L'Œdipe tragique et magnifique de Georges Enesco, une oeuvre à découvrir à l'Opéra de Paris, très bien servie par son chef, son metteur en scène et ses interprètes !

Œdipe



Opéra de Georges Enescu (Enesco)

Livret de Edmond Fleg d’après Sophocle

Créé à l’Opéra Garnier le 13 mai 1936

 

 

Opéra national de Paris, Bastille, séance du 26 septembre 2021, nouvelle mise en scène.

Direction musicale : Ingo Metzmacher

Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu

Mise en scène : Wajdi Mouawad

Décors : Emmanuel Clolus

Costumes : Emmanuelle Thomas

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’enfants de l’Opéra national de Paris

Œdipe : Christopher Maltman

Tirésias : Clive Bayley

Créon : Brian Mulligan

Le berger : Vincent Ordonneau

Le grand prêtre : Laurent Naouri

Phorbas / Le Veilleur : Nicolas Cavallier

Thésée : Adrian Timpau

Laïos : Yann Beuron

Jocaste : Ekaterina Gubanova

La Sphinge : Clémentine Margaine

Antigone : Anna-Sophie Neher

Mérope : Anne Sofie von Otter

Une Thébaine : Daniela Entcheva


Photos Elisa Haberer/ONP

 

Œdipe est l'unique opéra de Georges Enesco (Enescu), compositeur roumain emblématique de la première moitié du 20ème siècle que j'ai personnellement découvert très jeune ayant eu la chance d'avoir un professeur de piano "audacieux" qui nous faisait jouer de l'Enesco comme du Bartok d'ailleurs, habituant nos jeunes oreilles à la musique contemporaine. Nos références étaient alors notamment les interprétations du pianiste Dinu Lipatti, également Roumain et filleul de Georges Enesco et les enregistrements communs qu'ils avaient réalisés.

L'écriture musicale d'Enescu est d'une grande richesse où l'on retrouve l'enivrante orchestration aux multiples sonorités instrumentales qui caractérise les oeuvres de l'époque, Strauss, comme Korngold, partiellement Wagner notamment dans l'utilisation de leitmotivs, et parfois même Debussy dans la fausse simplicité de certains passages.

Et à l'écoute de cet opéra où la partie "orchestre" domine tout le reste de l'oeuvre, on peut regretter que le compositeur, si généreux en nombre et type d'instruments dans la fosse (on a même un véritable piano à queue qui joue solo à quelques reprises...), n'ait pas trouvé un librettiste à la hauteur de son talent, comme Strauss avec Hugo von Hofmannsthal. Le texte littéraire de Edmond Fleg, est en effet assez simpliste, peu poétique et parfois même carrément niais, alors même que les sources d'inspiration sont les pièces antiques de Sophocle, Œdipe -Roi et Œdipe à Colonne (et des Phéniciennes d'Euripide), sorte de chef d'oeuvre de modernité qui contribuent à ouvrir la voie au genre théâtre, puis à la rouvrir au siècle des Lumières et à nouveau au 20ème siècle, avec notamment la Machine Infernale de Jean Cocteau. Cette dernière a d'ailleurs été créée à la Comédie Française en 1934 tandis que l'opéra d'Enescu voyait la scène pour la première fois à l'Opéra Garnier en 1936...Cocteau avait d'ailleurs écrit dès 1925 un Oedipe-roi ainsi que le livret Français de l'oratorio Oedipus Rex de Stravinski.

La reprise de cet opéra à Paris en ce début de saison (donné par hasard en même temps au Komische Oper de Berlin dans une autre mise en scène), était très attendue par les mélomanes et les amateurs d'oeuvres rares et fortes, et les attentes ne sont pas déçues tant justice est rendue au compositeur si injustement méconnu chez nous (alors qu'un Festival Enescu se tient tous les ans en Roumanie et attire des personnalités à stature internationale), par l'orchestre, son chef, les choeurs et les chanteurs et même dans une très large mesure par une mise en scène très "tragédie" grecque, avec ses lenteurs et ses effets "appuyés" qui ne dénature par le sens de l'histoire.

