Un "Ring" dirigé par Philippe Jordan, sauvé in extremis. A écouter et réécouter sur France Musique. De très grands moments et un final fantastique.

Der Ring des Nibelungen



Richard Wagner

 

Direction musicale : Philippe Jordan

Orchestre et choeurs de l'Opéra de Paris.

 

Enregistré en version concert et sans public en novembre pour l'Or du Rhin, la Walkyrie et le Crépuscule des Dieux à l'Opéra Bastille, en décembre pour Siegfried, à l'Auditorium de Radio France.

 

Les péripéties de ce Ring ont failli conduire à son annulations pure et simple. Prévu à l'origine par parties en plusieurs représentations en avril-mai puis octobre-novembre, et en deux cycles complets la dernière semaine de novembre et la première de décembre, dans une mise en scène de Calixto Bieito, l'ensemble est progressivement annulé du fait de la pandémie. L'espoir renait en octobre quand Jordan obtient la possibilité d'en réaliser une version concert en deux cycles aux dates prévues initialement, le premier à Bastille, le second à Radio France.

Les billets sont vendus, les salles redisposées pour respecter les distances physiques, les horaires adaptés à la dernière minute du fait d'un couvre-feu... mais le deuxième confinement ruine tous les espoirs des spectateurs.

Ce "Ring" sera quand même enregistré dans des conditions "normales" du point de vue de l'orchestre, des solistes et des choeurs.

L'ensemble des difficultés accumulées ont conduit à deux défections malgré tout :Eva Marie Westroek prévue en Sieglinde sera remplacée par Lise Davidsen et Jonas Kaufmann prévu en Siegmund sera remplacé par Stuart Skelton, tous deux très bons wagnériens.

 

Nous allons donc enfin pouvoir découvrir ce Ring en retransmission audio grâce au travail de France Musique qui nous propose les quatre parties en cette fin d'année. Disponibles pendant un mois.

 

L'Or Du Rhin (Das Rheingold)

Enregistré le 23 novembre

Diffusé le 26 décembre

 

Iain Paterson, baryton basse (Wotan)

Lauri Vasar, baryton (Donner)

Matthew Newlin, ténor (Froh)

Norbert Ernst, ténor (Loge)

Jochen Schmeckenbecher, baryton (Alberich)

Gerhard Siegel, ténor (Mime)

Wilhelm Schwinghammer, basse (Fasolt)

Dimitry Ivashchenko, basse (Fafner)

Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano (Fricka)

Anna Gabler, soprano (Freia)

Wiebke Lehmkuhl, contralto (Erda)

Tamara Banješević, soprano (Woglinde)

Christina Bock, mezzo-soprano (Wellgunde)

Claudia Huckle, mezzo-soprano (Flosshilde)

 

La Walkyrie (Die Walküre)

Enregistrée le 21 (Générale) et le 24 novembre (représentation)

Diffusée le 28 décembre

 

Stuart Skelton, ténor (Siegmund)

Günther Groissböck, baryton-basse (Hunding)

Iain Paterson, basse (Wotan)

Lise Davidsen, soprano (Sieglinde)

Martina Serafin, soprano (Brünnhilde)

Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano (Fricka)

Sonja Saric, soprano (Gerhilde)

Regine Hangler, soprano (Helmwige)

Anna Gabler, soprano (Ortlinde)

Ricarda Merbeth, soprano (Waltraute)

Marie-Luise Dressen, mezzo-soprano (Rossweisse)

Julia Rutigliano, mezzo-soprano (Siegrune)

Noa Beinart, mezzo-soprano (Grimgerde)

Katharina Magiera, contralto (Schwertleite)

 

Siegfried

Enregistré le 4 (Générale) et le 6 décembre (représentation) à l'auditorium de Radio France

Diffusé le 30 décembre

 

Andreas Schager, ténor (Siegfried)

Gerhard Siegel, ténor (Mime)

Iain Paterson, baryton-basse (Wotan, Der Wanderer)

Jochen Schmeckenbecher, baryton (Alberich)

Dimitry Ivashchenko, basse (Fafner)

Wiebke Lehmkuhl, contralto (Erda)

Tamara Banjesevic, soprano (Waldvogel)

Ricarda Merbeth, soprano (Brünnhilde)

 

Le Crépuscule des Dieux (Götterdämerung)

Enregistré le 25 novembre (Générale) et le 28 novembre (représentation).

