Aida à l'Opéra de Paris, un trio vocalement exceptionnel et d'une rare intensité musicale, mise en scène déconcertante mais émotions garanties aux deux derniers actes.

Aida

Opéra en quatre actes (1871)

Giuseppe Verdi

Livret : Antonio Ghislanzoni

 

Opéra national de Paris, Bastille, Première en streaming le 18 février 2021

 

Direction musicale : Michele Mariotti

Mise en scène : Lotte de Beer

Décors : Christof Hetzer

Vidéo : Christof Hetzer

Artiste visuelle : Virginia Chihota

Costumes : Jorine van Beek

Lumières : Alex Brok

Dramaturgie : Peter te Nuyl

Conception et direction des marionnettes : Mervyn Millar

Chef des Choeurs : José Luis Basso

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

 

Il re : Soloman Howard

Amneris : Ksenia Dudnikova

Aida : Sondra Radvanovsky

Radames :

Jonas Kaufmann

Ramfis : Dmitry Belosselskiy

Amonasro : Ludovic Tézier

Un messaggero : Alessandro Liberatore

Sacerdotessa : Roberta Mantegna

 

Revenir sur l'événement d'hier soir n'est pas chose aisée car contrairement aux impressions très mitigées de la première partie, j'ai été littéralement transportée par la deuxième (acte 3 et 4) ce qui m'a fait revoir l'intégralité de mon point de vue.

Je suis sensible à toute posture anti-colonialiste depuis ma lointaine jeunesse et mes participations au combat pour l'indépendance de l'Algérie ou pour la victoire du FLN vietnamien. Je n'ai aucune raison d'avoir changé d'avis sur la compréhension d'une évidente oppression colonialiste qui perdure encore par bien des aspects exactement comme je pense que nous vivons encore dans une société patriarcale qui peine à se remettre d'avoir, des années après la pratique du suffrage "universel", octroyé finalement le droit de vote aux femmes.

Verdi a été le symbole d'un combat pour l'indépendance et l'unité de l'Italie dont Olivier Py avait voulu rendre compte dans sa mise en scène d'Aida, tout simplement parce qu'il considérait que Verdi avait voulu signifier la profondeur de son engagement contre l'oppresseur autrichien en choisissant les thèmes de son Aida. C'était une option, personnellement je l'ai trouvée ratée essentiellement parce qu'elle ne se centrait jamais sur les personnages mais multipliaient les foules sur scène, ne réussissant pas à créer l'émotion nécessaire dans le resserrement voulu par Verdi autour des protagonistes principaux aux actes 3 et 4.

Dans les Aida vues ces dernières années, en dehors de celle de Py (revue plusieurs fois à Bastille pour profiter des distributions successives proposées), j'ai vu cette incroyable version concert où Maestro Pappano avait organisé l'espace de son auditorium de la Santa Cécilia autour du drame d'Aida et qui était une fête pour les oreilles tant l'acoustique était merveilleuse, une Aida d'une assez ancienne mise en scène sans grand intérêt à Munich qui avait permis à l'inverse de très belles interprétations, notamment pour la deuxième fois du Radamès unique en son genre de Jonas Kaufmann aux côtés d'une délicate et délicieuse Aida, celle de Krassimira Stoyanova en contraste parfait avec l'Amnéris très "virago" de Anna Smirnoff , l'Aida de Salzbourg avec l'éblouissante et décidée Aida d'Anna Netrebko et quelques autres qui ne m'ont pas laissé de souvenirs faute d'avoir des distributions intéressantes.

A chaque fois, j'ai constaté que si le metteur en scène sait ménager l'intimité progressive des scènes à trois ou à deux des derniers actes, avec une distribution superlative, l'ensemble laisse un souvenir impérissable.

Et c'est un peu ce qui s'est passé curieusement avec cette mise en scène tant décriée de Lotte de Beer.