Ingo Metzmacher sait parfaitement obtenir d'un orchestre en très grande forme et qui nous donne du très beau son malgré les difficultés sonores de la partition, l'élan et l'engagement nécessaire de chaque instrument comme des ensembles pour servir ces longs passages où l'on sent la tension dramatique s'installer progressivement avec les explosions soudaines des cuivres et surtout des percussions (sans oublier les multiples instruments servant au "bruitage"), pour retourner ensuite à des pages romantiques pures qui exaltent la beauté de sentiments entachés par le destin cruel des Hommes que les dieux leur impose.

Œdipe accomplira tout ce que les dieux ont prévu pour lui, alors que, comme il le clamera, désespéré, il est innocent des faits de parricide et d'inceste qu'on lui reproche, victime expiatoire des crimes de rapt et de viol sur enfant de son père Laios. Puisqu'il ne savait pas... et son cri désespéré "Eteignez le soleil !" résume à lui seul le drame d'un homme juste, que l'opéra d'Enescu rend profondément humaniste, et qui s'applique à lui même le châtiment de crimes qu'il ne peut pas se pardonner.

L'ensemble de l'histoire que l'oeuvre raconte, est généralement connue tant on en croise les héros, dans les pièces de Sophocle et de Cocteau susnommées, mais aussi dans les récits mettant en scène Antigone, l'une des filles d'Oedipe, Eurydice, Créon, les Euménides qui hanteront Oreste et Elektre, et les similitudes de destin et de comportement entre Antigone et Elektre, toutes deux "dernières" des grandes dynasties de la mythologie grecque, attachées à leur père, héros martyrisé, et mues par le sens du devoir envers lui comme ensuite envers leur frère, héritier de la Famille. 

Le récit de l’Œdipe d'Enescu couvre toute la tragédie depuis l'arrivée d’Œdipe à Thèbes jusqu'à sa mort à Athènes avec l'ensemble des épisodes célèbres racontés par Sophocle. Le metteur en scène Wajdi Mouawad, prend le parti de rappeler dans un prologue parlé au langage très similaire à celui du livret, le "previously" à l'instar des "séries" TV. Ce récit assez solennel, illustré par quelques personnages dans un décor très simplifié et au milieu d'une lumière aux effets travaillés, remonte depuis les origines de la famille des Labdacides, Zeus, Europe, Minos, Cadmos, Laios et surtout le crime de Laios ayant enlevé le fils de son hôte Pélops, le jeune garçon Chrysippos, dont il est tombé amoureux, qu'il a violé et qui s'est pendu. La malédiction d'Appolon, révélée par l'oracle de la Pithie de Delphes, conduira Laios et Jocaste à abandonner leur premier-né, Oedipe pour essayer d'éviter que le destin ne s'accomplisse. Mais on le sait, les dieux infernaux, ont toujours raison...

Alors seulement l'orchestre entame ses premières notes. L'idée n'est pas mauvaise, elle donne en tous cas le style adopté pour l'ensemble de la mise en scène, assez statique, façon "tragédies grecques antiques" et, pour avoir vu l'Antigone de Sophocle au théâtre d'Epidaure il y a pas mal d'années, dans une "mise en espace" conforme aux description d'époque, j'ai eu l'impression d'une sorte de copie conforme avec des fantaisies propres au choix d'une certaine orientalisation des costumes et des couvre chefs caractérisant les citoyens de chacune des cités, Thèbes, Corinthe et Athènes.

Mais la représentation des "foules-choeurs", propres à la tragédie antique, se faisait manifestement ainsi, par des identifications différenciées visuelles : longues toges noires ou blanches par exemple.

Pour Wajdi Mouawad, occuper l'ensemble de l'immense plateau de la Bastille et permettre une identification rapide des protagonistes et de leur appartenance à un peuple, passe par une sorte d'outrance des costumes (et des coiffures), peut-être moins agréable à l'oeil au premier rang qu'au dernier. A l'inverse les décors sont simples : grand panneau représentant les murs de la ville, statues gigantesques, rochers immense, bref tout ce qui évoque, là encore, le décor naturel d'un théâtre antique, et qui permet de renvoyer les voix astucieusement vers le public.

Du côté des voix, outre les choeurs, hélas un peu "entravés" par le port obligatoire du masque, mais globalement très bons, l'Opéra de Paris nous offre, comme nous l'avions souligné dès l'annonce de cette heureuse reprise, un plateau de premier choix qui s'est confirmé malgré les divers changement intervenus.