Diffusé le 2 janvier 2021

 

Andreas Schager, ténor (Siegfried)

Johannes Martin Kränzle, baryton (Gunther)

Jochen Schmeckenbecher, baryton (Alberich)

Ain Anger, basse (Hagen)

Ricarda Merbeth, soprano (Brünnhilde)

Anna Gabler, alto (Gutrune, Troisième Norne)

Michaela Schuster, mezzo-soprano (Waltraute, Deuxième Norne)

Wiebke Lehmkuhl, contralto (Première Norne)

Tamara Banjesevic, soprano (Woglinde)

Christina Bock, mezzo-soprano (Wellgunde)

Claudia Huckle, contralto (Flosshilde)


Le « Ring » occupe une place à part dans mon imaginaire de mélomane. C’est l’œuvre la plus impressionnante, la plus complexe, la plus difficile à mettre en scène et à distribuer. Elle demande un orchestre aux effectifs très importants et surtout une capacité de fusion totale entre l’ensemble des protagonistes de l’œuvre. Quand Siegfried forge l’épée que son père Siegmund lui a laissé en héritage, brisée en mille morceaux par Wotan, il faut que tout soit parfaitement scandé : le bruit du marteau, le chant de Siegfried, la place des consonnes autant que celle des notes, le rythme donné par l’orchestre. Et on vibre avec ce magnifique passage absolument inoubliable et à mon sens inégalé dans sa formdiable force évocatrice. Au tout début comme à la toute fin du Ring, il faut entendre les flots du Rhin, l’harmonie d’un monde qui va être bouleversé et manquer de peu la destruction totale avant sa renaissance. Il faut s’étourdir des passages orchestraux sublimes, ceux qui suivent la mort de Siegfried (la fameuse marche funéraire) ou le sacrifice de Brünnhilde qui produisent toujours un effet incroyable de jubilation et de sidération qui peut conduire (je l’ai vécu) des publics à se lever pour hurler une immense ovation et scander des applaudissements frénétiques de rappel au rideau alors qu’il est une heure du matin…

Et puis il y a ce génie des « thèmes » qui accompagnent les situations et les personnages, ou rappellent même leur souvenir après leur mort, ces fameux leitmotivs obsessionnels qui mieux que toute explication donnent le fil de cette histoire abracadabrantesque. 

Wagner a écrit intégralement le Ring. En paroles et en musique, en mélodie et en orchestration et cette formidable unité doit faire passer au second plan toute séparation artificielle des instrumentistes et des chanteurs. Ils sont tous ensemble l’acteur unique du récit musical légendaire qui puisent aux racines des interrogations modernes de notre monde.

Car le Ring c’est d’abord une œuvre magistrale. Et c’est toujours Wagner qui gagne à la fin…

Quelles que soient les réticences ou les frustrations que l’on peut ressentir ici ou là face à un interprète moins bon dans tel ou tel rôle, on finit toujours par juger l’ensemble et par ressortir littéralement comblé d’autant de talents réunis.

A partir du moment où les conditions sanitaires imposaient des mesures de huis-clos mais pas de restrictions sur le plan musical, l’idée de maintenir ce Ring malgré les multiples évolutions contraintes de sa forme, était audacieuse et juste. Il faut donc d’abord saluer la décision de l’OnP, l’engagement de son directeur musical Philippe Jordan et de l’ensemble de l’orchestre de l’Opéra, et celui des artistes venus d’Allemagne et d’Autriche et qui ont assuré pour cet enregistrement, des performances bien souvent exceptionnelles de qualité.

