"Le Nez" de Chostakovitch à Munich, oeuvre foisonnante et révolutionnaire, direction de Jurowski et mise en scène de Serebrennikov, un très bon cru !

Le Nez (Nos)



Dmitri Chostakovitch

Opéra en trois actes et dix tableaux

Livret d'Evgueni Zamiatine, Gueorgui Ionine, Alexandre Preis et du compositeur, inspiré de la nouvelle éponyme de Nicolas Gogol

Création en 1930 à Leningrad.


Représentation du 30 Octobre 2021 au Bayerische Staatsoper


Direction musicale :  Vladimir Jurowski

Mise en scène, décor, costumes : Kirill Serebrennikov

Photos Wilfried Hosl (copyright).


avec

Platon Kusmič Kovaliov : Boris Pinkhasovich

Ivan Jakovlevič : Sergei Leiferkus

Praskovja Osipovna : Laura Aikin

Reviervorsteher der Polizei : Andrey Popov

Ivan : Sergey Skorokhodov

Die Nase : Anton Rositskiy

Lakai der Gräfin : Sean Michael Plumb

et...

 

 

Dmitri Chostakovitch n’a que 22 ans quand il écrit cette œuvre inclassable qu’est « le Nez » (Nos en russe). Il s’inspire alors d’une nouvelle éponyme grinçante de Gogol écrite en 1835, qui raconte l’histoire d’un barbier qui découvre un matin un nez dans son sandwiche tandis que l’assesseur de collège Kovaliov s’aperçoit qu’il a perdu son nez et un peu plus tard, le rencontre se pavanant en uniforme. Il ne parviendra pas à le récupérer mais se réveillera finalement intact. Qui connait Gogol, sait sa propension à imaginer des fables tout à la fois brulesques et cruelles, ancrées dans les mythes de la Russie profonde et très modernes de ton, de style, d’idées subsersives, de dénonciation de l’immobilisme d’une société figée dans ses traditions. L’histoire se passe à Saint-Petersbourg et l’on ne peut s’empêcher en la lisant, d’y voir un travail précurseur à la "métamorphose" de Franz Kafka (1912).

Chostakovitch va alors travailler cette histoire hautement symbolique avec l’écrivain russe Evgueni Zamiatine, lui-même auteur de nouvelles centrées sur la dénonciation des immobilismes répressifs de la société (russe et soviétique). C’est à partir d’une de ces nouvelles « l’Inondation » que Francesco Filidei et Joël Pommerat ont créé récemment un opéra que nous avons pu voir à Paris à l’Opéra Comique.

Mais le plus remarquable dans cette œuvre haute en couleurs et en contrastes, est l’audacieuse composition musicale du très jeune Chostakovitch qui montre alors l’immense compositeur qu’il deviendra dans la Russie Soviétique.

Aussi tôt dans le sècle et de la part d’un auteur aussi jeune, l’exercice relève de la véritable prouesse et sans doute, avons-nous eu cet opus grâce à l’insolence et au courage que lui permettait son extrême jeunesse. Son œuvre fut d’ailleurs considérée comme élitiste par l’Association russe des musiciens prolétaires en 1929 et disposa de peu de représentations en Union Soviétique lors de sa création.


Futuriste et fondamentalement novatrice, la composition du « Nez » reste encore aujourd’hui surprenante de par la multitude de ses inventions sonores et musicales d’une étonnante modernité. La partie réservée au solo de 9 percussionnistes qui jouent a capella durant de longues minutes, et qui est située comme une sorte de « pause  musicale » au sein de l’acte 1, est à elle seule, une nouveauté au sein d’une œuvre orchestrale occidentale. Les références aux musiques du monde, au jazz en particulier, sont incessantes, tout comme l’utilisation des bruitages de la vie urbaine et humaine, le tout entrecoupé de parenthèses lyriques voire romantiques d’une part, folkloriques d’autre part. La foison des instruments sollicités est impressionnante. Outre les cordes, Chostakovitch sollicite énormément, dans des solos courts et variés ou dans des ensembles très sonores, les vents, les bois, les cuivres. Mais c’est l’utilisation de nombreux instruments de percussions qui produit les effets de bruitage « urbains » les plus impressionnants. 


