Joie et douleur, Freudvoll und Leidvoll, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch pour un voyage en première classe avec Franz Liszt

Joie et douleur, Freudvoll und Leidvoll

Le nouveau CD de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch

20 Lieder de Franz Liszt

Cet envoûtant enregistrement a été réalisé en juin 2020, après les mois de confinement dur qui avait interdit toute forme de musique vivante, alors que les théâtres ne rouvraient leurs scène que pour des prestations sans public. On y sent la tristesse, la rage, la détermination de rester vivants à tout prix, et d’y incarner des chants magnifiques en donnant sens à chacune des paroles, à chacune des situations, à chacune des légendes ou petites histoires racontées en quelques phrases. 

On se rappelle qu'Helmut Deutsch fut le professeur de Lied du jeune Jonas Kaufmann à la Haute école de musique de Munich, qu'il avait le privilège de choisir ses élèves et que leur première rencontre fut le début d'une très longue collaboration qu'aucun des deux ne pouvait imaginer à l'époque, celle d'un grand pianiste spécialisé dans l'art du Lied et d'un grand ténor, qui en donne une interprétation comme toujours très personnelle. Deux véritables orfèvres au service d'un répertoire difficile, celui du Lied chez Franz Liszt.

C’était un vieux rêve exprimé souvent par le pianiste Helmut Deutsch, que celui de réaliser un enregistrement complet de Lieder de Franz Liszt. Lui-même pianiste virtuose, ayant écrit parmi les plus belles pages de cet instrument qui n’avait aucun secret pour lui, ses Lieder ne pouvaient que faire la part belle et soigner la portée du piano.

Nous avons donc un véritable duo s’attaquant à part égale et non dans le jeu « chanteur/accompagnement », à ces Lieder expressifs et romantiques, qui racontent en quelques mots de poète, ce que sont les sentiments, les colères, les amours, la peine, la joie… Il faut tout l’art complexe d’un chanteur d’opéra rompu au Lied, tout le talent d’un pianiste capable de s’affronter aux partitions les plus complexes et toute la complicité des deux pour parvenir à un produit aussi attachant, fascinant, bouleversant.

Jonas Kaufmann n’est plus le chanteur de leurs débuts ensemble, des Lieder de Strauss (2006) ou de la Belle Meunière (2008). Helmut Deutsch a enrichi son interprétation, en phase avec les évolutions vocales magistrales de Kaufmann dont la voix s’est élargie et amplifiée, avec les expériences Wagner (celui des Wesendonck Lieder comme de son récent Tristan ou de son actuelle interprétation de Siegmud), Strauss et Korngold (on pense à son "Paul") notamment, sans perdre de sa douceur lyrique aux passages les plus calmes, ni de son legato ou de ses aigus, mais gagnant singulièrement de la puissance et de la beauté dans les graves et une faculté de soigner les "attaques" qui lui permet d'exprimer la colère avec fougue tout en maitrisant les retours au calme.

Ces deux-là travaillent ensemble depuis des décennies, toujours avec bonheur, cette fois avec une audace incontestable dont il faut saluer bien bas la réussite.

Et pour donner le « la » dès le début et annoncer que cet album ne sera pas composé d’eau sucrée ou de tubes battus et rebattus, mais affrontera la difficulté pour rechercher l’extase, les deux compères attaque par un court Lied sur un poème de Heinrich Heine « Vergiftet sind meine Lieder » (Mes chants sont empoisonnés), rapide, heurté, violent de style expressionniste, où le piano bouscule le chant et réciproquement dans un ensemble entrelacé parfait.

Kaufmann et Deutsch avaient chanté certains Lieder de Liszt, dont celui-ci, durant leur tournée de 2018 qui les avaient amenés à Paris au Théâtre des Champs Elysées ou lors de tournées antérieures (Récital du MET, récital à Garnier, au Palau de la Musica et bien d’autres encore).

Autant dire qu’il ne s’agit pas d’un coup d’essai mais d’un travail patiemment muri, confronté à toutes sortes de publics, et qui trouve en quelque sorte, dans le cadre du repos forcé des artistes, le temps pour donner enfin l’enregistrement que beaucoup d’amateurs de Lieder, et du couple Kaufmann/Deutsch attendaient après le délicieux et doux « Selige Stunde » de leur précédent CD.