Christopher Maltman est un baryton que je connais bien pour l'avoir entendu bien des fois dans des rôles "classiques" comme Don Giovanni ou contemporain comme la récente création de Marnie au MET, et qui était déjà Oedipe lors des représentations de l'oeuvre d'Enescu à Salzbourg en 2019, déjà sous la direction d'Ingo Metzmacher.

Il incarne un héros tragique très digne et très noble, avec cette solennité qui sied au rôle de celui qui affronte son destin avec résignation. Cette interprétation musicalement parfaite, et scéniquement souvent monolithique, permet de ressentir de plein fouet avec une émotion "coup de poing" les fêlures terribles qui vont secouer tout son être quand la vérité sera révélée et la manière dont il surmontera le drame et partira en exil.

Forte personnalité lui même, le baryton a l'ensemble des atouts nécessaires pour ce rôle épuisant, où il chante en mode "forte" en quasi-permanence, ne quittant jamais la scène, donnant l'impression parfois d'ailleurs que l'opéra est écrit pour un personnage et ses comparses, les seconds rôles qui apparaissent le temps d'une prestation et disparaissent.

Et c'est Clémentine Margaine, scotchante comme elle sait l'être dans les rôles qu'elle habite vraiment, qui décroche le second prix des applaudissements d'une salle très pro-active, suite à sa prestation éblouissante de noirceur, en Sphinge. Elle m'a rappelé son incroyable interprétation de Fidès dans le Prophète (de Meyerbeer) il y a quelques années à Berlin et comment elle avait volé la vedette à tous les autres, devant une salle en délire suite à une prestation d'une vérité saisissante. Hier, c'était le même phénomène, celui d'un public qui "marche" face à ce que propose une artiste engagée, investie, et pourtant probablement inconnue de la plupart des spectateurs.

Mais il faut aussitôt ajouter que l'ensemble de la distribution tient globalement ses promesses y compris en terme de diction, rendant les dialogues (en français) parfaitement compréhensibles. Il faut citer par exemple l'émotion créée par la Merope d'Anne Sophie von Otter, la force d'incarnation d'Ekaterina Gubanova, splendide Jocaste. Il faut souhaiter que Yann Beuron revienne sur sa décision de quitter la scène, après avoir entendu son Laios, énergique, batailleur, celui d'où vient tout le mal, beau chant, belle interprétation, tout à fait remarquable. Nicolas Cavalier, le veilleur, montre là aussi qu'il a de belles capacités dans ce chant difficile qui nécessite un assez large ambitus et qu'il dispose de beaux moyens vocaux lui aussi, associés à un sens aigu de l'interprétation.

Excellent Grand-Prêtre de Laurent Naouri, comme à l'habitude, découvert d'un beau Thésée de  Adrian Timpau que je ne connaissais pas, belle voix et prestance agréable, quelques réserves sur le chant de Clive Bayley (Tirésias) dont l'accent est un peu gênant et rend la litanie des prophéties un peu difficile à comprendre (d'autant que les sous-titres français sont projetés sur les décors et donc assez difficiles à lire), excellent Créon de Brian Mulligan et très émouvante Antigone de Anna-Sophie Neher mais malheureusement, sa voix peine un peu à parvenir jusqu'à nos rangs lointains !


Mais globalement, si l'oeuvre est longuette et parfois manque de punch théâtral en rapport avec sa composition musicale très riche, sa redécouverte était nécessaire et je ne peux que recommander aux amateurs d'oeuvres lyriques originales, de ne pas rater cette somptueuse occasion !




 

 

A noter : Œdipe fait l’objet d’une captation réalisée par François Roussillon, coproduite par l'Opéra national de Paris et François Roussillon et Associés, avec le soutien du CNC et de la Fondation Orange, mécène des retransmissions audiovisuelles de l'Opéra national de Paris. Ce spectacle sera retransmis en direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv, et sur la plateforme numérique de l'Opéra national de Paris l'Opéra chez soi et en différé sur Mezzo Live HD le Dimanche 17 octobre 2021 à 21h.

 

Citation emblématique du Prologue la Machine infernale de Cocteau :

Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort

Se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, 

Une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux

Pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. »

 

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