Nous sommes dans un musée ce qui permet de s'affranchir en gros d'une temporalité trop précise puisque ledit musée abrite comme il se doit des oeuvres de toutes les époques, de l'antiquité égyptienne à l'actualité la plus récente, en passant par ces fameuses statuettes nubiennes primitives (que j'ai vu qualifiées de "laides" comme si, en art, il n'y avait pas de critères très évolutifs historiquement et régionalement et donc parfaitement subjectifs de la notion de "beauté") qui ont inspiré la réalisation de deux "marionnettes" (le terme est impropre ou trop courts pour rendre compte de l'originalité de l'ouvrage) qui représentent Aida, petite princesse réduite en esclavage par les Egyptiens, et Amonasro son père, réduit à un buste d'ailleurs. J'ai lu des caractérisations étonnantes à ce sujet concernant les intentions de Lotte de Beer alors qu'il ne s'agit de toute évidence que d'un procédé artistique qui tente de représenter une image en rapport avec l'histoire racontée par Verdi. Et de ce point de vue, même si, j'y reviendra, cette visibilité artistique peine à se mettre en place, l'idée est infiniment plus respectueuse des intentions de Verdi que le fait de barbouiller les chanteurs comme cela se fit dans le temps. Oui ce sont bien des princes noirs réduits en esclavage et la qualité de cette petite statuette articulée pour représenter la passion, le courage, la fierté d'Aida tellement amoureuse qu'elle se fera enfermer pour mourir avec son Radamès, m'a touché droit au coeur et même bouleversée à plusieurs reprises.

Idée audacieuse qui trouve sa plénitude lors de l'acte du Nil, en fait quand Ludovic Tézier qui a tout compris de la mise en scène, arrive. Le plateau est alors débarrassé d'un excès de "figures" diverses avec ces tableaux et ces bustes qui sortent de leur cadre ou y rentrent pour symboliser telle ou telle toile en rapport avec l'Histoire, tout comme la musique d'Aida sort des trompettes et autres moments orchestraux sonnant le triomphe des Egyptiens. Ludovic Tézier, sombre et concentré, suit la statue-buste articulée d'Amonasro comme une ombre fidèle, discrète et pourtant omniprésente par la voix, timbre magnifique, incarnation intelligente et magistrale. Là, enfin, on comprend et on regarde la représentation en pierre d'Amonasro dans une espèce de fusion avec le chanteur. Chapeau, c'est à ce moment précis que je suis totalement "entrée" dans la mise en scène. A l'inverse, du fait du fatras de ce musée où les oeuvres prennent vie, se font et se défont, Sondra Radvanovsky avait jusqu'alors eu davantage de mal à se glisser dans la peau de sa représentation. Jusqu'à ce moment où l'on salut le charisme incroyable de l'ami Tézier qui entraine sa "fille" dans cet affrontement musicalement grandiose et théâtralement magnifique pour peu qu'on se concentre sur les deux "représentations".

Je resterai donc critique sur la volonté d'en faire de trop des deux premiers actes (certes musicalement très foisonnants) et admirative sur la sobriété des deux actes suivants qui valorisent comme rarement, le drame qui se noue et qui comporte de très loin, les plus belles pages écrites par Verdi dans cet Opéra. Pourtant ça commence plutot bien musicalement sur le divin "Céleste Aida" de Kaufmann, avec son diminuendo/crescendo impressionnant. Mais ensuite, il faut reconnaitre qu'on a du mal à s'y retrouver jusqu'à l'entracte.

Je le dis, je l'écris comme je l'ai ressenti et je pense que les chanteurs ont apprécié d'être associés à cette aventure théâtrale à laquelle ils ont donné tout leur immense talent.

Si Michele Mariotti m'a laissée un peu perplexe lors des premières mesures, où l'orchestre semblait réduit (impression de retransmission peut-être ?), les choeurs un peu étouffés dans leurs masques (alors qu'ils seront sublimes au dernier acte), l'ensemble se déploie petit à petit pour culminer là encore après l'entracte, dans un ensemble face auquel on reste souvent médusé, séduit et totalement transporté, ce qui n'est que justice d'ailleurs car Aida est un opéra d'une beauté incroyable.