Suivent ensuite les deux versions musicales du merveilleux Lied qui a donné son titre à l’album, et en résume les "humeurs" :  « Freudvoll und Leidvoll »

C’est un très beau poème de Goethe tout en rimes très musicales. Ainsi les premiers vers sonnent romantiques et doux autour du phonème « voll », avant un accent appuyé sur In schwebender Pein et un retour au calme. Bonheur et malheur contrastes des sentiments, joyeux et triste. 

Mais il y a une deuxième version (composée quelques années plus tard par Liszt) interprétée très différemment, belle démonstration des deux artistes. Le piano s’agite, trépide, le chanteur s’élance vers le « forte » et accélère les vers, bousculant les rimes d’une écriture musicale nerveuse. Les mêmes mots prennent soudain un autre sens. L’art du Lied…dans toutes sa subtilité et sa beauté quand il est interprété avec fièvre et sentiment. Presque comme un opéra mais pas tout à fait quand même…

J’ai un faible pour la Lorelei, sans doute parce que la légende illustrée par le poème de Heine, est un de ces vieux récits qu’on a l’impression d’avoir toujours connu (comme le Roi de Thulé un peu plus loin dans le CD), et d’avoir toujours rêvé de cette belle nymphe installée au sommet d’un rocher au bord du Rhin et qui faisait tourner la tête des bateliers par son chant et provoquaient maints naufrages. Mais sans doute aussi car là aussi, quelle magistrale interprétation ; on vit presque le lent mouvement des bateaux sur le Rhin et puis l’accélération, le drame, « Er schaut nicht die Felsenriffe, Er schaut nur hinauf in die Höh. Ich glaube, die Welten verschlingen Am Ende Schiffer und Kahn" qui bouscule les mots et les notes, crée une intense émotion avant le retour au calme après le drame et la mort « Und das hat mit ihren Singen Die Loreley getan. »…

Connus, vifs et enlevés, mais toujours à redécouvrir,  sont aussi « Ihr Glocken von Marling » et surtout « Die drei Zigeuner », un Lied généralement ovationné par le public lors des récitals Kaufmann/Deutsch, ce petit récit de Lenau, racontant la rencontre d’un voyageur avec trois gitans, et les quelques moments de bonheur passés ensemble, piano sautillant, ralentissant, accélérant le thème musical en guise d’introduction, puis récit commencé lentement lui aussi, piano en contrepoint, en trilles, en accélération dansante entrainant le chant dans son sillage, symbolisant le jeu des gitans et puis ce lent, magistral et beau « Nichts zum Glücke mehr brauche. » (je n’ai besoin de rien d’autre pour être heureux), suivi de vers plus calme qui parlent de repos, de rêves, avant le retour à l’agitation du début, terre de contrastes, magnifique leçon de vie. Superbe.

C’est après cette série de Lieder relativement connus surtout pour les habitués des récitals de Kaufmann/Deutsch, que l’enregistrement propose un retour aux fameux trois sonnets de Pétraque, en langue italienne, également souvent entendus dès les débuts du « couple » sur scène au début des années 2000 mais qui n’avaient jamais été enregistrés.

La version donnée est magnifique de tous les points de vue. Ce « Liszt italien » a été chanté par de nombreux ténors célèbres comme Pavarotti ou Carreras mais les contrastes qu’osent Kaufmann et Deutsch, donnent un autre aperçu, passionnant, des multiples interprétations possibles de ces Lieder, « Benedetto sia i giorno », et surtout « Pace non trovo », traité par Kaufmann comme une véritable « aria » d’opéra, où le piano se fait presque orchestre à lui tout seul, avec alternance entre douceur et fougue parfaitement maitrisée tout comme les écarts de note qu’impose la difficile partition de Liszt. Et le timbre sombre du ténor apporte là encore, une profondeur rare tandis que la virtuosité du pianiste enrobe littéralement la voix suivant au millimètre chacune de ses inflexions.

Pour ceux qui apprécient le Lied plus classique, cet enregistrement offre deux très beaux morceaux, dont les airs sont presque des tubes : « es muss ein wunderbares sein » et surtout, « O lieb, solang du lieben kannst ». Attardons-nous un peu sur cette superbe réalisation. Litszt a mis en musique le poème de Ferdinand Freiligrath, puis a repris le thème dans son célèbre nocturne « Rêve d’amour » que tous les amateurs de pianos ont adoré jouer à l’infini pour se perdre dans la magie de cette magnifique partition. La voix de Kaufmann semble être une « voix » de plus pour approfondir ce merveilleux chant « O lieb, solang du lieben kannst!/O lieb, solang du lieben magst! ». Attention, l’écouter en boucle rend addict…

Le timbre de bronze du ténor est celui de l’instrument idéal pour une telle réalisation et son sens des nuances, la réponse du piano dans « Und hüte deine Zunge wohl,Bald ist ein böses Wort gesagt ! » où les “voix » se séparent, prépare la force du « O Gott, es war nicht bös gemeint, -/ »Der andre aber geht und klagt. », avant le retour au leitmotiv « O Lieb… ». Belle leçon de chant et d’émotion.

