déjà remarqué par notre site dans le Conte du Tsar Saltan donné l'an dernier à la Monnaie.

Ce dernier campe un Lenski hors norme, plus léger, plus lyrique, plus écorché vif en même temps, qui cherche moins les effets "beau chant" habituels du rôle pour leur préférer une interprétation plus riche et plus complexe qui retient l'attention pour culminer dans sa dernière scène qui s'achève sur un "Kouda, Kouda" absolument inouï de vérité et de beauté.

Le couple d'hommes s'accorde parfaitement. Mais le sommet est atteint avec la prestation de Nicole Car.

La jeune soprano australienne est une magnifique Tatiana, déjà entendue dans une autre mise en scène à Bastille, quand elle succédait à Anna Netrebko et remplaçait Sonya Yoncheva qui avait renoncé à ce rôle pourtant parfaitement adéquat à sa voix et à son style. 

Sa jeunesse et son talent, apportent une note fraiche et émouvante à l’incarnation de cette toute jeune fille qui s’éveille à l’amour et va se heurter aux dures réalités de la société russe de l’époque. L’air de la Lettre est renversant de sincérité et tout passe par son chant, l’émoi, l’amour, la passion, la peur d’être ridicule, l’audace soudain, puis à nouveau les hésitations et pour finir l’explosion de sa volonté de tenter le destin… Son russe est fluide et sans accent, sa diction impeccable et surtout, son interprétation est là aussi, comme celle de ses partenaires masculins d'une grande richesse émotionnelle, sans fard, assez directe, très naturelle et très très convaincante. 

Nicole Car, Andre Schuen et Bogdan Volkov forment un trio très séduisant, qui renouvelle et rajeunit le genre et donne un rythme soutenu en tension dramatique à l'ensemble de l'oeuvre.

La scène finale est également un "must", tous les regrets des deux jeunes gens rendus à un âge plus mûr et mesurant l'ampleur de leur double défaite, est magnifiquement rendue par des voix qui ne sont pourtant pas les plus orthodoxes de ce répertoire.

Les autres interprètes sont de bon niveau de l'Olga d'Anna Goryachova au prince Gremine de Dimitry Ivashchenko en passant par un succès...) sans oublier la pittoresque Hélène Schneiderman en décapante Madame Larina et la nounou, bien sûr, ce rôle si émouvant et si bien tenu par Larissa Diadkova.

C'est donc une très belle réalisation que nous offre l'Opéra de Vienne, pour les amoureux de l'opéra russe à voir/revoir absolument.

Et quelque part, c'est aussi une curiosité qui confirme un vrai renouveau du chant lyrique au travers de ces jeunes interprètes promis à un bel avenir, pourvu que le COVID ne remette pas trop longtemps en cause le spectacle vivant...




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