Ensuite il faut juger le produit tel qu’il a été finalement conçu : ce n’est pas un Ring « joué », il n’y a pas de mise en scène et ce n’est même pas à proprement parler la version concert prévue avec public un temps, puisque, hélas, le public a été interdit d’accès.

Et je ne pense pas que l’entreprise aurait pu voir le jour sans l’aide de France Musique qui en assuré la captation (deux séances par partie pour plus de sûreté) et la retransmission sur ses ondes.

Après avoir plutôt apprécié le Prologue, rapide, vif et enlevé, je dois avouer une certaine déception concernant la Walkyrie, juste avant un enthousiasme total face à un Siegfried exceptionnel pour finir par un Crépuscule un tout petit plus inégal mais qui réussit les plus grandes pages de l’œuvre totale. Côté retransmission et captation (puisque nous ne pouvons juger hélas, que par le truchement des micros), j’ai trouvé le Siegfried et le Crépuscule nettement plus équilibrés entre orchestre et artistes lyriques et finalement très proches de ce que devait être la réalité en salle. Je regrette un peu que l’Or du Rhin et la Walkyrie aient un peu souffert d’un déséquilibre en faveur des voix dans tous les passages lyriques ce qui rendaient l’orchestre trop peu sonore parfois réduit au rang d’accompagnateur, ce qui est un non sens dans Wagner. L’équilibre parfaitement rétabli pour Siegfried lui a rendu justice.

Car quel orchestre !

On sent toute la volonté de donner le meilleur de lui-même dans un ensemble magistral comme libéré de toute contrainte, en apesanteur, pénétré de la musique magique de Wagner, capable alors de presque toutes les audaces et révélant toute l’intelligence musicale de la partition avec beaucoup de talent.

Cet engagement exceptionnel s’entend dès le Prologue (l'Or du Rhin). Dommage que la captation du son ait autorisé quelques glissements de potentiomètre qui baisse le son de l’orchestre à chaque voix humaine rendant un tout petit peu trop variables en intensité les chatoiements des cordes évoquant les flots du Rhin et les thèmes des Filles du Rhin symbolisant l’harmonie tandis que les coups d’archets scandés menaçants accompagnent la première apparition d’Alberich celui par qui le malheur arrive.

Excellent Alberich de Jochen Schmeckenbecher d’ailleurs, aux accents hargneux, aux syllabes gutturales accentuées sur le rythme des cordes tandis que les douces voix des filles du Rhin lui répondent. Dialogue parfait, un très beau début qui donne confiance. Ce Ring a une sacrée allure dès ses débuts. Quel rythme, quelle prosodie parfaite des chanteurs, quelle ampleur de l’orchestre, c’est vif, rapide, entrainant. Je ne saurai départager les trois ondines, toutes les trois parfaites dans leurs rôles, beaucoup de charme, de grâce et cette fluidité harmonieuse qui évoquent des sirènes dans l’eau, jouant de leurs beautés et de leur jeunesse sans se rendre compte qu’elles vont être le jouet d’un terrible destin. J’ai toujours considéré ces magnifiques trios de femmes comme assez directement inspirés des trois Dames de la Flûte enchantée, avec ce je ne sais quoi de plus mûr et plus adulte, un conte de fée pour grands en quelque sorte. Le thème de l’anneau apparait alors à plusieurs reprises, encore ténu et réduit, pour devenir l’un des leitmotiv le plus repris au cours de l’ensemble de la tétralogie tandis que la voix d’Alberich se fait plus rèche encore devant les cris des ondines prises au piège. On a alors, magnifiquement jouées, ces véritables « ondes » réalisées par les cordes à l’unisson en crescendo/diminuendo qui évoquent les vagues formées par l’eau puis formant le fond sonore du leitmotif de l’anneau… bref, il y a des moments sublimes dans ce Prologue et l’orchestre de l’Opéra de Paris sous la baguette de Jordan, en fait les merveilles qu’on attend toujours quand on aime Wagner.