Côté chanteurs, nous disposions d’un trio de tête d'anthologie de tous les points de vue, artistes exceptionnels sur le plan scénique comme musical,

Je les avais déjà vus dans ces trois rôles et même Tézier et Kaufmann ensemble (Rome et le CD de l'intégrale de Warner). Je savais qu'ils sortiraient de l'ordinaire mais cela dépasse tout ce qu'on pouvait espérer ou imaginer surtout après des mois de disette.

Sondra Radvanovsky possède dans la voix les fêlures de l'héroïne attachante qu'elle interprète et l'on ne peut rêver meilleur partenaire pour elle que le Radamès de Jonas Kaufmann, et lui, comme elle, savent exprimer tous leurs sentiments dans chacun de leurs airs, en inflexions de voix, en pianissimo, en [i]forte[/i] soudains parfaitement maitrisés. Et l'un comme l'autre font montre d'une technique époustouflante, qui résiste aux années et même se bonifie, qui leur permet de nous offrir un final presque murmuré, humain trop humain, d' anthologie, dans le sombre tombeau de pierres où ils sont enfermés et où gisent les débris de dizaine de statuettes de pierre cassées, détruites, mises au rebut, oubliées comme l'est l'art vivant aujourd'hui. Et puis disons le franchement : ce sont des bêtes de scène qui se débrouillent dans n'importe quelle situation pour incarner leurs personnages et qui ont tous les deux, outre leur technique, des signatures vocales parfaitement reconnaissables qui en font des artistes de très, très haut niveau.

Elle s'efface, certes, derrière sa marionnette, mais elle exprime par la voix tout ce que sa marionnette vit et l'on ne sait plus, à la fin, qui est dans les bras de Kaufmann (qui vous arrache des larmes), elle ombre omniprésente, timbre superbe et alchimie parfaite avec le sombre timbre terriblement émouvant du ténor.

Je ne connais pas actuellement de meilleur couple Aida/Radamès.

Ludovic Tézier, je l'ai dit, est l'une des chevilles ouvrières de la réussite de l'ensemble. Il prouve d'ailleurs à quel point il incarne désormais ses rôles verdiens avec tant de pouvoir d'émotion par son seul timbre (mais quel timbre !) que l'on comprend pourquoi son CD nous fait autant d'effets.

Sans démériter, l'Amnéris de Ksenia Dudnikova est un cran en dessous, manquant souvent de nuances et peut-être un peu du mordant nécessaire au personnage qui doit offrir d'importants contrastes avec celui d'Aida. 

Le roi de Soloman Howard manque parfois de justesse surtout lors de ses premières apparitions alors que le Ramfis de Dmitry Belosselskiy réussit plutot un sans-faute dans un rôle assez ingrat et peu valorisé par la mise en scène par ailleurs.

Je terminerai avant de revoir l'ensemble, ne serait-ce que pour le plaisir de cette distribution étincelante, en adressant quelques reproches aux choix d'images faites par le réalisateur du direct pour ARTE qui privilégie trop souvent le gros-plan dans une mise en scène qui doit être vue globalement pour avoir un sens; c'est particulièrement vrai dans la première partie avec les "tableaux vivants " qui se font et se défont tandis qu'on peut voir brusquement uniquement la tête de tel ou tel chanteur, qui n'est même pas en train de chanter.

Espérons que dimanche, où la représentation est à nouveau diffusée cette fois sur ARTE TV et en différé, nous aurons droit à un montage un peu plus artistique et respectueux de l'ensemble de l'oeuvre.


Séance du 18 février sans public, retransmise en direct sur ARTE puis le 21 février.

https://www.arte.tv/de/videos/100863-00 ... MelK_ECHR8

https://www.arte.tv/de/videos/100855-00 ... auKJQ85wRU

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