Les Lieder suivants sont sans doute moins connus mais dans cette double interprétation, ils sont à découvrir d’urgence !

Le délicat « Die Stille Wasserrose » par exemple, tout en dentelle, avec de délicieux demi-tons qui accentuent la mélodie, la sortant dès le début de la banalité, et puis il y a les longues notes tenues qui enflent progressivement avant retour au piano (instrument comme volume…) avec « Im Wasser um die Blume/Kreiset ein weißer Schwan/Er [singt]3 so süß, so leise/Und schaut die Blume an. »

Et puis je vous conseille aussi l’écoute attentive du Fichtenbaum de Heine et son obsédant martellement du piano, associé aux graves profonds du ténor racontant l’histoire de ce sapin du nord enneigé, glacé, immobilisé qui rêve d’un palmier en orient…là aussi curieusement on pense au Tristan de Kaufmann comme si le temps qu’il avait mis à travailler le rôle de sa vie, avait influencé profondément certaines de ses interprétations, lui ouvrant des horizons de convergence entre Liszt et Wagner dont on connait les relations passionnées et parfois orageuses mais incontestablement fortes.

Après le très réussi « es rauschen die Winde » (le vent bruisse), nous arrivons à l’un des Lieder les plus étonnants en contrastes, en richesse d’interprétation, « Ich möchte hingehn wie das Abendrot» (je veux partir comme le coucher du soleil), douloureux poème de Georg Herwegh sur le désir de mort (O leichter, sanfter, ungefühlter Tod!/ mort facile, douce, insoupçonnée), et se termine par le coléreux « Sanft stirbt es einzig sich in der Natur,/Das arme Menschenherz muß stückweis brechen. », « mais il n’y a de douceur de mort que dans la nature, le pauvre cœur humain doit se briser morceau par morceau ».

L’amertume qui n’est pas sans évoquer cette fois le Werther annonçant sa propre mort (dont on connait l’incroyable interprétation qu’en faisait Kaufmann), ne quitte plus la suite des titres proposés. Amertume, tristesse, et mélancolie, révolte impuissante, bouleversante que nous donnent alors ces deux génies de la musique qui a du sens.

« Der du von dem Himmel bist » (toi qui viens du ciel), poème de Goethe, proposé en deux orchestrations différentes de Liszt et assez contrastées, la deuxième beaucoup plus « retenue » que la première. Pour amener le repos, le calme, le sommeil, du dernier Lied, le « Wanderers Nachtlied » de Goethe : Über allen Gipfeln/Ist Ruh./Warte nur, balde/Ruhest du auch. (sur tous les sommets, le calme règne, attend seulement et tu reposeras à ton tour ».

Silence.

Ce silence qui suit les plus beaux et les plus émouvants concerts.

Sans doute le CD le plus achevé, à l’époque où les deux artistes avaient du temps au lieu d’être sans cesse soumis à cette infernale pression médiatique qui étouffe parfois les superstars, et qui l’ont occupé à nous préparer ce pur joyau de grand art.

A se procurer sans attendre !





Liste des titres

 

Vergiftet sind meine Lieder, S. 289 

Freudvoll und leidvoll I, S. 280 

Freudvoll und leidvoll II, S. 280 

Der König von Thule, S. 278 

Im Rhein, im schönen Strome, S. 272 

Die Loreley, S. 273/2 

Ihr Glocken von Marling, S. 328 

Die drei Zigeuner, S. 320 

 

 

3 Sonetti del Petrarca, S. 270

Benedetto sia 'l giorno, S. 270a/2 

Pace non trovo, S. 270a/1 

I' vidi in terra angelici costumi, S. 270a/3 

 

 

Es muss ein Wunderbares sein, S. 314 

O lieb, solang du lieben kannst, S. 298 

Die stille Wasserrose, S.321 

Ein Fichtenbaum steht einsam, S. 309 

Es rauschen die Winde, S. 294 

Ich möchte hingehn, S. 296 

Der du von dem Himmel bist I, S. 279 

Der du von dem Himmel bist II, S. 279 

Über allen Gipfeln ist Ruh, S. 306

 

CD Sony Classical

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