Le changement de lieu, des profondeurs du Rhin désormais assombri aux hauteurs du Walhalla où règnent les dieux, est lui aussi directement symbolisé et exprimé par l’évolution orchestrale (thèmes de l’anneau et du Walhalla qui s’entremêlent) qui précède la voix de Fricka commençant son dialogue avec Wotan.

Ce « Ring » bénéficie d’une très belle distribution globale et si le Wotan de Ian Paterson accuse parfois un léger vibrato au démarrage, il incarne dans ce Prologue un beau personnage noble de dieu en pleine ascension, beau timbre et sens subtil et racé des nuances, tout comme d’ailleurs sa partenaire, Ekaterina Gubanova, habituée également du rôle, que j’ai déjà vue plusieurs fois et qui choisit toujours de camper une Fricka moins mégère et plus charmante que nombre de ses consoeurs. J’apprécie cette sorte de marque de fabrique d’une mezzo soprano qu’on voit un peu partout régulièrement, et dont on constate toujours les qualités de chant et de jeu.

Et toujours un évident plaisir à chanter et à jouer ces personnages qui s’entend parfaitement dans une simple retransmission audio.

Et malgré un certain déséquilibre de la « balance » qui persiste, l’orchestre poursuit sa brillante prestation, contrastée, rythmée et en fusion parfaite avec des interprètes qui se succèdent confirmant la qualité globale et le savoir-faire de chacun : les deux impressionnantes basses Wilhelm Schwinghammer, basse (Fasolt) et surtout Dimitry Ivashchenko en Fafner (quel timbre, quel mordant, quelle magnifique prosodie), les trois ténors Norbert Ernst en Loge (qui est parfois un peu bousculé dans la complexe lecture de son texte par les tempi), Gerhard Siegel en Mime, tous deux habitués de ces rôles très typés et dans lesquels on entend avec plaisir des chanteurs expérimentés et si spécialistes, qu’ils peuvent faire vivre leurs personnages sans public et sachant qu’il n’y aura pas de prise de vue et le troisième Matthew Newlin en Froh, plus atypique mais très intéressant qu’on remarque dans les belles voix de ce Ring.

Beaucoup de charme également pour la Freia d’Anna Gabler et une très impressionante Erda de la contralto Wiebke Lehmkuhl.

Deux mots encore sur l’orchestre qui se déploie toujours avec énormément de contrastes et de richesses, tout juste regrettera-t-on un rythme vraiment trop rapide donné à certains instants par Philippe Jordan qui semble vouloir multiplier les effets mais qui bouscule un peu les chanteurs parfois en difficulté pour articuler leurs syllabes avec la force et la précision requise. Forge très bien rythmée et très impressionnante. Et une gravité soudaine qui annonce les malheurs à venir et fait froid dans le dos. Les interludes orchestraux sont absolument géniaux.

En résumé sans être parfait, cet Or du Rhin est de belle facture (même si Jordan conduit le tout trop rapidement à maintes reprises) et introduit fort bien un Ring qu’on pressent alors vraiment enthousiasmant malgré les limites de l’exercice purement audio.

Incontestablement la Walküre, première journée, ne se situe pas exactement dans les mêmes sommets musicaux. Et là le bât blesse surtout concernant les voix. Sans doute nous étions-nous habitués à une incontestable qualité wagnérienne respectée par les prestations de l’ensemble des protagonistes de l’Or du Rhin et qui n’est pas tout à fait au rendez-vous au même niveau. L’orchestre sous la direction toujours très animée de Jordan, sonne toujours un peu en retrait du fait de la prise de son tout en imprimant un rythme rapide et vif (trop ?). Tout semble atténué et volontairement réduit. 