La partie vocale est totalement intégrée à la conception orchestrale. Chostakovitch a écrit plus de 70 rôles chantés, des rôles parlés, des ensembles, des chœurs. Il y a une volonté de distorsion des sons et des voix quasi permanente, et en même temps, alors que les chœurs ou les ensemble peuvent offrir une hallucinante psalmodie commune, certains solistes ont des partitions classiques, profondément lyriques. Ce mélange, apparemment chaotique, a une force émotionnelle impressionnante. En témoigne ce silence qui accompagne les œuvres fortes, quand l’ensemble de l’auditoire se fige dans une attention soutenue pour ne rien perdre de cette curieuse ambiance qui vous prend et ne vous lâche plus.


Vladimir Jurowski, qui fait traditionnellement des merveilles dans ce répertoire, mérite tous les superlatifs qui existent dans la panoplie du « critique » pour décrire la précision et la qualité de sa direction musicale. Le chef est d’ailleurs très intéressant à observer, il ne perd de vue aucun des protagonistes, de la fosse à la scène, il dirige par instant un nombre très impressionnants de portées différentes, avec des rtyhmes atypiques, une sommes de solistes instrumentaux s’ajoutant à une somme de solistes vocaux, et tout ce chaos apparent est parfaitement maitrisé, de la première à la dernière note, tout est contrôlé. Je ne suis pas sûre que chacun se rende compte de la somme d’analyse musicale puis de travail avec tous les acteurs, une telle entreprise concernant une œuvre sans doute jamais jouée auparavant par auun des artistes, pour être aussi parfaitement réussie.

Mais comme le déclare lui-même Vladimir Jurowski, "Le Nez" est « l'une des œuvres de théâtre musical les plus importantes du XXe siècle ».  Et « la mise en scène est particulièrement centrale ». « Sans aucune interprétation du metteur en scène, la pièce tournerait à vide. »

Et le moins qu’on puisse dire c’est que celle de Kirill Serebrennikov ne passe pas inaperçue et est constitutive du formidable spectacle actuel à Munich.

Le cinéaste russe, à qui le régime de Poutine interdit tout déplacement, a monté cette mise en scène (comme l’an dernier son mémorable « Parsifal » à Vienne) depuis sa résidence à Saint Petersbourg (là où l’histoire se passe). Il a organisé sur place avec les principaux chanteurs solistes l’essentiel des dispositions les concernant, filmé avec eux les scènes en noir et blanc projetées sur écran, dans les rues de Saint Petersbourg, puis dirigé en réunions vidéos, l’ensemble du plateau, lui en Russie, eux à l’Opéra de Bavière. La précision de ses idées, la clarté de ses conceptions et sans doute son charisme personnel qui transparait dans sa réalisation comme ce fut le cas pour son Parsifal, ont permis que, malgré les difficultés, les représentations soient parfaitement rodées et passionnantes. 

Ce qui frappe d’abord, c’est la grisaille de ce véritable morceau de Russie que Serebrennikov nous amène sur un plateau, avec tous ses symboles : la neige d’abord omniprésente, le lac gelé avec la première découverte macabre, les blocs de neige grise et sale après l’action des énormes chasse-neige, les ouvriers de la voirie et leurs gilets orange qui nettoient sans cesse la chaussée glissante, la neige qui tombe en gros flocons, qui laissent partout ses traces, parois gelées, toits avec stalactites de glace, mais aussi le sapin de noël, les bonshommes de neige, les pères noël, les popes, les joueurs de balalaika, les costumes folkloriques colorés, le diable, et puis bien sûr un pays révolté sous le joug du pouvoir, symbolisé par les costumes de policiers de toute sorte y compris la police anti-émeute, les manifestations avec les pancartes « non », puis les pancartes « oui », et la répression, les prisons, la torture, la silhouette de la ville de Saint Petersbourg dessinée comme à la craie sur le mur du fond, l’écran qui passe en noir et blanc des images de la ville, des énormes démonstrations de protestation, de la neige encore et toujours.

Précisons tout de suite que malgré l’omniprésence des images projetées sur écran dans la retransmission qui les cadre en plein champ, ce n’est pas du tout le cas en salle puis le décor est pour l’essentiel un plateau nu, à forte pente et importante profondeur, l’écran qui descend des cintres de temps en temps, se situant tout à fait au fond comme une illustration d’appoint qui ne se subsitue nullement à ce qui se joue sur la scène et qui reste sans cesse essentiel.