C’est en écoutant les deux derniers volets, où chacun prend bien mieux ses marques, qu’on pourra vraiment apprécier les exploits de ce Ring. Mais cette Walküre m’a paru inachevée et imparfaite d’abord du fait d’une distribution qui s’avère assez problématique.

Commençons par l’excellent : le Hunding de Günther Groissböck qui introduit cet épisode est magnifique de tous les points de vue, expression du personnage, timbre de voix, colère et menaces, suffisance du personnage. La Fricka de Ekaterina Gubanova confirme son interprétation très personnelle que je trouve tout à la fois très élégante et très racée alors que le personnage a souvent été caricaturé (il faut dire que ses exigences et ses préjugés auront de telles conséquences tragiques qu’il est tentant d’en faire une sorte de mégère…), Gubanova lui donne pas mal de vérité. Le Wotan de Iain Paterson ne commence pas très bien, doté d’un vibrato assez envahissant, il semble avoir du mal à prendre ses marques puis se déploie peu à peu, redevient le Wotan tout à la fois véhément et très humain pour finir par un final à vous arracher des larmes, et qui rachète tout ce que son chant a pu avoir d’un peu moins « fini » en cours de route. Là tout y est : le sens du devoir, les regrets, l’inflexibilité et la peine immense, et l’orchestre qui caresse ses dernières paroles avec majesté et douceur, la sensibilité du chanteur à fleur de peau est l’un des grands moments de cette Walküre

Je dois avouer encore une fois mon admiration devant le niveau de perfection du chant, à l’écoute de la Sieglinde de Lise Davidsen qui m’avait scotchée dans les 4 derniers Lieder à la Philharmonie puis dans mon dernier spectacle avant COVID, le Fidelio de Londres début mars. Ses prestations en retransmission – un extraordinaire Lisa au MET, une étonnante Elisabeth à Bayreuth- m’avaient plutôt confirmé, comme son récital virtuel au MET, des qualités exceptionnelles. Elle les possède en effet dans cette Sieglinde étonnante de maturité dans un timbre plutôt juvénile, pur et cristallin, mais l’enregistrement ne semble pas lui rendre justice même si on se rend parfaitement compte d’une maitrise technique exceptionnelle et d’une capacité à moduler sa voix dans toutes les nuances souhaitées. Evidemment, ce n’est que la traduction excessive d’une déception par rapport à ce que j’attendais, car la jeune norvégienne reste une absolue référence dans les rôles de sopranos wagnériennes et je n’ai pas trop de doutes sur le fait qu’elle était préférable à une Eva-Marie Westbroek qui fut une formidable Sieglinde (au MET et à Paris notamment) mais dont les aigus sont âbimés depuis quelques années à présent. 

Elle est comme tous les autres, victimes de ces sautes de volume qui sont assez perturbantes, et qui visent manifestement à rogner les ailes aux moments les plus dynamiques et forts. Mais bon, s’il s’agit de ne pas déranger ses voisins pour une écoute audio, on peut porter un casque hein. Moi j’aime quand Wagner explose. C’est comme ça que c’est écrit et que cela a du être joué…

Stuart Skelton est un Siegmund sans grand relief, un peu terne qui ne semble pas du tout se situer au niveau de sa brillante Sieglinde et montre des signes d’usure et de fatigue à plusieurs reprises. On regrette un peu la défection de dernière minute de Jonas Kaufmann, que je tiens toujours pour le meilleur Siegmund actuel et qui, on le sait, a de plus une vraie capacité d’alchimie avec ses partenaires dans cet acte et demi du Ring où il reste absolument incontournable.

Mais tout ceci serait sans doute rapidement oublié si l’acte 2 ne nous amenait pas une Brünnhilde très souvent sous-dimensionnée et qui en forçant sa voix pour passer les obstacles, dévoile très souvent un vibrato strident assez désagréable sans parvenir d’ailleurs au niveau de volume et de qualité de ses partenaires. C’est dommage et cela m’attriste un peu. Martina Serafin n’a jamais été pour moi une soprano exceptionnelle mais elle s’en sortait en Sieglinde, en Maréchale même encore récemment et dans bien d’autres rôles alors qu’elle s’était déjà fourvoyée en Isolde et à présent dans cette Brünnhilde qui reste pourtant relativement lyrique donc en théorie à sa portée. Bref… n’épiloguons pas c’est la vraie faiblesse de ce Ring.

Mais après cette Walkyrie en très légère demi-teinte, arrive un Siegfried survitaminé qui a, si je puis dire, les moyens de ses ambitions je parle du rôle-titre tout autant que de l’ensemble de l’œuvre.

On notera d’abord une bien meilleure captation (meilleure acoustique ou moyens plus appropriés pour un enregistrement à l’auditorium de Radio France), toujours est-il que ce volet est particulièrement réussi dans l’ensemble des équilibres et l’on entend en permanence du très bon Wagner sans distorsion de volume. Et je dois dire que c’est vraiment sublime…

Et ce dès l’ouverture, un peu solennelle, tragique, comme si les vingt années passées n’avaient apporté que malheurs à ce monde en déséquilibre. Vif échange immédiat entre Mime et Siegfried qui donne le ton : nos deux interprètes sont des voix puissantes, souples, une solide technique et des capacités de nuances ou plus exactement de modulation d’intonations qui rendent particulièrement vivants leurs dialogues. Siegfried, on le sait, est un personnage assez frustre qui ne connait pas la peur (et ne sait pas ce qu’est une femme) et l’interprétation de Andreas Schager est volontairement assez brute de décoffrage et emporte rapidement l’adhésion. On pourra regretter des Siegfried plus subtils du passé, mais à l’heure actuelle il n’existe plus énormément de choix dans le rayon des heldentenor capable de se payer une partition aussi rude et aussi longue. J’ai vu beaucoup de Siegfried commencer allègrement la fleur au fusil et s’essoufler lors de la scène de Nothung , d’autres à l’inverse s’économiser pour réussir ce passage. Schager est capable de nous donner l’intégralité du rôle en maintenant une tension remarquable jusqu’à l’issue de l’acte 1 l’un des plus beaux passages du Ring quand il est réussi, l’un de ceux où la fusion mélodie/rythme/choix des instruments/texte et choix des consonnes en particulier, est la plus totale.

Et il garde une bonne tenue démontrant un sens des nuances de bon aloi durant l’acte 2 où il est particulièrement attachant dans sa grande naiveté et sa volonté d’airain deux sentiments parfaitement perçus dans son interprétation. De son côté le Wotan devenu wanderer de Ian Paterson confirme sa montée en puissance perceptible dès la fin de la Walkure, trouve parfaitement ses marques et donne au Dieu déchu, fatigué, les infinies nuances de sa belle voix. On appréciera d’ailleurs sa dernière apparition face à une Erda qui avoue qu’elle ne peut plus rien pour lui, il se résigne malgré sa colère à laisser faire la chute inéluctable des dieux. Et quelle belle prestation encore une fois de la contralto Wiebke Lehmkuhl qui garde toute la noblesse d’un timbre royal jamais en défaut face à la véhémence de son partenaire. Très grand moment là aussi.

Le réveil de Brünnhilde est à l’inverse une légère déception du fait du timbre particulièremnt ingrat de la deuxième Brünnhilde, Riccarda Merbeth qui force sur sa voix et ne nous donne pas un chant très élégant face à son Siegfried toujours pugnace et bien en voix alors qu’en général c’est l’inverse qui se produit puis le ténor se trouve soudain en face d’une soprano dramatique à voix fraiche qui n’a rien chanté encore…La meilleure, l’incomparable Nina Stemme reste décidément incontournable pour l’heure en Brünnhilde dans les trois volets d’ailleurs, preuve d’un infini talent.

L’orchestre reste, par contre, fantastique et même exceptionnel d’un bout à l’autre de ce volet mené tambour battant avec de fabuleux contrastes (et de fabuleux solistes instrumentaux d’ailleurs…). Jordan semble soudain sortir de son cadre et donner une vraie personnalité à son Ring, s’appuyant résolument sur un orchestre en état de grâce, très en forme, et sur ses chanteurs les meilleurs pour faire vibrer ce Siegfried d’une grandeur inégalable.

Ce troisième volet, deuxième journée, restera après écoute du Crépuscule des dieux, l’opus le plus extraordinaire de ce Ring.

L’acte 1 de la chute des dieux est en effet assez décevant, un peu mou sans grande emphase, déservi par un échange Gunther (Kranzle inégal avec de beaux moments) /Gutrun (Anna Gabler très précautionneuse) assez platounet et le retour de ces sautes de volumes qui rendent sans grand relief un Wagner pourtant très inspiré. Dommage…

Les parties orchestrales pures restent de toute beauté (l’arrivée de Siegfried…) mais le son de l’orchestre n’est pas toujours valorisé du fait de ce choix de balance en faveur des chanteurs.

Les voix dominantes de cet acte 1 ne sont pas les meilleures du cycle d’ailleurs, le Hagen de Ain Anger manque de mordant et de la noirceur nécessaire au rôle qui est celui d’une basse sombre et dramatique qui doit avoir de l’ampleur et être ressenti comme une vraie menace qui pèse sur le destin du héros.

De même la rencontre entre la Brünnhilde de Riccarda Merbeth et la Waltraude de Michaela Schusster manque-t-elle de l’emphase nécessaire et ralentit nettement le rythme général d’autant plus que Merbeth a alors du mal à s’affranchir de ses difficultés vocales qui se traduisent par ce vibrato tellement envahissant qu’il casse de nombreux effets. Sans parler du fait que l’orchestre accélère parfois, créant quelques micro-décalages avec les voix des femmes.

A l’acte 2 l’électricité est revenue et avec elle les vrais moments héroiques, et ce, dès l’ouverture de cet acte, l’intervention d’Alberich, l’arrivée de Siegfried au Palais et même la Brünnhilde de Riccarda Merbeth « passe » beaucoup mieux, ses accents de colère sont bien plus impressionnants et justes.

Mais c’est avec l’acte 3 (cette fameuse apothéose du Ring) que Jordan, se « lâchant » totalement nous conduit dans des sommets inoubliables. Les « héros » tiennent bon, la mort de Siegfried est magnifique comme le sacrifice de Brünnhilde avant le retour de l’or au Rhin et avec ce dénouement, la chute finale des dieux et l’harmonie retrouvée. C’est incroyable comme l’orchestre au paroxysme semble littéralement se défaire avant de revenir à la beauté lyrique des doux flots du fleuve. Là où tout a commencé…

Ce final fait largement oublier les inégalités d’un Ring globalement très réussi (avec un troisième volet exceptionnel) et qu’il est encore possible de réécouter sur France Musique. Il ne faut pas s’en priver, ne serait-ce que pour encourager l’initiative qui a permis qu’il existe dans une telle situation.

Il est rare qu’un « Ring » ne propose que des interprètes exceptionnels (mon dernier souvenir de ce genre, serait la tétralogie proposée à Munich lors du festival d’été de 2018), celui-ci en réunit un nombre non négligeable dans des rôles importants : Siegfried, Sieglinde, Alberich, Mime, Fricka, Erda/première Norne, Wotan/Wanderer, Fafner, Loge, Hunding et j’en oublie.

Ce qui donne finalement beaucoup d’allure et de classe à ce dernier opus donné à l’Opéra de Paris et à l’auditorium de radio France.



 

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