Serebrennikov traite « le Nez » comme une dystopie et réussit remarquablement bien à nous entrainer dans son sillage : l’ensemble des protagonistes d’une société très militarisée et très répressive, possède un ou plusieurs nez, déguisement commun difforme qui représente la normalité. Quand Platon Kusmič Kovaliov perd son nez, il est atterré, totalement perturbé, effrayé par sa soudaine apparence, alors qu’à nos yeux il est tout simplement redevenu normal. Il dissimule même sa supposée honte, ce stigmate d’absence, en se couvrant d’une sorte de cagoule qui lui dissimule la partie du visage disgrâciée aux yeux de la société de l’absurde. 

Soulignant ainsi à quel point la frontière entre la dissidence et la conformité aux règles édictées par la force et rappelées à grands coups de matraques et d’emprisonnements (la police arrache les nez des prisonniers en « cage » comme représaille de leur insubordination), est ténue et comment même le policier le plus zélé peut basculer du « mauvais » côté de manière fortuite et involontaire.

Mais il serait vain de vouloir raconter les détails d’une véritable atmosphère créée par Serebrennikov, qui mélange toute une série d’images choc en osmose parfaite avec la musique et le livret (malgré les quelques transpositions) et tient le spectateur en haleine, tous sens éveillés durant ces presque deux heures sans entracte.

On citera pour mémoire, la très belle arrivée des 9 percussionistes solistes sur une estrade violemment éclairée qui s’avance du fond de l’immense plateau jusque vers le devant extrême juste au dessus de la fosse, qui renforce l’impression irréelle de leur battements rythmés et déchainés, ou celle, plus tard, des joueurs de balalaika en costumes folkloriques rompant la grisaille de la neige qui tombe alors sans discontinuer sur le plateau, le véritable ballet des monstrueuses machines de déblaiement qui ramènent d’énormes blocs de neige sur le devant de la scène alors que l’ensemble des chanteurs est présent sur scène, donnant de la voix sous des formes tout autant musicales que parlées (et criées), enveloppés dans des rais de lumière qui serpentent entre leurs uniformité grisée, donnant par instant à l’ensemble, l’allure d’une de ces magnifiques BD de Enki Bilal tandis que défilent à toutes vitesses sur l’écran à l’arrière le mot « nez » écrit dans une foultitude de langues. 

Mais il faut aussi  parler de l’humour grinçant avec ces pancartes lumineuses brandie par un travailleur de la voirie avec son gilet orange, la première qui indique en lettres cyrilliques шаверма 24, ce qui correspond à Shavarma 24 nom d’une chaine de restaurants que l’on trouve notamment en Russie, et qui sont en quelque sorte le Kebab du consommateur raffiné (libanais par exemple…). C’est le moment où Ivan mange un sandwiche et y trouve… un nez. Ou de la vision brutale et terrifiante de la statue équestre géante de Pierre le Grand avec son socle en forme de nez pointu qui menace d’éperonner l’infortuné Platon, l’humour se mêlant là nettement avec la satyre politique d’un gouvernement jugé totalitaire comme l’était le fondateur de Saint Petersbourg. Sur le socle, on voit d’ailleurs écrit « Pierre le Grand et Catherine II ».

A la fin, désespéré et déstabilisé, Kovaliov tente de se suicider, est sauvé par le diable, et retrouve enfin sa monstrueuse normalité et tous ses nez.

Heureux, il part fêter noël et une guirlande dorée autour du cou et une chapeau pointu sur la tête, il trinque avec ses collègues (hommes puis femmes) à grands coups de rasades de vodka tandis que d’immenses parois se ressèrent autour du groupe, représentant les immeubles de sa cité. Puis il s’aprête à rentrer chez lui, se ravise, considère les petites annonces épinglées en désordre sur le mur auquel il s’appuie finalement, la bouteille à la main tandis qu’on aperçoit à travers la fenêtre un homme qui se pend. Arrive la fillette qui porte un ballon rouge. Tout émousitillé Kovaliov lui souhaite la bienvenue, elle qui donne un sens à sa vie mais elle ll’ignore et s’éloignant avant de lâcher son ballon, il éclate comme un coup de tonnerre avant le noir total sur la scène.

Une fin « choc » impressionnante qui évoque les images de M le maudit attirant les enfants avec ses ballons, et le fameux graphiti de Banksy avec son « There is always hope ».

Côté distribution enfin, il est impossible de parler de chacun des artistes qui composent cet ensemble de chanteurs de très haut niveau que l’Opéra de Munich a réussi à rassembler. Seuls ou ensemble, ils sont impressionnants de maitrise, tant dans les personnages volontairement caricaturaux qu’ils incarnent, que dans leurs prouesses vocales qui dépassent largement le chant « classique ».

Mais quelques noms dominent le plateau de par leurs qualités et leurs fonctions dans l’œuvre : et tout d’abord bien sûr il faut souligner l’extraordinaire performance de Boris Pinkhasovich, qui tient le lourd rôle de Kovaliov de bout en bout et a sans doute la partie la plus longue et la plus variées sylistiquement à chanter (et à jouer, l’acteur n’est pas ménagé). Mais le baryton, qui nous a convaincu plusieurs fois déjà dans le passé, est une valeur sûre, issu de la troupe du Mariinsky, il chante très souvent Yeletski de la Dame de Pique, Eugène Onéguine, mais aussi Lescaut (Puccini), Tonio (Pagliacci), et même Germont père et Scarpia. Il a été Œdipe dans l’opéra d’Enescu au festival de Salzbourg et on le verra prochainement à Vienne et à Baden Baden. Il impressionne vraiment (et on imagine un Œdipe superlatif) tout à la fois par sa voix large et puissante au timbre pourtant assez clair, aux aigus faciles, et montre une souplesse qui lui permet de passer d’un registre à l’autre sur le plan du style sans rupture de ton, enfin sa diction est si nette qu’elle m’a dispensé de regarder les sous-titres anglais, l’exercice de double traduction étant parfois assez fastidieux…

A l’opposé et dans un contraste judicieusement et malicieusement choisi par le compositeur, son « nez » arrogant et rempli de son importance, est chanté par un ténor, Anton Rositskiy, à la voix claire et trompettante, remplissant parfaitement son office.

Les deux rôles féminins principaux sont deux artistes qu’on a grand plaisir à retrouver sur les planches de Munich : Laura Aikin d’abord, qui campe une Praskovja Osipovna, l’épouse du barbier, puis « la mère » et sait prendre cette vois revêche et un tantinet criarde qui sied au rôle haut en couleur qu’elle joue et chante, et Doris Soffel, la « vieille dame vénérable » qui force le respect dans un rôle très digne et très impressionnant.

Excellent Ivan Jakovlevič (qui a perdu son nom en route) de Sergei Leiferkus, en principe barbier mais en uniforme de la Polizei dans la mise en scène, aboyeur chef parfait, qui nous offre quelques grands moments jubilatoires également.

Il faut encore citer le triple rôle de laquais de la comtesse , d’étudiant et d’Ivan Ivanovitch de Sean Michael Plumb ou l’agent du bureau de la publicité d’Andrei Popov, noms que l’on connait, que l’on retrouve toujours avec plaisir, qui ont leur personnalité et beaucoup de talent vocal comme scénique, de même que l’Ivan de Sergey Skorokhodov ou encore Mirjam Mesak and Milan Siljanov, également membres de la troupe de l’Opéra ou Theodore Platt et Andrew Hamilton,membres de l’Opernstudio, Elisa Boom et Ulrich Ress. Mais des dizaines d’autres chanteurs solistes sont requis et l’excellence domine pour tous, ensemble ou séparément.


L’Opéra de Munich confirme son originalité et son souci de qualité au travers de cette audacieuse nouvelle production qui ouvre une saison globalement originale et attirante. L’ère de Serge Dorny et de Vladimir Jurowski s’ouvre donc sous les meilleures auspices et nous ne doutons pas qu’elle nous réserve encore quelques belles surprises dans les mois qui viennent.

Dans une récente interview rapportée par New York Times, Serge Dorny déclare à propos de ce «Nos » : « C'est une très bonne pièce d'ouverture pour le Bayerische Staatsoper. Il ne faut pas qu’une fois sortis du théâtre, vous ayez oublié ce que vous avez vu, mais que vous l'emmeniez avec vous et qu'il reste gravé dans vos souvenirs. C'est ce que j'aimerais réaliser. »

Pour le rassurer, nous pouvons dire que, depuis longtemps, la plupart des nouvelles productions de ses prédécesseurs au Bayerische Staatsoper sont restées gravées dans nos mémoires, tant du fait du choix des œuvres, de l’audace des mises en scène que de la qualité exceptionnelle des directions musicales et des… distributions qui restent souvent l’une des raisons essentielles du souvenir d’avoir vécu une soirée pas comme  les autres.  Il n’y pas de raison que cela change tant que la « maison » garde ce niveau d’excellence ! Et que Serge Dorny désire élargir significativement la liste des œuvres habituellement données à Munich comme ailleurs, ne peut qu’aiguiser notre curiosité !


Retransmission disponible sur la chaine Youtube du BSO



Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire